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Décodages

Au Canada, les entreprises ne font plus l’emploi

Décodages | Emploi | publié le : 01.01.2019 | Ludovic Hirtzmann

Longtemps créatrices d’emplois, les grandes entreprises canadiennes font grise mine. Pire, dans un contexte de plein-emploi, les grands groupes licencient.Les petites et moyennes entreprises (PME) font désormais la pluie et le beau temps sur le marché du travail, notamment dans la Belle Province.

Cela devient malheureusement une habitude. Bombardier, le géant canadien de l’aéronautique et du ferroviaire, a provoqué un coup de tonnerre avec l’annonce du licenciement de 5 000 salariés dans le monde, dont 2 500 au Québec. Déjà, en 2016, le groupe de 69 000 employés avait annoncé le départ de 14 500 collaborateurs d’ici à la fin 2018. Pourquoi toutes ces suppressions d’emploi ? « Nous souhaitons être une référence en matière de revenu par employé », a révélé récemment le P.-D.G. de Bombardier, Alain Bellemare, à Ottawa, lors d’une conférence destinée aux investisseurs. « Nous allons donc continuer de faire le ménage dans cette entreprise et en 2020, nous aurons une organisation de classe mondiale qui générera de fortes marges bénéficiaires et une très importante croissance interne. » Un discours tenu par tous les dirigeants successifs de la société depuis deux décennies, sans que la situation financière de Bombardier ne se soit améliorée. En 2015, pour renflouer le fleuron aéronautique et ferroviaire canadien, le Gouvernement québécois lui a prêté 1,3 milliard de dollars. La même année, la Caisse de dépôt et placement du Québec, dont le député LREM, Roland Lescure, était alors encore le numéro deux, a injecté 1,5 milliard de dollars. En pure perte pour les contribuables québécois. Longtemps entreprise chérie des habitants de la Belle Province, Bombardier est aujourd’hui honnie par l’opinion publique. Pire, la rémunération en hausse de 48 % de six dirigeants de l’entreprise, l’an dernier, a provoqué des manifestations. Aujourd’hui, les restructurations annoncées nagent en plein paradoxe. « Ce secteur est en pleine pénurie d’emplois », rappelle Renaud Gagné, directeur québécois du syndicat Unifor, très présent chez Bombardier.

Un avionneur qui n’en est pas un.

Il y aurait beaucoup à dire sur cette entreprise, née avec l’invention de la motoneige à la fin des années 1930. Elle s’est développée dans le ferroviaire quarante ans plus tard, puis à travers l’aéronautique dans les années 1980. En 1986, Bombardier a d’abord acheté Canadair, qui a fait sa réputation, puis les avions d’affaires américains Learjet quatre ans plus tard, mais aussi Short en Irlande du Nord et le constructeur de Havilland au Canada. L’entreprise, dont la famille fondatrice détient toujours le contrôle, a toujours procédé par croissance externe. Au début des années 2000, Bombardier a voulu prouver qu’elle était capable d’inventivité et a tenté de lancer une gamme d’appareils de plus de cent places. Pendant de nombreuses années, le dossier a ressemblé à l’Arlésienne. Jusqu’à ce qu’Airbus ne rachète, en 2017, la Série C. Il était temps. « Le syndicat a toujours fait d’énormes sacrifices et si la famille Bombardier-Beaudoin n’avait pas le contrôle des votes, cela fait longtemps qu’il y aurait eu une OPA sur Bombardier et qu’il n’y aurait plus de Bombardier au Québec. Le transfert à Airbus du programme Série C est une forme d’OPA déguisée », confie Claude Ananou, professeur de management à HEC Montréal.

L’automobile ne roule plus.

