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Politique sociale

Jean-Michel Charpin : « Pourquoi l'âge de la retraite doit reculer au-delà de 60 ans »

Politique sociale | INTERVIEW | publié le : 01.05.1999 | Denis Boissard, Adrien Popovici

Le commissaire général au Plan vient tout juste de remettre à Lionel Jospin son rapport sur l'avenir des régimes de retraite. Dans « Liaisons sociales Magazine », il résume son diagnostic, insiste sur l'urgence des mesures à prendre et s'explique sur les voies de réforme qu'il préconise.

Nombreux sont ceux qui vous reprochent d'avoir noirci la situation pour mieux convaincre l'opinion publique du caractère inéluctable de la réforme des retraites…

Lorsqu'on est amené à faire des travaux d'analyse et de projection à très long terme, il faut distinguer ce qui est certain, ce qui est probable et puis ce qui est relativement incertain, mais qu'il faut tout de même prendre en compte. Notre constat comporte deux aspects. Le premier mesure l'ampleur du phénomène de vieillissement qui est devant nous et les conséquences qui en résultent sur le financement des régimes de retraite. Le deuxième porte sur l'urgence de décisions à prendre.

Deux points sont irréfutables : l'allongement très rapide de l'espérance de vie, à un rythme approximatif d'un trimestre par an, et l'arrivée, à partir de 2005, à l'âge de la retraite des générations nées immédiatement après la guerre, celles du baby-boom. Entre la génération de 1945 et celle de 1946, il y a ainsi un écart de l'ordre de 200 000 personnes, ce qui est considérable. Quand on additionne ces deux phénomènes démographiques, on a la certitude que d'ici à 2040 la population des plus de 60 ans va augmenter de dix millions de personnes.

Au cours de la même période, il est probable que la population des 20 à 60 ans et celle des moins de 20 ans vont diminuer. C'est évidemment plus incertain que le pronostic émis sur les plus de 60 ans. L'évolution de ces deux populations dépend en effet de plusieurs paramètres, comme le taux de fécondité et l'immigration. Dans les cinq années qui viennent, partiront à la retraite les générations creuses qui sont nées pendant la Seconde Guerre mondiale. Il n'y a donc pas de péril immédiat. La phase de détérioration financière des régimes de retraite va intervenir à partir de 2005. Et la situation deviendra difficile à partir de 2010.

Si l'on décide de ponctionner les revenus des actifs pour rééquilibrer financièrement le système, sans faire de capitalisation, il n'y a aucune nécessité de le faire aujourd'hui. En clair, si l'on veut atteindre l'équilibre financier par une hausse des cotisations, il suffit de commencer en 2005. En revanche, si l'on décide d'agir autrement, il faut démarrer tout de suite. Si l'on veut constituer un complément au financement du régime par répartition, en accumulant du capital dans un fonds de réserve, il faut prendre de l'avance par rapport à la dégradation des comptes. Et si l'on veut jouer sur l'âge de la retraite, il faut que l'ajustement soit étalé sur une très longue période pour préserver l'équité entre les générations.

Autre critique faite à votre rapport : son pessimisme sur l'évolution du chômage

Pas du tout. Nous avons travaillé avec trois scénarios : un scénario à 9 % de taux de chômage, un deuxième scénario avec 6 % de taux de chômage et une résorption à peu près complète du stock de préretraités, et un troisième scénario avec 3 % de taux de chômage, une résorption du stock de préretraités et un raccourcissement de neuf mois de l'âge d'entrée dans la vie active.

Tous les scénarios traduisent une amélioration de la situation de l'emploi. Ils couvrent un spectre large de possibilités : cela permet d'observer que la situation de l'emploi a une influence significative sur les comptes des régimes de retraite mais qu'elle ne suffit pas à contrebalancer les conséquences des évolutions démographiques.

Les pensions représentent 22,5 % du total des revenus des ménages, soit exactement le pourcentage des plus de 60 ans dans la population totale. En 2040, cette part va s'élever à 35,2 %. Pourquoi ne pas porter les pensions (et les cotisations) à ce niveau ?

