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Politique sociale

Le travail ne fait pas recette dans les salles obscures

Politique sociale | REPORTAGE | publié le : 01.05.1999 | Murielle Szac

Les cinéastes français ne se bousculent pas pour filmer le monde du travail. Et lorsqu'ils l'évoquent, c'est souvent pour en donner une vision désespérée. La nouvelle vague n'échappe pas à la règle, qu'il s'agisse de Robert Guédiguian ou de Cédric Klapisch.

La lueur rouge des braseros, des torches et des mots des cheminots. Dans l'épaisseur noire d'une nuit de décembre, la caméra cherche les ombres et les lumières sur des visages. Ceux de grévistes et de non-grévistes. Nous sommes au cœur du conflit social de l'hiver 1995. Mais ce film n'est pas un documentaire. Nadia et les hippopotames, long métrage de Dominique Cabrera, fait partie de la sélection officielle du Festival de Cannes (12 au 23 mai), dans la catégorie Un certain regard. Pour la première fois, une fiction s'est intéressée à ce mouvement social. Femme seule et paumée, Nadia (Ariane Ascaride) fait irruption sur un piquet de grève SNCF à la recherche du père de son enfant, un cheminot qu'elle a reconnu la veille dans une manifestation à la télévision. Elle rencontre trois syndicalistes, deux hommes et une femme, avec lesquels elle va partager la nuit. S'il y a des slogans, des assemblées générales, des discours et des défilés, la cinéaste ne tombe ni dans le film militant ni dans le récit anecdotique.

La réalisatrice a écrit le scénario avec le sociologue Philippe Corcuff, spécialiste du syndicalisme cheminot. C'est par l'intermédiaire de Sud Rail et de la CGT qu'ils ont rencontré les cheminots jouant leur propre rôle. Plongée dans l'univers de la SNCF, Cabrera a voulu comprendre de l'intérieur l'esprit cheminot et celui de cette révolte. « J'ai été frappée par les mauvais rapports sociaux dans cette entreprise. Mais ce qui m'a plu, c'est de découvrir des salariés qui perçoivent leur lieu de travail comme leur chez eux. Ils ont une identité, une communauté liée à leur emploi », dit-elle. Un film qui va à contre-courant, car le moins que l'on puisse dire, c'est que le septième art et l'entreprise ne font pas bon ménage.

Les cinéastes français qui s'inscrivent dans une veine sociale filment l'exclu : le sans-papiers, le sans-toit et le sans-travail. Dans les fictions, on ne trouve jamais de syndicalistes, presque plus d'ouvriers et pas davantage d'employés. Les héros sont chômeurs ou enchaînent les petits boulots. Le lieu récurrent, c'est l'ANPE, parfois l'agence d'intérim, rarement l'usine ou le bureau. La situation la plus fréquente devient l'entretien d'embauche. L'arbitraire du rapport de force entre celui qui donne du travail et celui qui en cherche est crûment souligné. Dans le premier long métrage de Lætitia Masson, En avoir (ou pas) (1995), Alice (Sandrine Kiberlain), manutentionnaire dans une usine de conditionnement de poisson, apprend son licenciement. Elle répond à une annonce pour un emploi de standardiste. Le recruteur lui demande ce qu'elle aime faire. « Chanter », dit Alice. « Eh bien ! chantez ! » lui lance-t-il alors, un rien pervers. Elle s'exécute. Et finit dans son lit. Sans avoir le job.

Le sujet principal d'un film n'est jamais le travail

Jusqu'où aller pour un boulot, c'est aussi, indirectement, la question que pose Erick Zonca dans La Vie rêvée des anges (1998). Pour décrocher une place de serveuse, Isa (Élodie Bouchez) accepte de mimer Madonna. Du patron, on n'entendra que la voix. Marie (Natacha Régnier) refuse de jouer le jeu. Elle n'accepte pas de se déguiser, comme sa copine, en « dinde » sur patins à roulettes pour distribuer des prospectus dans la rue. Dans le cinéma d'Erick Zonca, aucun espoir n'est donné : celle qui ne se soumet pas meurt et le sort de celle qui se soumet n'est guère plus enviable. La dernière séquence du film nous montre l'héroïne prenant ses fonctions dans une société où l'on fabrique des prises Péritel. « On dirait que vous avez fait ça toute votre vie », lui dit gentiment le contremaître. Un lent travelling s'arrête sur chaque visage de femme rivée à son poste de travail, les yeux baissés. Chez Masson comme chez Zonca, et chez beaucoup d'autres jeunes réalisateurs français, le sujet principal du film n'est pas le travail. Ils nous retracent les destins individuels de gens qui n'ont plus rien.

