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Priorités à l’inspection

Décodages | Travail | publié le : 01.12.2018 | Judith Chétrit

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Priorités à l’inspection

Crédit photo Judith Chétrit

En 2019, le ministère du Travail veut atteindre le plafond de 300 000 interventions, réalisées par les inspecteurs du travail, en exigeant une priorisation des contrôles. Mais ce corps d’inspection, dont les services ont été réorganisés, crie au manque d’effectifs et dénonce un travail sous pression…

Mi-octobre, la victoire devant la Cour de cassation de l’inspectrice du travail Laura Pfeiffer, condamnée en première instance à une amende avec sursis pour « recel » et « violation du secret professionnel », a fait du bruit parmi les agents du ministère du Travail. Appelée à être rejugée sur le fond à la lumière de la récente loi sur le statut de lanceur d’alerte, ce dossier était né des suites d’un contrôle datant de 2013 à l’usine Tefal de Rumilly, en Haute-Savoie. Considérant que l’accord sur le temps de travail devait être renégocié, l’inspectrice avait fait remonter ses suspicions à son supérieur, mais l’entretien fut houleux. Quelques mois plus tard, celle-ci recevait dans sa boîte mail professionnelle des messages révélant des liens de connivence entre sa direction et celle de Tefal poussant à sa mutation, courriels qui avaient été obtenus frauduleusement par un salarié de l’usine.

Des tensions en interne.

Cette affaire, qui dure depuis plus de cinq ans, a mobilisé les syndicats « dans un contexte où le ministère multiplie les sanctions, les menaces et les notes de service visant à les mettre au pas », comme le mentionne un communiqué « en défense d’une inspection du travail indépendante du pouvoir politique et du patronat ». Elle fait écho aux tensions sous-jacentes qui traversent ce corps, également confronté aux transformations du travail et du marché de l’emploi, et à qui le ministère réclame une priorisation des missions qui devront représenter la moitié de l’objectif de 300 000 interventions annuelles en 2019, contre 261 000 en 2017. Celles-ci sont désormais au nombre de quatre : la lutte contre le travail illégal, la lutte contre la fraude au travail détaché, le respect de l’égalité salariale entre les femmes et les hommes ainsi que les risques de chutes de hauteur et de présence d’amiante. « Nous sommes au sein du cœur nucléaire dans le métier d’inspecteur du travail. Il est nécessaire d’avoir une action collective et organisée plutôt qu’une multitude d’actions désordonnées en fonction des compétences, des appétences et des initiatives de chacun », plaide Laurent Vilboeuf, directeur adjoint à la direction générale du travail. Ainsi, après l’introduction d’un nouveau plan sur l’égalité professionnelle, le Gouvernement s’est engagé à une augmentation des contrôles dans ce domaine, soit 10 000 visites annuelles au cours des trois prochaines années.

Égalité et arbitrage.

Si certaines entreprises ont déjà signé des accords ou des plans d’action pour corriger des inégalités à poste équivalent, l’équité des rémunérations entre les hommes et les femmes reste un dossier sensible dans la société et au ministère où l’on reconnaît une trop faible couverture. En cas d’écarts « injustifiés » de rémunération entre les femmes et les hommes d’ici 2022, les entreprises de plus de 50 collaborateurs pourront être sanctionnées d’une amende allant jusqu’à 1 % de la masse salariale. Chargés de veiller au respect de l’application de la législation du travail, certains inspecteurs font état d’un malaise à assumer convenablement leurs missions de contrôle, mais aussi de conseil auprès des salariés et des employeurs. « Si ce sont de vrais sujets qui ne sont pas contestables sur le fond, cela se traduit par une pression supplémentaire. L’arbitrage se fera toujours par rapport à quelque chose d’autre, mais l’administration ne nous dira jamais ce qu’il faut faire en moins. Il y a également des procédures pour lesquelles nous avons des contraintes de temps à respecter, comme le licenciement de salariés protégés ou des urgences de sécurité quand notre périmètre comprend des zones industrielles », estime Gilles Gourc, inspecteur du travail et syndiqué à la CNT (Confédération nationale du travail). « L’arbitrage se faisait déjà de manière implicite au quotidien. Maintenant, l’administration prend la responsabilité collective de dire où il est important d’aller », répond Laurent Vilboeuf.

Complexité accrue.

