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Gilbert Cette Itinéraire d’un économiste bien dans sa cour

Décodages | Recherche | publié le : 01.12.2018 | Sophie Massieu

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Gilbert Cette Itinéraire d’un économiste bien dans sa cour

Crédit photo Sophie Massieu

Gilbert Cette, 62 ans, fait partie du petit cercle des économistes médiatiques. Spécialiste de l’emploi et du marché du travail, il a été conseiller, notamment de François Hollande, puis d’Emmanuel Macron. Son objectif : inscrire son expertise dans la lutte contre la pauvreté. Cet intérêt pour la protection sociale est en bonne partie lié à son histoire personnelle. Son choix de devenir économiste, lui, résulte du hasard.

Difficile de trouver un créneau disponible dans un emploi du temps qui, on le comprend très vite, offre peu de disponibilités. Gilbert Cette en a tout de même trouvé un en acceptant de nous rencontrer pour dresser ce portrait. « Avec plaisir, vous me flattez ! » Sans faux-semblant, sa réponse, simple et enthousiaste, arrive par mail, moins d’une demi-journée après notre sollicitation. Rendez-vous est donc pris un dimanche, à 17 heures. Après avoir rendu visite à sa mère, avant de préparer un dîner pour des amis, et de raccompagner sa fille aînée à la gare routière de banlieue nord à 23 heures, pour qu’elle regagne sa vie d’étudiante en Hollande. Pour autant, l’économiste spécialiste du marché du travail et de l’emploi ne reçoit pas entre deux portes. Chaleureux, il accueille à son domicile et accepte de partager. Ses convictions, mais aussi son histoire.

Première bonne surprise : il a parfaitement compris, et accepté, la dimension personnelle que revêt un portrait, alors qu’on le soupçonne d’être familier des cercles du pouvoir, de murmurer à l’oreille des politiques… On imagine en conséquence qu’il sera assez distant et, pour tout dire, quelque peu égocentrique, mais c’est un tout autre personnage qui se dévoile. « Il a la volonté de mettre sa science au service de l’action publique », affirme son ami et confrère économiste Élie Cohen, avec qui il a souvent collaboré et coécrit.

Des analyses reprises par la loi travail.

Gilbert Cette, lui-même, confie avoir mis son expertise économique au service des candidats de la gauche socialiste depuis François Mitterrand en 1988, exception faite de Ségolène Royal. Il s’est surtout investi dans la campagne de François Hollande. « J’étais membre du groupe de la Rotonde. On a passé des nuits à préparer des notes, se souvient-il. Nous travaillions en présence d’Emmanuel. » Il appelle le président de la République par son prénom, on l’imagine facilement le tutoyer. Mais il refuse de dire s’il le fréquente, la façon dont il lui fait passer ses analyses. Pudeur ? Discrétion ? « De toute façon, observe Élie Cohen, Macron consulte beaucoup, mais décide seul. » « Chacun son boulot, commente Gilbert Cette. Je livre mon diagnostic, ma réflexion, mon expertise. Les hommes politiques, eux, doivent aussi prendre en compte d’autres contingences, personnelles, de compromis, d’élection… » Très peu pour lui, qui ne détient plus de cartes au PS ni à la CFDT qu’il a possédées pendant plusieurs années.