Ni réaction collective ni réponse. « La marginalité, c'est finalement plus facile et ça ne dérange personne. Parler du monde du travail est bien plus délicat. Il faut aller voir les gens, les écouter… », confie Ariane Ascaride. Elle incarne depuis toujours des ouvrières marseillaises dans les films de son mari, Robert Guédiguian. Pour son rôle dans Marius et Jeannette, elle a obtenu le prix d'Interprétation féminine à Cannes, en 1997. « Pour moi, ce n'est pas difficile, je m'inspire de ma mère, de ma grand-mère… Je suis quelqu'un de mémoire, je n'oublie jamais d'où je viens. » Son père était ouvrier. Celui de Guédiguian travaillait sur les docks. C'est ce monde-là qu'ils gravent sur la pellicule.

Dans son premier long métrage, Dernier Été (1980), Robert Guédiguian pouvait filmer l'énorme cimenterie marseillaise de Lafarge, crachotante de fumée mais vivante. Toute la commune de l'Estaque était saupoudrée d'une couche de poussière blanche. Quinze ans et dix films plus tard, son héros, Marius (Gérard Meylan), veut coûte que coûte un job. Il s'invente un boitillement pour décrocher une place de vigile dans cette même cimenterie, dorénavant désaffectée. « On aurait dit que les trois millions de chômeurs s'étaient donné rendez-vous pour ce boulot, explique-t-il à Jeannette pour justifier sa ruse. Ma seule chance, c'était de les apitoyer. »

La révolte de Jeannette a attiré 2,7 millions de spectateurs

Les premiers films de Guédiguian tombaient totalement à contre-courant dans ces années 80 de l'ère des golden boys. Mais Marius et Jeannette a fait brusquement un tabac. Cette fable sociale et marseillaise a séduit en quelques mois deux millions sept cent mille spectateurs ! Parce qu'elle fait écho, avec le sourire, à toutes les angoisses contemporaines. Le travail était un lieu d'ancrage, un lieu constructeur d'identité. Guédiguian, qui n'a pas oublié son doctorat en sciences sociales, montre comment garder les anciennes valeurs, celles de la solidarité, du partage… La révolte et la fierté aussi. Lorsque Jeannette, caissière de supermarché harcelée par un petit chef qui veut qu'elle se tienne droite, explose, elle venge toutes les caissières de France et de Navarre. « Ça ne vous fatigue pas d'être toute la journée sur mon dos comme une ventouse ? Payez-moi un siège confortable et je me tiendrai droite ! » Elle est mise à la porte. Peu après, le petit chef sera licencié lui aussi. Comme dans la vraie vie, personne n'est à l'abri. Mais, chez Guédiguian, ce n'est pas une raison pour tout encaisser en silence.

« S'ils me virent, ce n'est pas parce que je me tiens de traviole, c'est parce que je ne ferme pas ma gueule. Et moi, si je ferme ma gueule, en plus du mal au dos j'aurai l'ulcère. Et je gagne pas assez pour me payer des maladies de riches ! » s'exclame Jeannette. Sur le grand écran, les scènes de prise de bec avec le supérieur se retrouvent presque aussi souvent que l'annonce d'un licenciement ou l'entretien d'embauche. Dans Karnaval (1999), de Thomas Vincent, l'un des héros passe même son chef à tabac ! Dans Vénus Beauté (1999), de Tonie Marshall, l'une des esthéticiennes craque à son tour et insulte sa patronne. Toute la hiérarchie intermédiaire, du contremaître au chef du personnel, se livre à des abus de pouvoir et à un autoritarisme pointilleux sur ses subalternes. Non par plaisir, mais par obligation. Pour ne pas être remercié à son tour.

Louis Lumière filme ses ouvriers

Si les cinéastes français sont peu enclins à se pencher sur le sort des classes laborieuses, ils rechignent également à mettre en scène l'esprit d'entreprise. Comme si les caméras ne pouvaient s'attacher au management qu'en le filmant sur commande et à usage des directions. Ou en le dénonçant. Un téléfilm intitulé Ressources humaines est en cours de tournage pour Arte. Le réalisateur, Laurent Cantet, montre un jeune homme frais émoulu de HEC chargé de réfléchir à l'application des 35 heures dans une grosse société. Le héros découvre un plan de restructuration. Il va devoir licencier. Le vocabulaire et les techniques entrepreneuriales ne sont montrés que pour les pasticher. « Vous êtes ma meilleure ressource humaine » est la première phrase du film de Christophe Loizillon, Le Silence de Rak (1997). Le jeune cadre (François Cluzet) à qui ce compliment est adressé se rengorge modestement. Et le patron de poursuivre : « Ce week-end, à la campagne, je n'arrivais pas à me détendre et je me disais : “Comment vais-je pouvoir lui annoncer son licenciement ?”. »

Même humour et même dérision dans la seule fiction qui a pour thème central le management et l'esprit d'entreprise, le premier film de Cédric Klapisch, Rien du tout (1992). Le réalisateur s'est attaché à décrire les méthodes de gestion du personnel dans un grand magasin. Les Grandes Galeries végètent dans l'ennui général. Les actionnaires embauchent un nouveau directeur, M. Lepetit – interprété par Fabrice Luchini –, chargé de redynamiser le magasin. Il a un an pour éviter la liquidation.

