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Quelle place pour les médecins ?

Dossier | publié le : 01.01.2019 | Judith Chétrit

Près de soixante-dix ans après sa création, le médecin du travail n’incarne toujours pas un « interlocuteur privilégié » pour parler santé au travail et reste encore éloigné du rapport de confiance noué avec le médecin de ville. Pourtant, le contexte devrait s’y prêter. Du fait des transformations survenant dans le monde du travail et d’une multiplication des contraintes professionnelles, d’aucuns alertent régulièrement sur l’augmentation des risques psychosociaux et sur l’invisibilité de certains risques professionnels.

Si les accidents de travail diminuent, les reconnaissances de maladies professionnelles, elles, sont en augmentation. Ce constat, posé dans le rapport de Charlotte Lecocq, députée LREM du Nord, et dans d’autres travaux du même genre, reste souvent sans réponse de la part de ces praticiens, qu’ils soient salariés dans un service inter-entreprises ou au sein d’une seule structure. Premier élément d’appréciation : les effectifs sont à la traîne. Avec environ 5 100 médecins du travail en poste – une baisse de 15 % en dix ans –, la profession est boudée par les jeunes générations, que l’on dit pourtant attirées par le statut de salarié. Alors que quasiment la moitié des actifs a plus de 55 ans, et qu’une partie des retraités opte pour un cumul emploi-retraite, la spécialité médicale continue de se dépeupler et d’être un des parcours les moins choisis après l’internat.

Un déficit d’attractivité

Bien que ses rangs aient été gonflés par des médecins en reconversion, le secteur souffre d’une image de « médecine administrative éloignée de la clinique », souligne un rapport rendu par deux inspecteurs des affaires sociales en 2017.

Ce déficit d’attractivité s’inscrit également dans une vague de réformes qui a transformé le quotidien d’un médecin du travail. Adieu les visites médicales obligatoires tous les deux ans pour l’ensemble des salariés, place, depuis l’été 2016, aux visites d’information et de prévention dès l’embauche et avec jusqu’à cinq ans de latence entre deux rendez-vous. Afin de pallier les sous-effectifs, ce rôle de vigie se concentre désormais sur les salariés occupant des postes à risques ou présentant une santé dégradée, et parallèlement soumis à des examens médicaux d’aptitude. « Jusqu’à cette réforme, les impératifs réglementaires étaient difficiles à respecter partout de manière homogène. En santé publique, on ne peut plus tout faire, donc il faut se demander à quel moment il est le plus utile et le plus intéressant scientifiquement de rencontrer les salariés. Avec des postes qui sont aujourd’hui de plus en plus polyvalents, le plus pertinent est de les voir à chaque changement de catégorie de risques et pas nécessairement à chaque embauche », plaide Sophie Fantoni-Quinton, docteure en médecine du travail au CHRU de Lille, qui enseigne également en faculté de médecine et de droit.

Ce suivi plus ciblé a rassuré une partie de la profession qui s’insurgeait contre l’inutilité des visites à la chaîne. « C’est une ressource rare aujourd’hui, et les médecins du travail sont les seuls professionnels à pouvoir étudier le lien entre la santé et les conditions de travail, au-delà de la cartographie des risques réalisée par d’autres intervenants, et surtout au vu de la multitude de situations qui existent sur le marché de l’emploi », souligne Jean-Paul Thonier, expert santé au travail pour le cabinet PMP Conseil.

Coordonner une équipe pluridisciplinaire

D’autres continuent de souligner l’importance de la prévention et d’une souffrance au travail indépendante de la nature du poste, ce qui explique qu’un certain nombre de visites provient de sollicitations individuelles des salariés. « D’une part, les médecins ont des visites de plus en plus complexes à gérer. D’autre part, beaucoup trop de salariés cadres voient le médecin du travail quand il est trop tard et qu’ils sont déjà dans une situation de grand stress et d’épuisement professionnels. Quand on voit moins de salariés de la même entreprise, on a moins d’éléments pour jauger ce qui est en train de s’y passer. On ne voit que les risques visibles et souvent bien plus orientés sécurité au travail », pointe Martine Keryer, médecin du travail et jusqu’à il y a peu, secrétaire nationale CFE-CGC. Le médecin du travail est supposé accorder du temps à la coordination et à l’animation d’une équipe pluridisciplinaire intégrant des infirmiers et des intervenants en prévention des risques professionnels comme les psychologues, les ergonomes ou les assistants en service de santé au travail afin de compléter la prévention des risques avec d’autres compétences. Les infirmiers spécialisés en médecine du travail peuvent, par ailleurs, assurer une partie des visites quand les cas ne sont pas jugés problématiques.