Actuellement, comme le pointe un rapport de la Cour des comptes en 2016, deux indicateurs mesurent l’activité de ce corps d’inspection caractérisé par une « tradition d’autonomie, voire d’individualisme, dans le choix des contrôles ». D’une part, le nombre de journées par semaine consacrées au contrôle et à l’enquête en entreprise est idéalement au nombre de deux. D’autre part, le nombre annuel d’interventions au sens large se situe aux alentours de 120 par agent. Par ailleurs, théoriquement, 35 % des contrôles devaient découler de priorités fixées nationalement, mais « cette part s’est élevée à 28 % en 2012, à 29 % en 2013 et à 21 % en 2014 ». Aujourd’hui, la direction générale du travail se félicite d’une remontée à 38 % en 2018 en lorgnant un objectif fixé à 50 % pour 2019. « Il y a déjà eu un nombre d’interventions qui a été revu à la baisse même si ce n’est pas explicitement formulé », observe Astrid Toussaint, membre du conseil national de Sud Travail. « Il y a des situations dont les salariés nous alertent qu’on ne peut pas différer. Ce serait méconnaître la réalité actuelle du monde du travail où on entend parler de beaucoup de risques psychosociaux. Ce sont nous qui avons les gens en face. » Autant de craintes qui s’inscrivent dans un contexte difficile : les dernières années ont vu l’introduction de nouveaux textes législatifs et réglementaires à assimiler au fil des décrets d’application comme la loi Macron de 2015, la loi Travail de 2016 et les récentes ordonnances de réforme du Code du travail. « Le droit du travail, qui est de plus en plus éclaté et singularisé dans les entreprises, ajoute aussi à la complexité du travail des inspecteurs. Pour contrôler une entreprise, il faut désormais disposer de données plus nombreuses avec les accords de branche, de groupe ou d’établissement », relève Michel Vergez, ancien inspecteur à la retraite depuis un an. Puis, il y a eu cette réforme de l’organisation interne de l’inspection du travail. Les postes d’agents de contrôle (initialement plus nombreux que les inspecteurs et d’un rang hiérarchique et salarial inférieur) ont été progressivement fusionnés avec des postes d’inspecteurs redécoupés dans des unités de contrôle regroupant une petite dizaine d’agents, contre des sections historiquement plus petites et composées de trois agents. « Il y a eu la création d’une nouvelle couche d’encadrement avec la création d’un responsable d’unité de contrôle. Ce sont des managers à temps plein, qui n’ont pas de secteur géographique dans leur périmètre mais qui restent comptabilisés comme agents de contrôle. Cela participe à l’invisibilisation des agents qui font concrètement des contrôles en entreprise », pointe Gilles Gourc.

Suppressions et ouvertures.

La question des effectifs et des postes vacants cristallise une partie des tensions, à l’heure où le budget 2018 prévoit de supprimer 239 effectifs temps plein au ministère du Travail. Il reste compliqué d’avoir une idée précise de l’ampleur, mais une quarantaine de sections d’inspection du travail ont été supprimées, notamment dans une région historiquement déficitaire comme l’Île-de-France ou en Auvergne – Rhône-Alpes. La quarantaine de places annuelles ouvertes au concours n’est pas jugée comme suffisante par les syndicats au regard des quelques centaines de départs à la retraite. « En raison de l’austérité budgétaire, tous les postes actuels ne sont pas pourvus et il y a eu des départs à la retraite qui n’ont pas été remplacés », tonne Julien Boeldieu, secrétaire national de la CGT-TEFP (travail emploi formation professionnelle). Résultat, poursuit-il, des agents récupèrent la charge de travail du poste laissé vacant. Son syndicat faisait ainsi partie des organisations à avoir appelé à la grève contre les suppressions de postes et les fermetures de sections en mars dernier. « Il faudrait aussi ne pas comptabiliser les quelque 250 contrôleurs qui partent en formation tous les six mois avant de devenir inspecteurs ou les agents de l’Uracti, l’unité de contrôle à compétence régionale chargée de la lutte contre le travail illégal, qui ne s’occupent pas d’autres actions prioritaires », ajoute Astrid Toussaint.

Lors de l’introduction de cette nouvelle organisation territoriale du système d’inspection du travail, effective depuis janvier 2015, le ministère mettait en avant la plus grande transversalité du travail effectué, une meilleure prise en compte des spécificités des territoires et une plus grande coordination des campagnes de contrôle. Selon Muriel Pénicaud qui parle d’une « charge de travail qui n’est pas inabsorbable » avec un contrôleur pour quelque 8 500 salariés, le nombre global se situant dans la moyenne recommandée par l’OIT, soit un agent de contrôle pour 10 000 salariés. Au-delà de la bataille de chiffres, un mal-être certain s’est installé au sein de ce corps de fonctionnaires. « On choisit encore la façon de contrôler mais on a de plus en plus d’actions prioritaires », raconte une contrôleuse du travail qui cumule quasiment vingt années d’expérience. Pour elle, ce qui risque d’être le plus criant avec cette réorganisation c’est la diminution du nombre de contrôles dans les entreprises de moins de 50 salariés, soit le cœur historique de l’activité des feus contrôleurs du travail. Mais le ministère promet un plan d’action spécifique à ces TPE et PME, constituant le cœur du tissu d’emploi en France, avec une problématique ciblée par département.

Géographie, contexte et activités.

