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Décodages

Les profils experts manquent à l’appel

Décodages | Emploi | publié le : 01.02.2019 | Gilmar Sequeira Martins

Innovation technologique permanente et concurrence accrue font surgir de nouveaux besoins, qui souvent ne peuvent être satisfaits que par des profils rares et critiques. Pour les trouver et les fidéliser, les entreprises doivent déployer des trésors d’imagination.

Si la guerre des talents fait rage, que dire de la bataille pour trouver des compétences à la fois rares et critiques ? Malgré la diversification des parcours de formation initiale, la pénurie semble s’aggraver. L’innovation technologique accélérée génère une compétition d’autant plus féroce qu’elle ouvre de nombreux marchés à de nouveaux acteurs et fait continuellement surgir de nouveaux besoins. Les entreprises sont donc contraintes de créer de nouvelles fonctions pour conserver leurs avantages concurrentiels. Le product owner figure parmi les nouveaux venus les plus recherchés. Né dans le champ du développement logiciel, ce métier occupe une place clé dans la méthodologie de développement agile, et commence à essaimer dans bien d’autres secteurs. « Le product owner est celui qui va recueillir les besoins fonctionnels pour les traduire en caractéristiques techniques qui vont définir un produit ou une application, explique Pascal Lasserre, directeur général adjoint de Cadremploi. Sans lui, il est impossible de développer le produit ou l’application. »

L’innovation technologique a aussi permis de recueillir un volume inédit de données. Nombre d’entreprises ont donc imité les Gafa et investi pour s’équiper en machines, en équipes et en logiciels. Jusqu’au jour où s’est posée la question… du retour sur investissement. Les data scientist sont nés pour répondre à ce besoin. Issus pour beaucoup de l’actuariat, ils sont particulièrement recherchés pour analyser les données. L’enjeu dépasse de très loin des considérations statistiques classiques, selon Amyne Berrada, dirigeante de Yatedo, un moteur en ligne spécialisé dans la recherche de profils professionnels : « Pour les entreprises, l’enjeu est capital : il s’agit de comprendre ce qu’elles représentent pour leurs clients, et pourquoi ils leur accordent leur confiance. En analysant mieux les données, il devient possible de mieux allouer les ressources, le nombre de vendeurs par exemple, mais surtout d’optimiser l’expérience client. » Mieux comprendre les attentes et les comportements des clients permet aussi de maximiser les opportunités d’achats, d’en détecter de nouvelles, mais aussi de repérer tous les dysfonctionnements qui entravent le développement de l’activité.

Des profils sans cursus initial.

Les entreprises ne sont pas totalement démunies dans la recherche et dans la fidélisation de ces profils d’experts. Certaines sont même plutôt bien placées. Il s’agit de celles qui ont prise sur leur propre évolution, conséquence positive de leur succès et de leur stratégie. « Lors d’une évolution, si une entreprise est amenée à stocker des numéros de carte bancaire dans le cadre de transactions en ligne, la sécurité devient aussitôt un enjeu clé, rappelle Amyne Berrada. Les besoins en cybersécurité touchent un nombre croissant d’entreprises, et pas seulement celles qui font du commerce en ligne. Ils peuvent aussi concerner des prestataires amenés à travailler pour une autre entreprise, qui exige un certain niveau de sécurité dans les échanges digitaux pour préserver sa propre sécurité. »

De même, l’évolution réglementaire peut rendre critiques certains profils. Le cas du RGPD est assez emblématique, souligne Amyne Berrada : « Nous avons constaté sur notre moteur de recherche une explosion du nombre de requêtes pour trouver des juristes capables de remplir la fonction de digital protection officer. » Ce type d’évolution peut être en grande partie anticipée, de même que le recrutement afférent. À condition de disposer d’une équipe dirigeante capable d’un suivi de l’activité et de l’environnement. Malheureusement, les entreprises sont trop souvent sur un mode réactif plutôt que proactif. Jusqu’à récemment, beaucoup se contentaient d’ailleurs de faire signer aux salariés une charte listant des mesures de sécurité.