Enfin, le médecin dispose d’un tiers-temps pour se rendre en entreprise afin d’observer l’organisation du travail et de remplir une mission de prévention en proposant des adaptations de postes. « Dans les faits, l’arbitrage se fait surtout en fonction de la taille de l’entreprise. Par souci d’efficacité, ils vont davantage aller là où il y a de plus gros effectifs et un relais éventuel via le comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) », analyse Pascal Marichalar, sociologue au CNRS. Or, en matière de santé au travail, ce sont les TPE et les PME, constituant une large partie du tissu économique français, qui restent souvent à la traîne.

Des inégalités au sein des territoires

En dépit du quadrillage des lieux de consultation, il existe ainsi encore des inégalités en fonction des territoires et des équipes, même au sein d’une entreprise qui dispose de plusieurs sites. « Si le médecin du travail a dû apprendre à piloter des actions pluridisciplinaires avec d’autres professionnels de la santé au travail, il y a bien souvent une juxtaposition d’actions qui manquent de coordination. Parfois, il peut y avoir un conflit de compétences et des différends avec les directeurs des services inter-entreprises », reconnaît Sophie Fantoni-Quinton.

Une gestion des sensibilités et des profils qu’admet Hervé Rabec, directeur général du service aux entreprises pour la santé au travail (SEST), qui suit environ 100 000 salariés franciliens dans neuf centres médicaux. « C’est une personne qui est formée à travailler de manière indépendante. Avec la réduction de la périodicité du nombre de visites, nous avons besoin de montrer que nos services servent à quelque chose pour les entreprises, notamment en matière de prévention primaire et collective. À cet égard, les médecins ont une responsabilité spécifique, mais ils n’y sont pas toujours préparés dans leur formation. » L’apprentissage de la coopération avec les professionnels est a priori prévu lors des stages, mais cela dépend de l’implication et du temps disponible des tuteurs ainsi que de l’intégration dans le reste de l’équipe. Pour Alain Carré, vice-président de l’association Santé et médecine du travail, pour que le médecin puisse créer une « relation de confiance avec les salariés » et ne pas être « cantonné à la question du maintien dans l’emploi », il lui faudrait même apprendre à gérer les conflits et à construire un rapport de force. Une facette militante qu’il assume pleinement à l’heure où les services de santé au travail ont tendance à se concentrer au fil des agréments accordés par les autorités.

Le CSE, une nouvelle donne pour les médecins

Suite à l’ordonnance relative à « la nouvelle organisation du dialogue social et économique dans l’entreprise », le CHSCT a été remplacé par un comité social et économique (CSE). La loi rend obligatoire une commission santé, sécurité et conditions de travail (CSSCT) pour les entreprises et les établissements de 300 salariés et plus. Elle prévoit que dans les entreprises et dans les établissements distincts de moins de 300 salariés, l’inspection du travail « peut imposer la création d’une commission santé, sécurité et conditions de travail lorsque cette mesure est nécessaire, notamment en raison de la nature des activités, de l’agencement ou de l’équipement des locaux ». Selon Martin Richer, consultant RSE (responsabilité sociétale des entreprises), qui a dirigé pendant sept ans Secafi (cabinet de conseil pour les comités d’entreprise et les CHSCT), ce nouveau seuil est une erreur : « Le seuil de 50 salariés était très bien. Après, je crois en l’intelligence de certains dirigeants d’entreprises de moins de 300 salariés : j’en connais certains qui s’apprêtent à garder une telle commission, même si ce n’est pas obligatoire. » Pour Alain Carré, vice-président de l’association Santé et médecine du travail, « avec le CHSCT, le médecin disposait de la visibilité des salariés sur leur propre travail, c’est-à-dire le travail réel. Les médecins du travail ne pourront plus se référer et coopérer avec les intervenants prévention risques professionnels qui seront désormais rattachés à l’entité régionale. Le médecin du travail sera dans l’incapacité de repérer les risques et, par conséquent, leurs effets ».

G. S. M.

Auteur

  • Judith Chétrit