logo Info-Social RH
Se connecter
Newsletter

Décodages

Le tabou des addictions au travail

Décodages | Santé | publié le : 01.12.2018 | Valérie Auribault

Image

Le tabou des addictions au travail

Crédit photo Valérie Auribault

Alcool, drogues, médicaments… toutes les entreprises sont concernées par les addictions qui ont de réelles répercussions sur la qualité du travail fourni. Mais le sujet reste sensible et rarement pris en compte.

La conductrice du car prenait des somnifères depuis sept ans. Était-elle en capacité de conduire ? La question à laquelle doit répondre la justice est lourde de conséquences. Néanmoins, le 14 décembre 2017, la collision entre un car scolaire et un train a coûté la vie à six collégiens à Millas, dans les Pyrénées-Orientales. « Dans notre pays, la consommation de médicaments est massive, constate Alexis Peschard, addictologue, fondateur et directeur associé de GAE Conseil. Il y a une pratique addictive des somnifères, des antidépresseurs, des anxiolytiques et autres psychotropes. La prise de ces produits licites peut constituer un danger lorsque la personne occupe un poste de sécurité comme la conduite d’engins, de trains, de bus ou qu’elle travaille, par exemple, en haut d’une grue. La vigilance s’en trouve altérée ». Or, généralement, les entreprises n’ont pas connaissance de la consommation de ce type de substances par leurs salariés. « L’addiction est plus difficile à déceler en cas de prise de médicaments par un salarié que toute autre substance », admet le docteur Sylvaine Marie-Dupont, médecin du travail depuis 18 ans au centre médical artisanal et interprofessionnel du Calvados (CMAIC).

En France, 20 % des accidents du travail sont imputables à la consommation d’une substance psychoactive, selon une étude réalisée par le cabinet GAE Conseil en avril 2018 dans le cadre d’une mission parlementaire sur la santé au travail. Le troisième plan de santé au travail (2016-2020), dont la priorité est de faire du travail un facteur de santé, a mis pour la première fois l’accent sur la nécessité d’actions concernant les maladies multifactorielles et notamment la prévention des pratiques addictives en milieu professionnel. « Mais cette ouverture ne favorise que le cas par cas et n’encourage pas une réelle sensibilisation collective », regrette l’addictologue Alexis Peschard. Parmi les substances psychoactives les plus consommées au travail, arrivent en tête l’alcool, le cannabis et la cocaïne. Avec des effets directs et évidents : baisse des performances, mauvaise ambiance, accidents du travail et absentéisme. Mais souvent, trop peu formés et sensibilisés, les responsables des ressources humaines et les managers ferment les yeux. « L’un de mes collaborateurs arrive en retard trois jours par semaine. Je ne dis rien, car il a un problème d’alcool », explique un RH. « Par contre, aucune indulgence pour celui qui arrivera en retard une fois pour cause d’enfant malade. Le supérieur hiérarchique estimera que celui-ci n’a pas d’excuse », dénonce Alexis Peschard.

Prévenir les risques.

Rarement, les addictions font l’objet d’une véritable prise en compte. Ces salariés addicts peuvent parfois présenter un haut niveau de compétences, surtout sur certains postes sensibles. Pour l’entreprise, ils « valent encore le coup, poursuit Alexis Peschard. Mais pour un nouvel arrivant, c’est la porte ». Pourtant, tout employeur a l’obligation d’élaborer un plan de réduction des comportements addictifs afin d’organiser sa politique globale de santé-sécurité (L4121-1) et de prévention. Et en cas d’accident, « la responsabilité pénale et juridique de l’entreprise est engagée. Si on prend un pot pour fêter un départ, que le commercial reprend le volant derrière, et qu’il cause un accident, l’entreprise est responsable », souligne Christian Tremoyet, président de l’association Amitié La Poste-Orange. Créée en 1962, l’association a été impulsée « par des salariés qui avaient des problèmes d’alcool au sein des PTT d’alors », se souvient Christian Tremoyet. Mais 80 % des entreprises s’avouent démunies face à ce problème (selon un sondage BVA de 2014). Officiellement, 10 % des salariés seraient pourtant concernés par un problème lié à l’alcool. Un quart des entreprises serait impacté. « Certains responsables RH, qui sont bienveillants et qui souhaitent que ces salariés soient accompagnés, flanchent au bout d’une heure de réunion et n’osent finalement pas aborder le problème de l’alcool avec l’employé en question. Cela reste tabou », explique Gaël Peschard. « J’étais une buveuse du soir, confie Ariane Pommery, aujourd’hui patiente-experte à l’hôpital Bichat. Pendant la journée au travail, personne ne se rendait compte de ma maladie. Car c’en est une. Mais certains jours, j’étais dans l’incapacité de travailler durant toute la matinée. Et je ne pouvais en parler ». Pour Alexis Peschard, « il est temps d’impliquer et de sensibiliser toutes les parties prenantes. Les ressources humaines, les managers, le CSE et les délégués du personnel doivent être formés au repérage précoce de ces addictions, à l’évaluation, à la prévention et au traitement de ces risques ». Les salariés aussi. « Avant de mettre un avertissement à l’un d’eux pour cause d’état d’ébriété, poursuit-il, il faut comprendre pourquoi il a un problème avec l’alcool. Le licenciement, la sanction ne peuvent être la solution ». Une situation familiale tendue, un divorce… Et le salarié peut sombrer. Mais pas seulement. L’addiction est souvent liée au stress au travail. « Les cadres font face aux horaires à rallonge, aux conflits de travail, aux objectifs à atteindre… l’alcool, le cannabis peuvent être pris pour décompresser et faire baisser la pression. Mais il y a souvent un déni de la dangerosité. Cette consommation s’est banalisée, comme celle du tabac », met en garde Sylvaine Marie-Dupont. Les managers sont trop souvent oubliés. « Souvent, ces derniers sensibilisent leurs collaborateurs mais eux-mêmes sont seuls face à leurs responsabilités. Ils ne doivent pas être laissés au bord du chemin », rappelle Christian Tremoyet.

