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Décodages

Pas de limites pour les free-lances

Décodages | Travail | publié le : 01.01.2019 | Gilmar Sequeira Martins

Les indépendants ont désormais investi bien d’autres domaines que l’informatique ou les services numériques. Les entreprises découvrent qu’ils apportent une expertise, mais aussi un mode de relation qui ouvre vers de nouveaux outils et de nouveaux horizons.

Fini la figure de l’ingénieur informatique devenu consultant. Avec la digitalisation, les rangs des travailleurs indépendants se sont élargis à d’autres expertises comme la data et l’expérience utilisateur dans lesquelles, là encore, la demande des entreprises dépasse largement l’offre. Nombre de spécialistes de ces domaines ont profité de cette forte pénurie pour adopter un statut d’indépendant. Ils peuvent ainsi bien mieux monnayer leurs compétences tout en ayant la possibilité de choisir de travailler avec qui bon leur semble. L’état du marché ne suffit pourtant pas à expliquer l’attrait du statut de free-lance. Les employeurs ont aussi joué un rôle dans l’émergence du travail indépendant. « L’entreprise a perdu son rôle social, constate Christophe de Becdelièvre, dirigeant de l’agence Le Hibou, spécialisée dans les prestations IT. Pour mes grands-parents, qui étaient dirigeants d’entreprise, il était évident qu’assurer l’emploi dans leur bassin économique faisait partie de leurs missions. Ce n’est plus réellement le cas aujourd’hui. » De fait, la plupart des entreprises sont désormais guidées par la recherche du profit et par un objectif de réduction de la masse salariale. « Cette évolution a réduit la confiance des salariés et favorisé un plus grand désir d’indépendance de leur part, sans compter les seniors qui trouvent là un moyen de poursuivre leur carrière quand le marché de l’emploi les a rejetés », estime Christophe de Becdelièvre.

Si les métiers du numérique constituent encore le gros des troupes, d’autres secteurs d’activité voient émerger ce type de prestation. C’est ainsi que sont apparus des directeurs administratifs et financiers indépendants (DAF). Si leur nombre exact reste difficile à déterminer, ils n’en ont pas moins déjà constitué un groupe de travail au sein de l’association des directeurs financiers et des contrôleurs de gestion (DFCG). Après 24 ans de salariat classique dans une direction financière, Valérie Lanata a cédé à son « envie de faire un bout de chemin seule ». Indépendante depuis une dizaine d’années, elle s’est spécialisée dans trois types de missions. Elle accompagne des start-up, des PME ou des entreprises en croissance, à temps partiel, en général un ou deux jours par semaine. Elle effectue aussi des missions ponctuelles, comme la mise en place d’un système d’information (SI) où elle fait la jonction entre la fonction finance et les équipes IT (technologies de l’information), ou l’installation d’un processus budgétaire. Il lui arrive aussi d’accompagner des grandes entreprises dont le DAF est parti. Elle est alors mobilisée pour piloter les équipes jusqu’à ce qu’un remplaçant soit trouvé.

Plus ponctuellement, elle forme des financiers ou elle les accompagne durant leur prise de poste. « Il peut être utile, pour un DAF qui arrive dans une entreprise, d’être accompagné sur des sujets techniques, explique Valérie Lanata. Le recrutement peut se faire sur un profil qui a le bon potentiel et la personnalité qui conviennent à l’entreprise, mais le nouvel arrivant peut ne pas être en mesure de couvrir immédiatement tous les sujets. Je l’accompagne à temps partiel pendant une durée qui peut aller jusqu’à six mois. »

Les RH se lancent.

