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Politique sociale

Ces sherpas sociaux qui concoctent les réformes Jospin

Politique sociale | ANALYSE | publié le : 01.05.1999 | Valérie Devillechabrolle

35 heures, retraites : avant de devenir celles du gouvernement, les plus grandes réformes sociales ont été portées par des experts évoluant dans l'ombre des ministres. D'où viennent-ils ? Comment inspirent-ils ces réformes ? Portraits des éminences grises qui conseillent Matignon et la Rue de Grenelle.

Qui a « inventé » les 35 heures version Jospin ? La grande histoire retiendra le nom de Martine Aubry, qui a pourtant tardé à rallier le parti de la réduction du temps de travail. La petite consignera plutôt celui de l'économiste et militant Dominique Taddei. « Les 35 heures ? C'est le fruit de quinze ans d'histoire », rappelle ce cacique du parti socialiste. L'ancien député socialiste du Vaucluse fait partie, sur le plan politique et syndical, d'une génération qui rêve, depuis trente ans, de réduire le temps de travail. « Après l'échec des 39 heures payées 40 en 1982, la perspective des 35 heures était plombée. Je me suis donc pris au jeu en 1985 afin de la remettre en selle », raconte-t-il. Son astuce ? « Reprendre l'idée par l'autre bout, à partir de l'allongement de la durée des équipements, générateur d'emplois à temps réduit. »

Taddei rencontre alors Gilbert Cette, un jeune économètre de la Banque de France, qui vient de consacrer une thèse sur le même sujet et avec lequel il s'associera plus tard pour signer un ouvrage de référence sur les 35 heures. Mais, hélas, le rapport sur la durée des équipements a beau être traduit en huit ou dix langues, il reste lettre morte jusqu'à ce que Dominique Taddei et Dominique Strauss-Kahn le reprennent en 1994 pour rédiger une contribution lors d'une convention nationale du PS sur l'emploi. « À défaut de faire un tabac, notre motion assise sur l'idée des 37 heures sans baisse de salaire était la seule à mettre tout le monde d'accord, raconte Dominique Taddei. La doctrine du PS n'a pas bougé depuis. » À la nuance près que les 37 heures se sont transformées en 35 au printemps 1997 « parce que, précise l'économiste, la compétitivité des entreprises s'était améliorée entre-temps ».

Une génération formée au Plan

Ce passionné « mi-Corse, mi-Provençal » s'est trouvé d'autres croisades. Il achève actuellement un rapport sur les préretraites progressives pour le compte de Matignon et il fait partie de ces cercles de conseillers très écoutés du gouvernement sur les dossiers sociaux. L'anecdote Taddei est révélatrice. Avant d'être officiellement reprises par le gouvernement, les plus grandes réformes ont été préparées et portées, à bout de bras parfois, par une poignée d'hommes déterminés. Au niveau international, ces conseillers de l'ombre, sans lesquels pas un sommet européen ou une réunion du G7 ne pourrait se tenir, sont baptisés du nom de « sherpas ».

Dans le domaine social, affaire de techniciens s'il en est, les ténors du gouvernement s'entourent aussi de ces éminences grises. Certains ont franchi le Rubicon qui sépare le conseil de l'action politique, à l'instar d'Édouard Balladur, ancien conseiller social de Georges Pompidou. D'autres sont restés des sages très écoutés, comme Raymond Soubie, ex-conseiller social de Jacques Chirac et de Raymond Barre à Matignon, ou Bernard Brunhes, qui a joué le même rôle auprès de Pierre Mauroy.

Primus inter pares, le conseiller social de Matignon est, par nature, le sherpa en chef. Auprès de Lionel Jospin, c'est l'ex-conseiller de Michel Rocard, Jacques Rigaudiat, 52 ans, qui a repris du service en 1997. Ce conseiller référendaire à la Cour des comptes, arrivé Rue Cambon en récompense de ses bons et loyaux services, fait partie de la deuxième gauche chrétienne, éprise de social. Une génération à laquelle appartient aussi Yves Barou, directeur adjoint du cabinet de Martine Aubry, chargé du dossier capital des 35 heures, ou encore Marie-Thérèse Join-Lambert, à qui Lionel Jospin a demandé un rapport sur les minima sociaux lors du mouvement des chômeurs.

Cette famille, qui s'est fédérée dans les années 70 autour de Bernard Brunhes à l'époque où celui-ci dirigeait le service des affaires sociales du Commissariat du Plan, anime aujourd'hui le cercle de réflexion de la revue Esprit, dirigée par Olivier Mongin. « C'était la dernière période où le Plan a joué un rôle d'agitateur d'idées », remarque Jacques Rigaudiat, qui se souvient d'y avoir croisé les « petits jeunes » des syndicats venus, comme lui, faire leurs classes au Plan : Jean-Marie Spaeth, aujourd'hui président CFDT de la Cnam, ou Jean-Claude Mailly, l'éminence grise de Marc Blondel à Force ouvrière.