Sensibilisation et accompagnement.

Devenue patiente-experte après sa propre guérison, Ariane Pommery intervient désormais au sein des entreprises dans le cadre de réunions collectives de sensibilisation. « Autrefois, on ne disait rien. Les collègues faisaient le travail à la place du salarié addict jusqu’à ce que la rancœur explose. Ou bien on attendait qu’il parte à la retraite. Désormais, l’entreprise évolue. Il y a une véritable prise en compte de la situation ». Après ce genre de réunions, le salarié en situation addictive peut contacter l’intervenant à l’abri des regards de ses collègues pour éviter toute stigmatisation. Des animations sont organisées à l’hôpital Bichat, où infirmiers et travailleurs sociaux sont formés à cette problématique. La prévention passe aussi par le dépistage, surtout en vue de la conduite d’engins. « Si le dépistage est correctement expliqué, il est bien perçu par les collaborateurs qui n’ont pas l’impression d’être fliqués », explique Jean-Jacques Cado, fondateur d’Ithylo, qui a conçu le premier éthylotest connecté. Via une application sur son Smartphone, le collaborateur procède lui-même à son dépistage pour savoir s’il est apte à prendre le volant. « La plupart des entreprises ont une politique de la main tendue, notamment dans le secteur du BTP », poursuit-il.

La société Normandie Logistique a opté pour l’éthylotest. « Nous voyons peu nos conducteurs. C’est difficile d’intervenir, ils sont toujours sur la route. Donc, en plus de nos campagnes de sensibilisation au sein de nos locaux, l’éthylotest nous semblait être une solution pratique et rapide, explique Clémentine Frangne, chargée des relations sociales et des conditions de travail au sein de l’entreprise de transports. Nous avons d’ailleurs eu certains résultats positifs à l’alcool. Parfois inférieurs au taux légal autorisé mais une fois avec un taux important. Nous avons donc orienté l’employé vers la médecine du travail. » Des médecins du travail qui dirigent ensuite les personnes concernées vers le médecin traitant. « Ces personnes sont repérées de plus en plus tôt par l’employeur et par nos services, souligne Sylvaine Marie-Dupont. Notre rôle est d’accompagner le salarié vers le soin et ce dans le respect du secret médical ». IRP Auto, groupe de protection sociale des professionnels des services de l’automobile, organise des jeux de plateaux pour favoriser l’échange et former les managers « afin d’adopter les bonnes conduites. Ils ont besoin d’être accompagnés pour pouvoir détecter le salarié à risques », précise Chloé Besson, responsable du département solidarité prévention. À travers ces outils ludiques organisés en présence d’un addictologue, les salariés testent notamment des lunettes de simulation pour juger de leurs réflexes après avoir bu ou fumé du cannabis. L’entreprise effectue ces mêmes interventions au sein des CFA. « C’est très important de sensibiliser cette tranche d’âge qui constitue les professionnels de demain », poursuit Chloé Besson. « Nous devons nous adresser à tous les salariés, y compris aux biens portants, insiste Christian Tremoyet. Nous travaillons de concert avec les membres du CHSCT et les syndicats sont fortement impliqués. S’il y a un malade dans un service, c’est sur l’ensemble des collaborateurs qu’il faut agir. Souvent lorsqu’il y a un problème au travail, nous constatons un problème d’addiction derrière. À nous de convoquer le salarié, sans le sanctionner, mais pour l’écouter, l’orienter et l’aider. » L’association, financée par La Poste et Orange, intervient sur tous les types d’addictions, qu’elles soient comportementales, liées aux jeux d’argent et même aux jeux vidéo. Et le développement vertigineux des jeux de réalité visuelle laisse penser que le phénomène des addictions n’a pas fini d’empoisonner le monde du travail.

Des dépistages très encadrés

L’entreprise se doit d’assurer la sécurité et de protéger la santé physique et mentale de ses salariés. Dans le cadre des addictions en milieux professionnels, les employeurs sont autorisés à pratiquer des tests salivaires aléatoires pour détecter la consommation de produits stupéfiants par leurs salariés. Une décision du Conseil d’État du 5 décembre 2016 fixe un cadre juridique précis afin d’encadrer les conditions de ces tests. Ces derniers doivent être stipulés dans le règlement intérieur de l’entreprise. Aussi, le salarié concerné doit donner son accord et être informé qu’en cas de refus, il s’expose à une sanction disciplinaire pouvant aller jusqu’au licenciement. Toutefois, ces tests salivaires sont spécifiquement prévus dans le cadre de postes dits « hypersensibles drogue et alcool ». Des postes pour lesquels la consommation de ces produits peut engendrer un danger pour le salarié ainsi que pour ses collègues. Ces postes doivent être identifiés en collaboration avec le médecin du travail et les délégués du personnel. En cas de résultats positifs, le salarié doit pouvoir contester ces tests qui présentent une certaine marge d’erreur. Le salarié peut avoir recours à une contre-expertise médicale à la charge de l’employeur. Ces tests doivent être pratiqués par un supérieur hiérarchique formé à l’administration et à la lecture de ces tests. Bien que ces derniers ne soient pas couverts par le secret médical, l’employeur est tenu au secret professionnel quant à ses résultats.

Auteur

  • Valérie Auribault