L’anticipation peut réduire la difficulté, mais guère plus cependant. Trouver des profils rares relève encore souvent de la gageure. Concernant les product owner, la recherche est d’autant plus complexe qu’il n’existe encore aucun cursus préparant à cette fonction. « Ce sont des profils qui viennent d’autres univers, comme l’IT ou le marketing », constate Pascal Lasserre. Les entreprises à la recherche de CDO (chief digital officer) seront confrontées à une difficulté similaire, déplore Charlotte Vitoux, dirigeante du cabinet de recrutement Aquent : « C’est une fonction qui est en train de s’installer. Elle est à l’intersection de l’IT, du juridique, mais aussi du marketing. Le périmètre va évoluer en fonction du profil et de l’expérience. »

Un suivi particulier.

Pour les trouver et les fidéliser, les leviers à actionner sont aussi divers que les profils recherchés et les situations des entreprises. Yatedo mise sur les soft skills pour aider les entreprises, mais aussi pour « capter » ces profils. Son système de recherche, basé sur l’intelligence artificielle, permet d’aller au-delà du CV, explique Amyne Berrada : « En analysant la fréquence de la prise de parole dans une communauté donnée, des partages et des aides apportés à des pairs, nous pouvons déceler des traits de personnalité. Nous pouvons alors détecter la thématique qui passionne telle personne par exemple, identifier si elle est « prête à bouger » ou même déterminer l’intérêt qu’elle porte à son métier. » Amyne Berrada estime que ces facteurs sont d’autant plus importants que les organisations et l’activité prennent une dimension collective toujours plus forte. « Une trop grande différence d’intérêt pour les thématiques de travail peut aboutir à une forme d’isolement qui se ressentira sur l’efficacité collective », remarque-t-elle.

Pour les CDO, compte tenu de l’importance stratégique du poste, l’implication des équipes dirigeantes est déterminante, estime de son côté Charlotte Vitoux : « Elles doivent être convaincues de la nécessité de cette fonction et être prêtes à offrir une rémunération à la hauteur. Aujourd’hui, la fourchette peut aller de 90 000 à 150 000 euros. La direction doit aussi accepter que le ou la CDO va avoir besoin d’une équipe. Il faudra donc recruter. » Le dossier ne sera pas clos pour autant. La fonction de CDO exige en effet un suivi particulier, prévient Charlotte Vitoux : « Inévitablement, dans un domaine comme celui-là, des erreurs seront commises, car c’est une fonction qui a un mind set du type « test and learn ». Il se peut aussi que les projets n’aboutissent pas, ou pas de la façon initialement envisagée. Montrer trop d’intransigeance vis-à-vis de tels profils constitue un risque. » La difficulté est encore plus grande pour les entreprises disposant d’une faible notoriété, localisées hors des grandes métropoles ou qui offrent des perspectives de carrière moins étendues, du fait de leur taille plus réduite. C’est le cas des ETI et des PME, comme Aramisauto, un spécialiste de l’achat en ligne de voitures neuves ou d’occasion, qui compte 500 collaborateurs en France (800 en incluant ses filiales en Espagne et en Belgique). « Nous sommes entre deux mondes, celui des start-up et celui des grandes structures, explique Willem Rodier, responsable du recrutement. Notre enjeu est de nous faire reconnaître comme une entreprise en croissance, qui offre de bons postes et de bonnes perspectives. »

À chaque profil son mode de recrutement.

Pour alimenter sa croissance, Aramisauto recherche des développeurs, mais aussi des spécialistes de l’automobile. Après avoir constaté que les annonces et les cabinets de recrutement classiques ne fonctionnaient pas, Willem Rodier est allé voir ses développeurs pour savoir comment ils recherchaient des postes et ce qui les attirait dans une entreprise. Il a ainsi réorienté ses efforts sur les événements propres à cette communauté comme le Symphony Live ou le Forum PHP. « Nos développeurs y ont présenté leur activité aux visiteurs et expliqué les thèmes et les technos sur lesquels ils travaillent », explique Willem Rodier.