Il n’a pas toujours été aussi éloigné de la sphère politique. Il a même été membre du cabinet de Martine Aubry, au temps de la mise en place des 35 heures, au sein du Gouvernement Jospin. Une expérience sur laquelle il ne s’étend pas, et qui lui a sans doute laissé un goût amer : « Parfois, notre travail de réflexion et de conseil auprès d’un ministre est balayé au dernier moment en raison de considérations politiques ; et des décisions mauvaises pour le pays mises en œuvre. » « Le pouvoir ne l’a pas changé, il n’a pas pris la grosse tête », confie sa cousine germaine et professeur de lettres, Françoise Bedoucha, très proche de lui sans pour autant s’intéresser à son domaine d’activité professionnelle. « Il a parfois été déçu, il s’investit tellement dans ce qu’il fait… Mais il a toujours réagi humainement. » Aujourd’hui, il dit se sentir « plus utile à l’extérieur », pour faire avancer ses réflexions. Sans succès lorsqu’il a milité contre le prélèvement à la source de l’impôt sur le revenu. Mais avec la grande satisfaction avouée de voir les ordonnances de la loi travail reprendre une bonne part des analyses qu’il a développées avec son ami l’avocat Jacques Barthélémy. À commencer par le transfert des cotisations sociales sur la CSG, qu’il préconisait depuis 2007 : « Ce qui relève de la protection sociale universelle, de la famille, de la santé doit être financé par des prélèvements les plus larges possible, puisque tout le monde y a droit. Donc, cela doit reposer sur la CSG ou la TVA. » À l’inverse, ce qui s’appuie sur une logique assurancielle, le chômage, la retraite… lui semblent devoir rester l’objet de cotisations spécifiques. Au passage, il tacle sans ambiguïté le « discours démagogique » de la dégressivité des allocations-chômage : « Décréter a priori qu’en six mois une personne n’a pas fait d’effort pour retrouver un emploi est indigne. Il ne faut sanctionner qu’en cas de refus de poste. »

Une énorme capacité de travail.

Sans faire preuve d’une originalité féroce, Gilbert Cette clame que la priorité de la France doit être l’emploi. C’est aussi la sienne et le sens de ses recommandations. C’est pour l’emploi que le Smic ne doit plus faire, selon lui, l’objet d’indexations automatiques. Sans quoi, ce Smic devient un frein à la lutte contre la pauvreté. « La prime d’activité ou le RSA sont des outils bien plus efficaces, de même que la formation. Il faut sortir de l’inconditionnalité des aides sociales, qui doivent être reliées à l’acceptation de programmes d’insertion et de réinsertion », souligne l’économiste qui préside depuis deux ans le groupe d’experts sur le salaire minimum. Autant de messages reçus, cette fois-ci, cinq sur cinq par le Gouvernement en place. Mais ces prises de position font naturellement bondir des économistes situés plus à gauche. Pour eux, Gilbert Cette a opéré un virage vers l’économie libérale. D’aucuns l’expliquent par le souhait de faire une belle carrière académique et de publier dans de grandes revues internationales. Ce qui impliquerait de sympathiser avec des chercheurs dont, originellement, il ne partageait pas les positions. De là à dire que Gilbert Cette n’est pas vraiment de gauche, il n’y a qu’un pas vite franchi par un économiste critique d’un tel parcours.

Transmettre, faire rayonner ses idées passe aussi, chez Gilbert Cette, par l’enseignement. Professeur associé à l’université d’Aix-Marseille depuis une trentaine d’années, il a donné quelques cours à l’Ena et à Sciences Po. « Je lirais moins, si je n’enseignais pas. Donner cours impose une grande rigueur et une confrontation permanente à de nouvelles questions. » « Il a peut-être un besoin de reconnaissance, mais il a surtout l’envie d’accumuler de la connaissance et de la partager », observe son ami Jean-Luc Tavernier, directeur général de l’Insee.

Tous ses amis et confrères pointent une énorme capacité de travail. « “L’animal” dort peu, il se montre coutumier des mails à 4 heures du matin », sourit Jean-Luc Tavernier, qui ajoute être fasciné par son aptitude à tout mener de front. « Il a une capacité, peu commune chez les économistes, d’abstraction d’éléments de fait pour les transformer en parcelles de réflexion fondamentale », observe, admiratif, l’avocat Jacques Barthélémy, avec qui il a coécrit de nombreux ouvrages et articles depuis le début de leur collaboration, à la fin des années 1990. Gilbert Cette se sert une tasse du café à l’italienne qu’il vient de préparer pour nous. En fond sonore, une musique rock. Malgré tout, il garde une oreille sur le chuintement de la cafetière, jusqu’à ce que le bruit caractéristique l’informe que le breuvage est fin prêt. Il confie en boire « des litres » par jour pour « être toujours sur la brèche ». En guise d’explication, ce boulimique de travail avoue simplement : « Je ne me sens légitime que si j’ai travaillé sur le fond. »

À pile ou face.