Lepetit applique alors toutes les méthodes de gestion du personnel fondées sur la motivation, l'esprit d'équipe, la dynamique de groupe, etc. Il veut rendre le personnel plus heureux pour accroître la productivité de chacun. On n'oubliera pas de sitôt les cadres sautant à l'élastique ou les vendeurs s'appliquant à chanter en chœur dans une chorale ! Frisant parfois le ridicule, ce chef-là n'est pas un mauvais bougre : il est animé par une véritable foi et sait faire attention à son personnel. « Un patron n'est pas forcément un salaud, dit Cédric Klapisch dans une interview à Télérama. C'est un type qui a ses difficultés et qui peut avoir une passion.

Celle de Lepetit, c'est le management participatif. En s'acharnant à créer un esprit d'équipe, il pense que chacun va y trouver son compte. » Mais, à la fin, alors que ses méthodes ont porté leurs fruits et que l'entreprise a retrouvé les bénéfices, il découvre que les actionnaires avaient déjà décidé de vendre avant son arrivée : il leur a simplement permis de toucher une plus-value. Énorme marché de dupes. Le premier trompé est le directeur. Son personnel se retrouve à la porte. « J'ai eu envie de montrer le monde du travail, trop souvent oublié sous prétexte que le cinéma doit être une évasion », explique simplement Klapisch.

Depuis la naissance du cinéma se pose la question du social et des images. La première mise en scène de l'histoire du cinéma est le film La Sortie des usines Lumière (1894). Louis Lumière filme ses ouvriers à la porte des ateliers. Et, déjà, il recrée et recadre cette sortie. La première prise de vue montrait la réalité de façon trop désordonnée. Il leur fait rejouer cette fin de journée de manière plus sage : les femmes ne sont plus en cheveux mais chapeautées et le flot s'écoule paisiblement. « Il existe une contradiction entre la dureté objective du travail, des conflits qu'il génère et l'image rassurante qu'en propose le cinéma. Le spectacle se substitue à la réalité des rapports sociaux : il les enjolive, les esthétise », affirme le réalisateur Jean-Louis Comolli. D'où l'absence, dans les fictions, de certaines réalités pénibles, comme le travail à la chaîne. Personne depuis Élise ou la vraie vie (1970), de Michel Drach, n'a osé tourner dans ces lieux. Le monde social résiste à sa mise en scène.

Reste le documentaire : Coûte que coûte (1995), de Claire Simon, suit pas à pas le destin d'une petite entreprise de plats cuisinés en quête de survie, Reprise (1996), d'Hervé Le Roux, brosse l'évolution de l'usine Wonder jusqu'à sa fermeture. Plus récemment, Un jour de moins, un jour de plus (1998), d'Éric Pittard, tourne dans la fonderie Bouhyer, pionnière de la réduction du temps de travail. Les images, enfin, sont témoins des mutations sociales.

Les Britanniques, maîtres du cinéma social

Peinture sociale et humour insolent sont l'apanage d'un cinéma britannique, qui n'est jamais mieux inspiré que lorsqu'il plonge au cœur des réalités du Royaume-Uni post-Thatcher. La verve et la dérision habitent quelques grands succès populaires. « The Full Monty » (1997), de Peter Cattaneo, est un véritable phénomène. Plus de trois mois en tête du box-office et une carrière internationale. La comédie se passe à Sheffield, jadis capitale industrielle de l'acier, aujourd'hui cité à l'abandon. Un groupe de chômeurs décide de gagner de l'argent en montant un spectacle de Chippendales.

C'est simple, drôle et percutant. Dans la même veine, « Les Virtuoses » (1997), de Mark Herman, brosse le portrait d'une fanfare de mineurs du Yorkshire au moment où la mine est menacée de fermeture. Ces deux films s'inscrivent dans la lignée des plus anciens, Ken Loach, Mike Leigh et Stephen Frears. Car les cinéastes anglais n'ont jamais cessé de disséquer, avec leur insolence au vitriol, les maux de leur société industrielle en faillite. Leurs salariés, futurs chômeurs ou déjà inscrits aux agences pour l'emploi, ne cultivent ni nostalgie ni fatalisme. Pas de soumission, lorsque le héros de « The Van » (1996), de Frears, décide de s'acheter une camionnette pour vendre des « fish and ships ». Juste la dérision pour faire vivre sur un chantier les damnés du travail, sous-prolétaires londoniens de « Riff-Raff » (1991), de Loach. Le cocasse est plus efficace que le cinéma militant. Les Britanniques noient avec brio leur colère sociale dans un corrosif et grinçant éclat de rire.

Auteur

  • Murielle Szac