Les fonctions RH commencent aussi à s’ouvrir au travail indépendant. Après quinze ans en tant que directrice des ressources humaines (DRH) dans une structure industrielle de 500 salariés, Catherine Pinson a franchi le pas début 2018. Durant une première phase, elle s’est accordé le temps de la réflexion. « Cela m’a amenée à la conclusion qu’il y avait un espace d’activité possible pour le conseil RH entre trois acteurs qui jouent un rôle auprès des dirigeants : l’assistant(e), qui n’a pas forcément toutes les compétences requises, l’expert-comptable, pour qui les RH sont un domaine extérieur même si de grands cabinets renforcent leurs équipes avec des spécialistes, et l’avocat, qui intervient dans la phase finale, lorsque le conflit est déjà engagé. » Catherine Pinson se partage désormais entre trois activités : le conseil RH, l’animation de formations en RH et en comptabilité (une expertise issue de son parcours antérieur) et l’accompagnement de managers lors de la prise de poste. Devenir manager au sein d’une structure inconnue n’a rien d’évident, souligne-t-elle : « Prendre un poste de ce type, c’est se retrouver un peu seul. Je leur apporte du conseil sur le droit du travail, mais aussi sur la façon d’agir vis-à-vis des équipes : quelle attitude adopter et comment réagir en fonction des circonstances. En cas de conflit au sein d’une équipe, il y a des consignes à respecter en termes légaux, ainsi que des comportements à favoriser pour se protéger. »

Olivia Chambrette a, elle aussi, occupé la fonction de DRH dans une petite entreprise. Elle a choisi de partir avant que soit envisagé le déclenchement d’un plan social. Un facteur clé dans sa décision : « C’était le deuxième en deux ans et je n’envisageais pas de revivre ça à plein temps, et sans autre projet. » Elle devient donc free-lance pour mener ce plan à mi-temps tout en suivant une formation en coaching. Au bout d’un an, son ancienne entreprise, devenue son premier client, lui a confié la réécriture des process RH. La nouvelle structure ne comportait plus aucune fonction RH, seulement un responsable administratif. Parmi les avantages que les free-lances apportent aux entreprises, Valérie Lanata souligne le confort que ce type de relation peut constituer pour un dirigeant : « Échanger avec une personne extérieure est plus confortable que d’être avec un salarié, cela évacue toute une dimension management. »

Dans de nombreux cas, les indépendants, quelle que soit leur spécialité, peuvent être amenés à s’engager dans une démarche de conseil. Dans le cas de Valérie Lanata, cela signifie aussi jouer un rôle d’alerte pour ne pas dériver vers un autre type de relation : « Selon moi, l’externalisation en mission d’accompagnement ne doit pas excéder deux jours par semaine. Si le besoin est supérieur, j’explore avec le dirigeant la nature de ce besoin pour voir si ma prestation est la plus adaptée ou s’il faut envisager une autre option. Dans les cas de mission ponctuelle, il est possible de passer jusqu’à trois jours par semaine, mais cela n’a pas vocation à être durable. »

L’expertise, oui mais…

Les free-lances peuvent aussi devenir des atouts clés dans le développement des entreprises. Olivia Chambrette a ainsi construit des cartographies de compétences à partir d’entretiens qui pouvaient avoir plusieurs objectifs : mettre en place des plans de formation adaptés, anticiper les montées en compétences stratégiques de l’entreprise, ou encore valoriser l’employabilité interne et externe de salariés. Dans certaines structures, notamment les associations, nombre de collaborateurs ne font pas de lien entre leurs compétences réelles et le marché de l’emploi. « Ils ont besoin d’une grille de lecture », résume Olivia Chambrette. Les free-lances peuvent également jouer un rôle dans la prise de décision stratégique des entreprises. Olivia Chambrette s’est retrouvée dans ce cas de figure lorsqu’elle a été sollicitée par une structure pilotée par un groupe de dirigeants. « Ils commençaient à avoir du mal à travailler ensemble, ils étaient dans une forme de conflit rentré, se souvient-elle. En alternant moments individuels et collectifs, je les ai aidés à faire sortir les points durs, à clarifier les choix possibles. Fallait-il aller à l’international ? Ne pas aller sur tel secteur ? Vendre leurs parts ? Embaucher ?… »