Ce n'est certainement pas au Commissariat général du Plan de porter un jugement sur la distribution de revenus. La collectivité nationale peut fort bien estimer que les actifs de demain seront prêts à payer ce qu'il faut pour continuer à maintenir la parité de revenus avec les retraités, sans changer aucun des paramètres de nos régimes. Dans le principe, cela n'est pas choquant. Simplement il ne faut pas faire ce genre de promesses à la légère.

Parmi les pistes de réforme que nous avons explorées, l'allongement de la durée de cotisation permet de décaler l'âge de liquidation de la retraite au-delà de 60 ans, sans cependant dépasser les 65 ans. En faisant glisser le curseur entre le nombre des actifs et celui des retraités, l'âge de la retraite est le seul outil qui joue à la fois sur les dépenses et les recettes des systèmes de retraite. Dans un contexte d'augmentation de l'espérance de vie, d'entrée plus tardive dans la vie active et d'amélioration de l'état de santé des plus de 60 ans, le fait de repousser l'âge de départ à la retraite apparaît justifié et peut apporter une contribution importante au rééquilibrage financier des systèmes de retraite sans peser sur les revenus des actifs et sur ceux des retraités. Mais, il est bien certain que si la collectivité nationale préfère financer le rééquilibrage en jouant soit sur les revenus des retraités, soit sur les revenus des actifs, c'est un choix parfaitement légitime.

Comment concilier l'allongement à 42,5 ans de la durée de cotisation requise avec le fonctionnement du marché du travail : une entrée de plus en plus tardive des jeunes et une sortie de plus en plus précoce des quinquagénaires ?

Il y a un pari derrière la proposition du recul de l'âge de la retraite. Il consiste à supposer qu'autour de 2010, c'est-à-dire au moment où ce dispositif jouera, la situation du marché du travail sera très différente de celle que nous connaissons aujourd'hui. Il est très probable que les dispositifs de préretraite auront un rôle beaucoup moins important et que la capacité des jeunes à s'insérer professionnellement à la sortie du système éducatif sera bien meilleure. Il faut se rendre compte qu'à partir de 2005 le nombre de sorties du système éducatif chaque année sera inférieur de 100 000 au nombre de départs en retraite, alors qu'il est aujourd'hui supérieur de 100 000 à ces départs. Cet écart, qui continuera par la suite à se creuser, aura inévitablement un impact sur le fonctionnement du marché du travail.

On peut aussi supposer que notre pronostic est erroné – ce que je ne crois pas – et que la situation de 2010 sera encore caractérisée par un chômage de masse, qu'il y aura encore de nombreuses préretraites et des difficultés très sérieuses d'insertion des jeunes sur le marché du travail. C'est pour parer à ce type d'éventualités que nous proposons l'institution d'un dispositif de pilotage dont le but est de refaire l'exercice prévisionnel à intervalles réguliers. Comme la montée en régime que nous proposons est extrêmement lente – l'allongement de la durée de cotisation s'étalerait jusqu'en 2019 –, les décisions qui auraient été prises aujourd'hui pourraient alors être remises en cause si la situation du marché du travail n'était pas celle que nous anticipons.

Le système de pilotage proposé n'a rien d'original. Dans la plupart des pays ayant décidé une grande réforme de leur système de retraite, c'est un mécanisme de ce type qui est utilisé. Il faut en être conscient : la réforme des retraites nécessitera un pilotage fin pendant les vingt années suivantes.

Votre rapport ne rompt-il pas l'équité entre les générations en faisant porter l'essentiel du poids de la réforme sur les générations les plus jeunes, celles nées après 1950 ?