Trente ans plus tard, ces relais dans le monde syndical sont bien utiles à celui qui se définit comme « la vigie et le garde du corps » du Premier ministre. Pour prévenir les conflits notamment. Afin d'éclairer Lionel Jospin sur la conduite à tenir face aux fonctionnaires, Jacques Rigaudiat valorise une autre expérience. Celle qu'il a eue en tant que conseiller technique de Jean Le Garrec, ministre de la Fonction publique au gouvernement Mauroy. C'est lui qui a âprement négocié avec les syndicats de fonctionnaires, en 1985, la désindexation de leurs rémunérations par rapport aux prix. Et qui a, trois ans plus tard, comme conseiller social, cette fois de Michel Rocard, géré les conséquences sociales de cette affaire et neutralisé une vague de conflits sans précédent dans l'administration. « Il en a gardé une grande expérience des rapports de force syndicaux et des négociations de coulisses », témoigne l'un de ses proches. Sur les autres grands dossiers sociaux, Jacques Rigaudiat, qui s'est entouré de quatre conseillers techniques, imprime plus discrètement sa marque.

Un ex-Rhône-Poulenc chez Martine Aubry

Sur le terrain social, le pré carré de Matignon est, en effet, sérieusement rogné par l'influence de Martine Aubry, dont le poids politique se vérifie avec son rang de numéro deux dans le protocole gouvernemental. « Si Martine Aubry est capable de porter toute seule la réforme des 35 heures, elle a eu en revanche besoin de notre aide pour porter la réforme contre les exclusions qui mettait en scène de nombreux ministères, et certains pour la première fois », plaide toutefois le conseiller social de Matignon. Sur les 35 heures, par exemple, pas moins de sept personnes s'affairent autour du ministre de l'Emploi afin d'amener à bon port cette réforme phare du gouvernement Jospin. Outre Yves Barou, qui assure le rôle de capitaine en second, chacun a sa spécialité : Gilbert Cette et Yves Striuillou explorent les hypothèses techniques (économique et juridique) de la loi future ; Nicolas Véron et Jean-Marc Germain assurent le suivi des 35 heures dans l'entreprise. Une fois n'est pas coutume, c'est un homme d'entreprise de 51 ans que Martine Aubry a choisi pour l'aider à orchestrer la concertation préalable à la mise en forme de cette seconde loi.

Après avoir fait l'expérience de plusieurs cabinets ministériels au début des années 80, Yves Barou a passé quatorze ans à Rhône-Poulenc. Lorsque ce pragmatique scrute « le grand mouvement de négociations suscité par les 35 heures », c'est avec son œil d'ancien directeur des ressources humaines : il a été le premier à mettre en œuvre une véritable gestion prévisionnelle des emplois dans le groupe Rhône-Poulenc. Mais Yves Barou a également occupé un poste opérationnel de premier plan, à la tête de Rorer aux États-Unis, après la fusion avec Rhône-Poulenc. « Je peux ainsi me mettre plus facilement à la place de mes interlocuteurs et discerner les vrais arguments de ceux de façade. » Avec toujours dans l'idée de « tirer le maximum d'enseignements des négociations avant de rédiger la seconde loi ».

Une logique de concertation, plutôt inhabituelle de la part d'un cabinet ministériel, qui imprègne aussi la méthode qu'a choisie Lionel Jospin pour gouverner. Matignon la met en œuvre pour la réforme future des retraites. Le choix de la concertation s'explique, bien sûr, par le souci du Premier ministre de ne pas renouveler les faux pas commis par son prédécesseur, Alain Juppé. Mais il résulte aussi du « peu d'empressement du PS à se forger une religion en ce domaine, du temps où il avait encore le temps de réfléchir, autrement dit quand il était dans l'opposition », souligne férocement l'un des inspirateurs de la Rue de Solferino. Quant aux experts proprement dit, ils ne se sont jamais bousculés non plus : « Très peu d'équipes indépendantes de l'administration réfléchissent au système de santé ou à l'avenir des retraites, à la façon dont des instituts tels que l'OFCE ont fait progresser la réflexion économique », confirme pour sa part André Gauron, ancien directeur de cabinet de Pierre Bérégovoy. Membre aujourd'hui du Conseil d'analyse économique (voir encadré), ce dernier est parallèlement chargé au sein du parti socialiste d'un groupe de travail sur le système de soins.