Contre toute attente, ce n’est pas toujours l’expertise qui constitue l’atout clé des free-lances vis-à-vis des entreprises. Anna Le Constant est devenue indépendante il y a trois ans, après un parcours en RH et en communication. Elle se montre même très modeste sous cet angle : « Je ne pense pas avoir une expertise très pointue. » C’est qu’elle apporte autre chose, en l’occurrence « un questionnement externe, un regard différent », vierge de toute connaissance préalable des process ou de la culture spécifiques de l’entreprise. « Je crois que je pose des questions qui peuvent pousser à la réflexion, conclut-elle. Il m’est arrivé de faire comprendre à un(e) entrepreneur(e) que son site Internet était construit pour une cible qui n’était pas vraiment la sienne aujourd’hui. Ce rapport d’étonnement éclaire souvent les porteurs de projets. »

Grâce à ses expériences multiples et à sa veille permanente, elle apporte aussi de nouveaux outils qui peuvent augmenter l’efficacité et la qualité du travail. Il lui est ainsi arrivé de faire découvrir un outil de management de projet dont les membres d’une entreprise n’avaient jamais entendu parler. Un cas de figure qu’elle estime « très fréquent », et dont les causes lui semblent aussi évidentes que répandues : « De manière générale, je trouve que les salariés manquent de temps pour faire de la veille, en particulier dans les petites entreprises. »

Risque d’ubérisation ?

L’indépendance est cependant un chemin parfois ardu. Catherine Pinson se souvient de ses débuts : « Faire la publicité de soi-même est difficile : se présenter, décrire son métier… Mais toutes ces étapes m’ont appris beaucoup de choses et m’ont apporté de l’assurance. » Si l’indépendance ne manque pas d’attraits, elle n’est pas pour autant une fin en soi pour toutes et tous. Si elle admet que le travail en indépendant est « très enrichissant » et offre une grande latitude, Catherine Pinson n’exclut aucune option pour l’avenir : « Je me donne un an et demi avant de faire un point. Je souhaite rester indépendante, mais je n’exclus pas de revenir au salariat ou d’être dans une situation mixte. » S’il offre moins d’autonomie, le salariat procure en effet une sécurité qui, tôt ou tard, au fil des évolutions personnelles, peut tarauder nombre d’indépendant(e)s. Un attrait qui pourrait augmenter avec la plateformisation croissante des travailleurs indépendants, comme le craint Olivia Chambrette : « Je reste vigilante car il y a un risque d’ubérisation des free-lances. Si je compare les tarifs pratiqués lorsque je me suis lancée avec ceux que j’ai observés sur certaines plateformes, il y a un écart notable. Les tarifs journaliers moyens ont tendance à baisser alors même que le nombre de free-lances augmente. Cela pose question. »

Tous free-lance ?

L’ancien monde va-t-il devoir s’effacer devant la marée montante des travailleurs indépendants, nouant des contrats avec des entreprises ravies de gérer ainsi au plus près leurs besoins de main-d’œuvre ? Si le mouvement s’amorce à peine en Europe, il semble déjà bien engagé aux États-Unis.

En 2017, le nombre de free-lances, en mode partiel ou total, a atteint 57 millions de personnes, selon un sondage commandé par Freelancers Union et la plateforme Upwork auquel ont répondu 6 000 personnes. Depuis 2014, cela représente une croissance de 8 %, soit une progression presque trois fois plus rapide que celle de la main-d’œuvre disponible (2,6 %). Sur l’ensemble des personnes ayant recours au travail en indépendant, 29 % en ont déjà fait leur unique source de revenu. En 2014, ils n’étaient que 17 % dans cette situation, soit un bond de 12 points en trois ans à peine. Interrogés sur les causes qui les poussent à adopter ce mode d’activité, une majorité de travailleurs indépendants a cité la liberté et la flexibilité. Si les taux actuels se maintiennent, une majorité de travailleurs américains serait free-lance ou aurait recours à ce statut dès… 2027. La projection a d’autant plus de chances de devenir réalité que l’indépendance est une valeur très prisée de la génération des millenials. Ils sont déjà 47 % à déclarer qu’ils travaillent déjà, au moins en partie, en mode free-lance.

Auteur

  • Gilmar Sequeira Martins