Le pacte entre générations est au cœur même de l'équilibre des régimes par répartition. Et tous les ajustements envisagés s'inscrivent dans cette logique. Le principal danger serait précisément de refuser d'affronter le problème en temps utile. On se placerait alors vers 2010 dans une situation où les arbitrages seraient extrêmement douloureux à prendre. Faute de les avoir anticipés, on risquerait justement de faire porter tout le poids du rééquilibrage des retraites sur un nombre relativement faible de générations qui pourraient alors refuser un effort supplémentaire.

Le pacte n'est pas rompu. Grâce à l'allongement de l'espérance de vie, le recul de l'âge de la retraite n'aboutira pas, au contraire, à raccourcir la durée de la retraite des générations futures par rapport à celle des générations actuelles. Grâce aux gains de productivité de l'économie française, on peut être également à peu près sûr que le pouvoir d'achat des retraités des générations futures sera supérieur au pouvoir d'achat des retraités d'aujourd'hui.

Par ailleurs, si nous n'avons pas envisagé de changer la modalité d'indexation (sur les prix) des retraites déjà liquidées, nous avons étudié l'éventualité d'un retour à un mode d'indexation plus favorable pour les salaires servant de référence au calcul de la pension au profit des futurs retraités. Et si nous avons pour objectif de décaler l'âge de la retraite au-dessus de 60 ans, sans toutefois – il faut le souligner – dépasser 65 ans, il n'est pas question de rendre plus difficile l'obtention de la retraite à taux plein. C'est pour cette raison que nous suggérons de compléter le dispositif de validation des périodes d'inactivité, ainsi que de pouvoir racheter les périodes de cotisation correspondant au temps consacré aux études ou à la formation.

Quel rééquilibrage y a-t-il lieu d'opérer entre régimes spéciaux du secteur public et régime général du secteur privé ?

Lorsqu'on compare les caractéristiques des différents régimes – âge de la retraite, mécanismes de financement, mécanismes de réversion, avantages familiaux, taux de rendement – le constat est nuancé. La raison vient de l'impossibilité d'évacuer l'hypothèse qu'il y ait des compensations entre le système de retraite et le système salarial. Dans certains régimes, il suffirait que le salaire net d'une catégorie donnée, pour un travail donné, soit par exemple inférieur de 5 % durant toute la vie active à ce qu'il est dans le privé pour que ceci suffise à compenser les avantages du régime de retraite. Or, il est très difficile de faire des comparaisons précises de salaire net, à fonction donnée et à travail donné, entre le secteur public et le secteur privé. Le diagnostic est en revanche plus net quant aux effets produits par les réformes intervenues dans le secteur privé, en 1993 pour le régime général, et les années suivantes pour les régimes complémentaires Agirc et Arrco. Ces réformes portent en germe une détérioration significative de la situation du secteur privé par rapport au secteur public. Notamment parce que les mécanismes d'indexation qui résultent de ces réformes sont sévères. À tel point qu'il faudra peut-être les infléchir, même s'ils permettent aux régimes complémentaires de ne pas afficher de déficit prévisionnel.

Les coefficients d'abattement pour carrière incomplète ne sont satisfaisants ni dans le secteur public ni dans le secteur privé. À l'évidence, nous nous orientons vers plus de souplesse dans les choix individuels de départ à la retraite, vers des frontières moins figées entre les âges de la vie, entre les périodes d'activité et de retraite. Pour accompagner cette évolution, il faut modifier un certain nombre de règles. Aujourd'hui, dans le secteur privé, le choix individuel ne peut pas se manifester parce que les coefficients d'abattement pour droits incomplets sont si élevés qu'ils interdisent tout départ anticipé. D'où l'idée de se rapprocher des coefficients d'abattement actuariel qui permettent, quel que soit le choix de l'individu, de ne rien devoir ni de rien prendre à la collectivité. Pour revenir à votre question, nous suggérons que les prochaines étapes de la réforme des retraites concernent également le secteur public. Le débat public sur ces prochaines étapes doit maintenant avoir lieu, alimenté notamment par le diagnostic concerté que nous avons élaboré.

Auteur

  • Denis Boissard, Adrien Popovici