logo Info-Social RH
Se connecter
Newsletter

Enquête

CHASSEURS DE TÊTES COMMENT ILS TRAQUENT L'OISEAU RARE

Enquête | publié le : 01.05.1999 | Éric Béal

Coups de fil à domicile ou tard le soir au bureau, appels sur le portable, pillage des annuaires des grandes écoles… Tous les moyens sont bons pour atteindre le candidat forcément idéal exigé par le client.

Certains chasseurs exercent leurs talents loin des campagnes et des sous-bois. Chez eux, le costume cravate remplace avantageusement la vareuse kaki. Le téléphone et le carnet d'adresses sont leurs armes favorites. Officiellement appelée « recrutement par approche directe », la chasse de têtes se pratique en toute saison. Très onéreuse, elle est avant tout réservée à un gibier de choix. « Nous intervenons pour recruter des membres de comité exécutif ou de comité de direction ainsi que des directeurs opérationnels bénéficiant d'au moins dix ans d'expérience dans leur domaine », explique Brigitte Lemercier-Saltiel, directrice générale du cabinet Russell Reynolds, l'un des tout premiers chasseurs de têtes au niveau mondial. Question de standing, les locaux, situés place Vendôme, à deux pas du ministère de l'Intérieur, sont cossus. Tables et meubles design, fauteuils en cuir et murs lambrissés. Une atmosphère feutrée règne dans les bureaux paysagers qui abritent consultants et chargés de recherche. Chasseurs et chassés sont souvent issus des mêmes milieux professionnels.

Parmi les gens approchés, les plus petits salaires se situent autour de 600 000 francs annuels. « Les responsables que nous abordons sont tous flattés d'être appelés, indique Brigitte Lemercier-Saltiel. Mais, pour les décider à s'intéresser à un autre poste, nous devons démontrer que leur départ permettra d'accélérer leur carrière. » Présente dans le métier depuis vingt ans, la responsable du cabinet Russell Reynolds estime que la rémunération n'est plus le premier facteur de décision. Les cadres supérieurs ne quittent leur entreprise pour une autre que lorsque le poste proposé est vraiment attrayant ou que la société possède un type de management ou une culture atypiques.

Une fausse camarade de promo

Décor similaire à Boyden Global Executive Search. Le bruit des Champs-Élysées ne parvient pas jusqu'à cet entresol de charme dont les baies vitrées donnent sur un jardin intérieur. Comme celui de Russell Reynolds, le cabinet Boyden est présent partout dans le monde. Ses clients s'adressent à lui pour profiter de sa méthode extrêmement formatée et de l'étendue de son réseau. « Les gens que nous recrutons ne lisent pas les petites annonces, explique Frédéric d'Antin, partner spécialisé dans les professions juridiques en France et ailleurs en Europe. Ils reçoivent parfois plusieurs propositions par mois sans avoir besoin de lever le petit doigt. » Une situation qu'a vécue Daniel Chaffraix, directeur de l'infogérance (outsourcing) chez IBM Global Services pour la France, une partie de l'Europe, la Turquie et Israël. « Ces derniers quinze jours, j'ai été appelé par deux cabinets, un belge et un suisse. Je n'ai pourtant jamais déposé de curriculum vitae nulle part. » Pour passer le barrage de sa secrétaire, les chasseurs utilisent des ruses plus ou moins élaborées. « Une jeune femme s'est fait passer pour une ancienne camarade de promotion. Elle a laissé ses coordonnées en indiquant le nom de l'école et l'année de ma promo. Je l'ai rappelée, croyant qu'elle avait changé de patronyme en se mariant… »

Les annuaires des grandes écoles sont régulièrement pillés pour la préparation de lettres mailings. Mais les sollicitations téléphoniques au domicile personnel ne sont pas rares. Pour Hervé L'Homme, directeur des ressources humaines de Sodexho pour la France, les méthodes des cabinets de recrutement par approche directe dépassent parfois les limites de la bienséance. « En m'intéressant au parcours professionnel d'une nouvelle embauchée, je me suis aperçu qu'elle avait déjà obtenu ses deux places précédentes par l'intermédiaire du cabinet qui nous l'avait présentée. Or tous les chasseurs jurent leurs grands dieux qu'ils ne contactent jamais un candidat déjà placé par eux. En réalité, la plupart rappellent deux ou trois ans après pour savoir si la personne n'a pas envie de partir ailleurs. Ce qui s'est fait à notre avantage peut également se réaliser à notre détriment. » Isabelle Chelet, responsable du recrutement d'Intertechnique, va plus loin. Elle dénonce les pratiques de certains cabinets de chasseurs de têtes dont le travail n'est pas à la hauteur des émoluments. « Nous avions chargé un cabinet renommé, membre du Syntec, de mener plusieurs chasses. En recevant les candidats présentés, nous nous sommes aperçus qu'ils avaient tous répondu à une petite annonce de l'Apec. Le chasseur s'était contenté d'écrire une annonce et de nous envoyer les candidats. Pis, sur un autre poste, ce même cabinet s'est permis de chasser dans une de nos filiales. » Un comble quand on sait que les tarifs d'un cabinet s'élèvent en général à 33 % du salaire brut annuel du futur recruté…