L’aéronautique n’est pas le seul secteur en panne. General Motors (GM) a annoncé, fin novembre, le licenciement de 2 500 personnes en Ontario et la fermeture de son usine d’Oshawa en 2019. De presque un million de véhicules en 2003, celle-ci n’en produit plus que 150 000 aujourd’hui. Et c’est partout la même chose dans le secteur automobile américain au Canada. Ford a annoncé, en début d’année, la fin de ses opérations en Amérique du Nord à l’horizon 2020. Les voitures américaines subissent la concurrence des européennes et des asiatiques. Les Canadiens se servent moins de leur véhicule dans les grandes villes. La mort du secteur automobile canadien serait un coup dur pour le pays. Plus de 125 000 Canadiens sont salariés dans les usines d’assemblage de l’Ontario. À l’échelle nationale, plus de 400 000 autres sont employés dans les services après-vente et chez les concessionnaires. L’automobile contribue à hauteur de 19 milliards de dollars au PIB de l’Ontario. Ce secteur a beaucoup souffert pendant la crise financière de 2008 avec des dizaines de milliers de pertes d’emplois. Les usines d’assemblage américaines au Canada ont licencié, taillé à la hache dans les fonds de pension, puis réembauché à coûts moindres. « Les enjeux ne sont pas tellement les salaires, mais plutôt les régimes de pension, dont ces grandes entreprises veulent se passer. Je le vois au quotidien lors de négociations », confie un avocat canadien, spécialiste des relations de travail, qui préfère rester anonyme. Pourtant, Ottawa a prêté 2,9 milliards de dollars en 2009, somme qui n’a jamais été remboursée par l’industrie automobile. « Nous sommes à la croisée des chemins », a déclaré fin novembre Jerry Dias, le président national du syndicat Unifor, qui représente les travailleurs de GM en Ontario. « La vérité, c’est que GM est sur le point de retirer tous ses investissements du Canada », a estimé le syndicaliste. On pourrait multiplier les exemples. Au gré d’erreurs stratégiques, le secteur pétrolier et gazier de l’Alberta n’est plus que l’ombre de ce qu’il était il y a quinze ans. L’ex-eldorado canadien compte aujourd’hui un taux de chômage inquiétant (7,3 %), l’un des plus élevés du Canada.

Mutation de l’emploi.

Professeure à l’École de gestion Telfer de l’université d’Ottawa, Martine Spence explique : « Ces entreprises (Bombardier, GM, etc.) font partie du siècle dernier. La concurrence se fait plus acerbe avec de nouveaux joueurs provenant des pays émergents, qui ont une main-d’œuvre moins chère, des charges sociales moins élevées et des employés moins exigeants. Le savoir-faire a été désormais acquis dans ces pays. » Les grandes entreprises ne recrutent plus ? Fort heureusement, les PME sont là. Sur les routes de la Belle Province, on voit fleurir les panneaux : « On embauche. » Services publics, grandes banques et jeux vidéo exceptés, avec le Français Ubisoft et ses 4 000 employés, le Québec n’est plus qu’un immense tissu de PME. Des petites entreprises performantes et créatrices d’emplois. Du coup, le taux de chômage n’est plus que de 5,8 % au Canada, et de 5,2 % au Québec. Selon l’enquête statistique exhaustive menée en 2016 par le ministère de l’Innovation, des Sciences et du Développement économique du Canada, les petites entreprises en Ontario et au Québec (les deux tiers de la population canadienne) sont responsables de l’embauche de 70,5 % des Canadiens, les moyennes entreprises de 19,8 % et les grandes entreprises de 9,7 %. Tout est dit. L’absence relative de grandes sociétés au Québec n’en inquiète pas moins les responsables politiques. Environ deux tiers des 500 plus grandes entreprises du Québec n’ont pas leur siège social à Montréal, et parmi les plus importantes, comme la Banque de Montréal ou le consortium BCE, toutes leurs fonctions stratégiques ont été déplacées hors de la Belle province. « Le Québec devient-il une économie de succursales ? » s’était déjà interrogé en 2016 celui qui n’était pas encore Premier ministre du Québec, François Legault. Le constat est le même au Canada. L’économie canadienne parvient à pallier le manque de grandes entreprises. « Lorsque les fleurons de l’industrie de la haute technologie, Nortel et JDS Uniphase, ont fait faillite, plusieurs dizaines d’anciens employés sont devenus entrepreneurs. Certains ont lancé des start-up technologiques et ont embauché d’anciens collègues. D’autres se sont reconvertis dans des secteurs totalement différents, comme l’achat de franchises de café, la reprise de l’entreprise familiale », indique Martine Spence.