Le temps des agents se décompose en tenant compte des permanences hebdomadaires pour les salariés, du suivi administratif des dossiers et autres convocations d’employeurs pour leur expliquer la législation et les inciter à régulariser des situations passibles de sanctions pénales qui représentent moins de 5 % des observations adressées à la hiérarchie. « Il y a toujours eu la politique qu’affiche le ministère, et sa déclinaison sur le terrain en fonction des agents », souligne Michel Vergez. « Cela dépend aussi beaucoup de la géographie, du contexte économique et du type d’activités traitées ». Une manifestation récurrente du ras-le-bol exprimé par certains agents ? Avec plusieurs changements de logiciels administratifs en quelques années, des inspecteurs et contrôleurs ne rendaient plus compte de leur activité en boycottant l’usage de ces outils d’enregistrement. « Une action n’a pas toujours la même valeur de temps d’enquête et d’exécution », ajoute-t-il. Car, que deviennent les lettres d’observation et les procès-verbaux transmis par l’inspection du travail ? Bien souvent, comme pointé à plusieurs reprises ces dernières années, l’instruction des dossiers au pénal peine à suivre son cours, faute de moyens sur le terrain. Désormais, les inspecteurs disposent d’un pouvoir de sanction administrative en cas de non-respect, par exemple, des règles de détachement des travailleurs étrangers et d’un pouvoir étendu d’enquête sur le travail illégal. Sur des dossiers complexes et techniques comme les questions de harcèlement ou de santé au travail, le temps d’enquête est parfois trop long pour des équipes sous tension et se plaignant de ne pas disposer d’outils suffisants de formation et d’aide au contrôle. « Cela présuppose des moyens pour évaluer l’ensemble des bulletins de paie, sachant qu’il y a de moins en moins de grilles objectives d’évolution salariale et que l’employeur a le droit de faire des distinctions si elles reposent sur une motivation d’ordre professionnel », note Julien Boeldieu. Pour lui, les inspecteurs ne sont pas des « statisticiens formés à faire des analyses poussées ». Pour l’instant, le ministère parle d’un « faisceau de cinq critères » qui permettront de trancher à partir d’une méthodologie unique. Aujourd’hui, à âge et poste équivalents, les femmes gagnent 9 % de moins que leurs homologues masculins. Par ailleurs, les agents se plaignent également de n’être que peu ou mal formés à la détection de cas de harcèlement et de violences sexuelles et sexistes au travail. Un réseau interne de formateurs et de formatrices a été mis en place via l’Institut national du travail, de l’emploi et de la formation professionnelle (relevant du ministère) mais se fait sur la base du volontariat et de leur autoformation sur le terrain. « Ce sont avant tout des compétences internes d’agents engagés », précise Gilles Gourc. Dans le sillage de la vague #MeToo, l’Association européenne contre les violences faites aux femmes au travail (AVFT) a déjà été sollicitée pour des formations par des directions territoriales mais « ce n’est pas systématique partout aujourd’hui », pointe Marilyn Baldeck, déléguée générale. « Il faut aussi remplir les journées de formation. Parfois, il n’y a ni feu vert de la hiérarchie ni un encouragement, car les agents sont déjà acculés de travail ». Un engagement pourtant pris par le ministère du Travail lors de l’annonce du plan gouvernemental en mars dernier. Et déjà, d’autres engagements se profilent.

Sensibilisation aux discriminations.

À la suite de la signature cet été d’une charte LGBT de l’association L’autre Cercle, il est prévu qu’au cours de leur formation, les inspecteurs du travail soient sensibilisés au détour d’un futur module sur les discriminations liées à l’orientation sexuelle afin de s’attaquer à « de nombreuses discriminations cachées », d’après Muriel Pénicaud. Si l’inspection du travail confie ne pas recevoir « énormément » de plaintes à ce sujet, c’est un dossier appelé à prendre de l’ampleur face à des cas d’homophobie se manifestant dans les couloirs d’un bureau, au détour d’un entretien de recrutement ou bien d’évaluation.

Philippe Auvergnon Directeur de recherches au CNRS et à l’université de Bordeaux.
« L’inquiétude d’un risque de dépersonnalisation du métier »

« Nous pouvons espérer que l’on arrive au bout d’un long temps de réorganisation et de réforme, quasi permanentes, de l’inspection du travail ou de son environnement administratif. Pour l’inspecteur du travail, le grand changement est qu’il n’est plus chef de service à la tête d’une section mais qu’il est inclus dans une unité de contrôle ayant un responsable, dont l’action doit prendre en compte des priorités locales, nationales et européennes. Avec la création d’unités spécialisées, le problème de la répartition du travail et des contrôles n’est pas toujours réglé au quotidien. Plus fondamentalement, la logique de forte priorisation du contrôle peut nuire à l’approche généraliste traditionnelle de l’inspection française, dont plus de la moitié du temps des agents était déjà consacrée à la santé et la sécurité. Enfin, si une certaine confusion entre indépendance et autonomie doit continuer d’être dissipée, ceci n’empêche pas de s’inquiéter d’un risque de dépersonnalisation du métier et, le cas échéant, de démobilisation larvée des agents. »

Auteur

  • Judith Chétrit