De plus en plus d'approche directe sur des postes moins élevés

La majorité des professionnels du recrutement mènent de front approche directe et recrutement par annonces, renforcés parfois par des missions d'audit managérial ou d'évaluation de cadres. Cette palette permet d'élargir leur marché pour répondre à la demande de cadres moyens ou supérieurs. Pour François Humblot, directeur général du cabinet Humblot-Grant Alexander et président du Syntec, il s'agit d'un seul et même métier. « Nous ne portons pas de jugement sur les moyens employés par nos adhérents. Le but est toujours de satisfaire le client en lui proposant le meilleur candidat pour le poste à pourvoir. » Il prévoit d'ailleurs une multiplication des missions d'approche directe vers des postes moins élevés en raison de la raréfaction des candidats ou du mauvais rendement des petites annonces. À IBM, Daniel Chaffraix confirme cette tendance de fond. « En informatique, les cadres sont chassés quel que soit leur niveau de responsabilité. Certains de mes collaborateurs sont partis car on leur offrait le triplement de leur salaire et des responsabilités qu'ils ne pouvaient obtenir avant cinq ans en restant avec nous. »

Spécialisé dans la banque, la finance, la comptabilité et le juridique, le cabinet Robert-Half ne fait pas mystère du mélange des genres. « La majorité des cabinets qui prétendent réaliser uniquement des missions de chasse sont de mauvaise foi, assure Thierry Carlier-Lacour, son PDG. Ils passent leurs annonces plus discrètement par l'intermédiaire d'une filiale. Nous préférons mettre clairement l'ensemble des techniques de recherche des candidats au service de nos clients. » Ce cabinet s'intéresse aussi bien au middle management, dont les salaires se situent entre 200 000 et 500 000 francs annuels, qu'aux top managers expérimentés dont le salaire annuel peut dépasser le million de francs. « Pour les premiers, nous menons une campagne de petites annonces, nous consultons notre base de données ou les annuaires des grandes écoles, pour les autres nous démarrons une chasse proprement dite, avec une stratégie de recherche élaborée. »

Haro sur le « contingency »

Pour nombre de professionnels du recrutement, la période est faste. « Les entreprises redécouvrent l'intérêt d'investir dans les ressources humaines, estime Maryvonne Labeille, du cabinet Labeille Conseil. Depuis deux ans, les chefs d'entreprise cherchent à professionnaliser leur entourage. » Le profil le plus recherché est sans conteste le cadre de haut niveau ayant une expérience de l'international et maîtrisant plusieurs langues étrangères. « L'euromanager fait l'objet de nombreuses demandes, affirme Rémy Bellanger, consultant et responsable du cabinet Korn Ferry International. Certaines entreprises cherchent également à internationaliser leur conseil exécutif en recrutant des Anglais, des Allemands ou des Italiens. » Autre évolution notable, l'approche directe est désormais utilisée pour recruter des spécialistes. « L'ingénieur informaticien de 28-30 ans ayant travaillé pour une SSII comme Cisco s'arrache sur le marché », indique Jean-Philippe Caude, consultant chez Leaders Trust International. Il y a quelques années, ce type de profil se recrutait par petites annonces. Aujourd'hui, la pénurie nourrit une certaine inflation des salaires et une mobilité des spécialistes concernés.

Non seulement il y a pénurie de bons candidats, mais la chasse de têtes commence à ressembler à la vente dans l'immobilier : la concurrence devient sauvage. Surtout de la part des Anglo-Saxons, qui pratiquent le contingency. En clair, ces chasseurs démarchent les entreprises en leur fournissant des CV, même quand celles-ci ne leur ont pas confié de mission. Une pratique à laquelle se refusent les 150 adhérents du Syntec Recrutement, par déontologie, et sur le thème : « Nous ne sommes pas des vendeurs de CV. » Sur le principe pourtant, la formule a de quoi séduire certaines entreprises puisque le cabinet n'est payé que si son candidat est recruté. Face aux protestations véhémentes de leurs confrères français, les cabinets d'origine américaine ou britannique, qui ont importé cette technique il y a quelques années, ont changé leur fusil d'épaule. À l'exception notable du cabinet Michael Page. L'aspect le plus désagréable du contingency pour un cadre, c'est de voir son CV arriver dans une entreprise à son insu. Mais servir ainsi de gibier peut avoir des côtés positifs. « Les cabinets devraient toucher des honoraires en proportion des suppléments de rémunération que les cadres parviennent à négocier dans les deux à trois mois qui suivent une approche directe », sourit Maryvonne Labeille. Un cadre de valeur se doit d'être régulièrement chassé !

Une chasse en 6 étapes

1. Définition du poste

En plus de la description du poste fournie par leur client, les recruteurs, s'ils ne connaissent pas l'entreprise, se rendent sur place pour mieux cerner sa culture.

2. Identification des candidats

Consultants et assistants de recherche identifient les entreprises où chercher les candidats. Ils examinent les candidatures déjà répertoriées, les candidatures spontanées, fouillent dans les participants aux colloques, les annuaires des grandes écoles et des clubs.

3. Premiers contacts

Pour obtenir un contact direct avec un candidat potentiel, l'idéal est d'avoir ses coordonnées personnelles ou son numéro de portable pour éviter le barrage des secrétaires. Ou de téléphoner après 18 heures…

4. Interview avec le consultant

Le premier entretien permet de cerner la personnalité du candidat et de valider ses connaissances techniques. Des tests ou une étude graphologique peuvent être demandés par le client.

5. Présentation des candidats

Chaque candidat fait l'objet d'un rapport remis à l'entreprise cliente. Il est ensuite présenté au directeur général ou au responsable du département concerné.

6. Négociation avec les finalistes

Après le choix du client, le consultant n'a plus qu'à négocier les aspects matériels et financiers de l'embauche. D'ultimes références peuvent être prises auprès d'anciennes relations de travail ou d'affaires.

Auteur

  • Éric Béal