Des jeunes entrepreneurs.

Outre les problèmes structurels, la situation des grandes entreprises risque de ne pas s’améliorer. Selon un récent sondage, les jeunes Québécois rêvent d’entrepreneuriat et de moins en moins de salariat. Et ce, dès le plus jeune âge. À l’aube des vacances scolaires d’été, chaque année, le Québec en culottes courtes entreprend. Des centaines d’enfants âgés de 5 à 12 ans envahissent les rues des villes de la province pour « partir leur business », comme on dit au Québec. Nom de code : la grande journée des petits entrepreneurs. Ces patrons en herbe vendent qui des pâtisseries, qui des boissons. Si l’idée fait sourire, elle ancre l’esprit d’entreprise chez des bambins parfois à peine sortis de la maternelle. L’entrepreneuriat chez les jeunes est pris très au sérieux. « Tous les entrepreneurs québécois sont essentiels à notre économie. Une majorité d’entre eux joue un rôle spécifique et indispensable au tissu local et régional de notre développement », souligne Rina Marchand, directrice principale Contenus et innovation, Réseau M, de la Fondation de l’entrepreneurship. Du coup, pour certains jeunes Québécois, les vraies vacances, c’est entreprendre, grâce à des camps pour apprendre à devenir patron, tel le Camp d’été de l’école d’entrepreneurship de la région de la Beauce. Les entrepreneurs plus âgés ont aussi le vent en poupe. Directeur financier de Mecademic, une firme montréalaise qui fabrique des robots portatifs de précision, Philippe Jacome a voulu devenir entrepreneur à 35 ans. « L’apprentissage et les défis sont quotidiens dans le domaine de l’entrepreneuriat et c’est justement pour le besoin d’accomplissement, de réalisation de soi que j’ai relevé le défi », confie-t-il. Un discours que partage Marco Gartenhaus, le fondateur de CANOtogo, une jeune firme de vente de tasses réutilisables. « Le salariat apporte une stabilité financière et beaucoup de défis, mais je vois une belle opportunité de se développer lorsque l’on crée un projet rassembleur lié à une cause qui nous tient à cœur », résume ce jeune entrepreneur de 29 ans.

Beaucoup de jobines.

Que ce soit dans les grandes ou dans les petites entreprises, le Canada reste malgré tout le royaume des jobines (ces petits jobs mal payés). « Il y a beaucoup de jobines payées au salaire minimum (au Québec, 8 euros de l’heure). Et ce, malgré une forte pénurie de main-d’œuvre », confie une conseillère lors d’une récente foire de l’emploi qui s’est tenue à Montréal. Si la conseillère d’orientation assure que quelques patrons sont obligés d’augmenter les salaires pour garder leurs employés, des centaines de milliers de travailleurs perçoivent le salaire minimum dans les chaînes de restauration rapide. Derrière le stand du géant Kentucky Fried Chicken, un recruteur se désole de ne pas trouver de candidats. « Nos employés sont âgés et ils aiment leurs emplois. Mais les jeunes ne veulent pas travailler le soir et les week-ends », assure-t-il. Pour quel salaire ? « Le salaire minimum », répond le démarcheur. Un peu plus loin, la recruteuse d’un centre de télémarketing vante son entreprise. « Si vous travaillez chez nous, il y a des primes d’un dollar, en plus du salaire minimum. Ce sont d’excellentes conditions de travail », assure la jeune femme. Des jobines bien peu alléchantes qui poussent beaucoup de Québécois à « partir leur business ».

Chiffres

Répartition du nombre d’employés selon la taille de l’entreprise au Québec :

• Entreprises de moins de 20 employés : 28,6 %

• Entreprises de 20 à 99 employés : 34,1 %

• Entreprises de 100 à 500 employés : 21,2 %

• Entreprises de plus de 500 employés : 16,1 %.

Source : Institut de la statistique du Québec – 2017.

Auteur

  • Ludovic Hirtzmann