Un poisson pilote à l'Assemblée

Conscient sans doute de ces lacunes, Lionel Jospin a chargé cet automne Jean-Michel Charpin, le commissaire général au Plan, d'établir un diagnostic sur l'avenir des retraites. « Cette mission lui allait comme un gant : sa rigueur et ses qualités personnelles en font l'homme des synthèses par excellence », souligne son mentor en politique, Jean Le Garrec, l'actuel président de la Commission des affaires sociales de l'Assemblée nationale. De leur côté, un certain nombre de figures présentes au sein du CAE ont également apporté leur contribution au débat. Sur le terrain, Jérôme Cahuzac, député PS du Lot-et-Garonne, spécialiste des budgets sociaux à l'Assemblée et expert ès fonds de pension, a commencé de jouer les poissons pilotes. À l'invitation, notamment, de plusieurs fédérations socialistes : « On discute, on réfléchit, aucun sujet n'est tabou », se félicite le parlementaire qui, en retour, ne manque pas de faire part de ses impressions, « en tête à tête », à Martine Aubry et Dominique Strauss-Kahn, côté gouvernemental, ou aux députés socialistes férus de questions sociales : Jean Le Garrec, bien sûr, mais encore Alfred Recours et Claude Évin, les deux spécialistes de la protection sociale au sein du groupe PS.

Les anciens de Rocard

La mission d'exploration et de concertation avec les organisations syndicales confiée à Jean-Michel Charpin étant achevée, ce sont dorénavant les duettistes de la protection sociale, dans l'aréopage de Martine Aubry, Didier Tabuteau et Pierre-Louis Bras, qui vont prendre la relève. Directeur adjoint du cabinet, le premier d'entre eux bénéficie, à 40 ans, d'une longue expérience en matière de financement de la protection sociale. Ancien conseiller technique de Claude Évin, ministre des Affaires sociales en 1988 au gouvernement Rocard, Didier Tabuteau a « fait avancer de façon déterminante la réflexion » sur les premiers montages de maîtrise de dépenses de santé, rappelle l'ancien ministre. Mais ce brillant polytechnicien a d'autres solides références : il a étroitement participé à la première réforme hospitalière, à la création du RMI ou encore de la CSG. Quant à Pierre-Louis Bras, son camarade de promotion à l'ENA, il n'est pas novice non plus en la matière. Il faisait déjà partie il y a près de dix ans de l'équipe de rédaction du Livre blanc sur les retraites, commandé par Michel Rocard.

Homme clé auprès de Martine Aubry, équivalent d'Yves Barou pour la protection sociale et la santé, Didier Tabuteau s'est bien entouré. Sur la santé, un sujet qu'il connaît par cœur, ce pédagogue a fait éclore une génération de conseillers, tous aujourd'hui à des postes importants : Jérôme Cahuzac est devenu député, Aquilino Morelle rédige aujourd'hui les discours de Lionel Jospin à Matignon. Martin Hirsch et Philippe Duneton viennent de prendre la direction des deux nouvelles agences de sécurité sanitaire. Depuis dix ans, une grande complicité anime ce petit cercle. « Sur des sujets aussi difficiles, bien souvent on doute, observe Didier Tabuteau. Et avant de proposer quelque chose au ministre, il est important de nourrir la confrontation pour améliorer la vision théorique que l'on a au départ. » Ainsi va la vie des sherpas.

Un « think tank » à la française

Avec l'installation, dès son arrivée, du Conseil d'analyse économique, Lionel Jospin a renoué avec une tradition chère au général de Gaulle : celle qui consiste à s'appuyer sur un laboratoire d'idées. Composé d'un aréopage d'universitaires de sensibilités différentes, mais où prédominent les macro-économistes, et placé sous l'égide de Pierre-Alain Muet, conseiller auprès du Premier ministre, le CAE a officiellement été chargé d'« éclairer les choix économiques du gouvernement ». Ce qui ne l'empêche pas d'inspirer aussi certains aspects de la politique sociale. C'est ainsi que le rapport d'Olivier Davanne sur les « Retraites et épargne » a directement suscité la création d'un fonds de réserve à la française. Ancien directeur de la recherche économique chez Goldman Sachs, Olivier Davanne était aussi à l'époque conseiller économique de Martine Aubry.

De la même façon, on voit mal comment la ministre de l'Emploi pourrait ignorer, dans son second projet de loi sur les 35 heures, les travaux sur le temps partiel que Gilbert Cette réalise actuellement dans le cadre du CAE, puisque celui-ci est aussi membre de son propre cabinet. Si chaque sujet abordé par les experts du CAE bénéficie de l'oreille attentive du Premier ministre, toutes les idées ne débouchent pas aussi vite sur des projets concrets. Les propositions de l'universitaire Béatrice Majnoni d'Intignano en faveur d'une meilleure conciliation des vies professionnelle et familiale des femmes sont restées en suspens. Tout comme celles du fondateur de l'Insee, Edmond Malinvaud, en faveur d'une réforme des cotisations sociales des employeurs. Membre lui aussi du CAE, Dominique Taddei ne désespère pas pour autant : s'il regrette « d'avoir laissé filer l'idée des services de proximité au profit des emplois jeunes », il n'en sera pas de même, promet-il, avec « les préretraites choisies et progressives », son nouveau cheval de bataille.

Auteur

  • Valérie Devillechabrolle