Revers de la médaille ? Il peut s’avérer difficile de le faire changer d’avis : « Il est très honnête du point de vue scientifique et il est courageux dans ses convictions, mais il peut parfois sembler très ferme sur ses positions », remarque André Zylberberg, membre du groupe d’experts sur le Smic. « Les critiques l’affectent », complète Jacques Barthélémy. Rien d’étonnant, selon Françoise Bedoucha, qui voit en lui un être de passion et de volonté. Et pourtant, Gilbert Cette a joué sa carrière à pile ou face. Après ses études d’économie, pour ne pas se retrouver en concurrence avec sa compagne de l’époque, économiste elle aussi, il a jeté une pièce au sol : à elle la carrière universitaire, à lui l’administration. Ce sera la Banque de France, où il occupe diverses fonctions depuis 1983. « J’ai le sentiment d’avoir eu beaucoup de chance et d’avoir saisi des opportunités successives. Je ne pense pas que quelqu’un qui aurait aujourd’hui les mêmes débuts que moi connaîtrait la même mobilité sociale. »

Né à Paris, en 1956, il est en effet le troisième et dernier enfant d’une famille modeste. Des parents fonctionnaires, un grand-père paysan en Lozère, qui a peu fréquenté les bancs de l’école, avec qui il va chercher les vaches à l’âge de 6 ans. Dans le lycée de banlieue où il passe son bac en 1974, seuls trois élèves le décrochent. Surpris d’en faire partie, il se demande alors où s’inscrire pour commencer des études supérieures. Sur les conseils d’un oncle, il choisit l’économie, un peu par hasard, parce qu’il est bon en maths. Jusqu’à sa maîtrise, il milite plus qu’il ne travaille : l’Unef, le PS peuvent compter sur lui. « On glandait de manière fantastique », se rappelle-t-il avec gourmandise. « À l’époque, se souvient sa cousine, j’étais séduite par ce joli garçon qui apportait un peu de rébellion au sein de la famille… Il aime les gens différents, issus de tous les milieux sociaux. Il est très convivial. » « Chaleureux », opine Jacques Barthélémy, doté « d’une très bonne cave », dont se délecte André Zylberberg.

Étrange étrangeté…

L’amitié fidèle semble en belle place au panthéon de ses valeurs. Lui-même, qui prépare son 3e dan de karaté, confie se sentir parfois plus à l’aise sur un dojo « qui apprend l’humilité » que dans un dîner mondain. On le sent aussi heureux, outre son domicile parisien, d’avoir un havre de paix en bord de mer en Normandie. Une maison où depuis vingt ans, avec sa femme hollandaise et leurs trois enfants de 19, 16 et 13 ans, ils écrivent les pages de leur histoire familiale, patiemment, l’une après l’autre. « Lorsque, comme moi, on a eu la chance de bénéficier d’une mobilité sociale, on n’a plus tellement de famille. Une étrangeté s’est créée avec notre milieu d’origine, et en même temps, je me sens aussi étranger par rapport aux gens de mon milieu professionnel. » Comme si s’insinuait une forme de culpabilité : « J’ai besoin de me sentir utile, et de mériter le confort dans lequel je vis. » Autrement dit, si sa carrière doit une part aux opportunités qui se sont présentées, le thème de prédilection de ses recherches, le social, lui, résulte de tout sauf du hasard. Dans son salon, l’homme, qui ne parvient toujours pas à croire qu’il a déjà 62 ans, qui ne marque plus ses anniversaires depuis des lustres et qui préfère célébrer la sortie de son dernier livre ou l’obtention de son 2e dan, a accroché une plaque qui porte la devise de Montréal : « Je me souviens »… Envers et contre tout, il se souvient d’où il vient pour décider où il va…

Gilbert Cette en neuf dates

1956 : naissance à Paris

1974 : surpris par l’obtention du baccalauréat

1983 : entrée à la Banque de France

1991 : habilitation à diriger des recherches

1996 : prix de l’économiste de l’année, catégorie aide à la décision publique – emploi

1998 : il rencontre Marielle de Jong, qui deviendra son épouse et avec qui il aura 3 enfants

1998-1999 : membre du cabinet de Martine Aubry, PS, ministre du Travail

Depuis 2016 : président du groupe d’experts sur le Smic

Depuis 2018 : membre du conseil national de la productivité

Auteur

  • Sophie Massieu