Paradoxalement, cette démarche a aussi un effet bénéfique sur la fidélisation des développeurs déjà en place, selon lui : « C’est l’occasion pour nos développeurs de se ressourcer et de continuer à progresser dans leurs domaines. » Les meet-up sont bâtis sur le même principe, mais se déroulent au sein même de l’entreprise, ce qui permet aux visiteurs de la découvrir de visu et de mieux en apprécier les atouts. Pour doper la motivation des équipes déjà en place, un système de cooptation a aussi été instauré. Un collaborateur peut ainsi percevoir une prime de 1 500 euros pour un recrutement réussi.

Si efficace soit-il, ce dispositif ne fonctionne que pour cette catégorie de salariés. Les spécialistes de l’automobile (carrossiers, mécaniciens, etc.), très recherchés eux aussi, ont une tout autre méthode pour rechercher un poste. « C’est une communauté qui fonctionne sur la recommandation, le relationnel et la réputation de l’employeur », confirme Willem Rodier. Pour les recruter, il a eu recours à des flyers et à des affiches pour faire connaître ses offres. Et aussi, un peu, à Internet, en plaçant des annonces sur les sites où ces spécialistes de l’automobile recherchent des… pièces détachées. Une stratégie payante, puisqu’elle a permis de faire progresser de 30 % le nombre de recrutements sur le premier semestre 2018.

Fidéliser des collaborateurs aux compétences très recherchées et toujours en quête d’expériences, qui vont améliorer leur valeur sur le marché, reste un défi permanent. À l’instar d’autres entreprises, Aramisauto mise sur l’écoute. Depuis 2017, une enquête mensuelle à base de quatre ou cinq questions, renouvelées à chaque fois, permet de mesurer la satisfaction sur des sujets tels que la reconnaissance des contributions, la qualité de l’ambiance, etc. Lorsqu’un écart est repéré, le manager est alerté et la cause de l’écart évoqué en équipe. La multiplication de ce type de dispositifs fait émerger un continuum d’action entre recrutement et fidélisation, cette dernière servant bien souvent à perfectionner la première étape du processus dans un cycle d’amélioration sans cesse relancé.

Les chefs de projet aussi…

Derrière les product owner et les data scientist, d’autres profils installés dans le paysage depuis plus longtemps continuent de jouer un rôle crucial dans les entreprises. Charlotte Vitoux, dirigeante du cabinet de recrutement Aquent, met ainsi en exergue le poste de directeur ou de chef de projet : « Sans lui, les projets n’avancent littéralement pas. » Elle rappelle que dans le secteur pétrolier, un tel profil peut avoir jusqu’à 200 personnes sous sa responsabilité et que son rôle dépasse largement le cadre du bon déroulement des opérations. « Un directeur de projet est aussi chargé de la vente et d’assurer la livraison des installations ou des équipements. C’est un chef d’orchestre : il doit ordonner les compétences, les activer, savoir émettre des warnings. »

Cette lourde responsabilité implique un double management, aussi bien en interne que vis-à-vis de l’extérieur, puisqu’il faut gérer les prestataires mais aussi les relations avec les clients. Si le secteur pétrolier ou celui de la communication sont particulièrement friands de ce type de profil, l’évolution globale des organisations, en favorisant les interactions autonomes collectives plutôt que le respect individuel de consignes strictes, a rendu les entreprises toujours plus dépendantes de ces « chefs d’orchestre ». Plus rarement évoqué encore, le cas des dirigeants d’entreprise entre aussi dans ce périmètre, estime Bénédicte Ravache, secrétaire générale de l’ANDRH (Association nationale des DRH) : « Ce sont aussi des profils rares et critiques. Ils peuvent devenir d’autant plus critiques dans certaines situations, comme le rachat d’une entreprise. Il faut s’assurer qu’ils continueront à assumer leurs fonctions, car de leur maintien dépend en partie la possibilité d’atteindre les objectifs fixés lors du rachat. »

Auteur

  • Gilmar Sequeira Martins