logo Info-Social RH
Se connecter
Newsletter

À la une

L’enseignement supérieur sur la défensive

À la une | publié le : 01.12.2018 | Dominique Perez

Image

L’enseignement supérieur sur la défensive

Crédit photo Dominique Perez

Baisse du « barème » ou hors-quota, coût au contrat et suppression de l’aide aux PME embauchant des apprentis préparant un diplôme post-bac… La réforme de l’apprentissage, en privilégiant les niveaux infra-bac, va-t-elle affaiblir l’enseignement supérieur ? Le risque n’est pas négligeable.

Victime de son succès ? Depuis son ouverture aux formations post-bac en 1987, l’apprentissage dans l’enseignement supérieur n’a cessé de progresser. En 2016 par exemple, après des années de baisse globale, l’augmentation très modeste (+ 1,9 %) du nombre d’apprentis s’expliquait par le nombre de contrats signés par des jeunes de niveau Bac + 2 ou plus. Problème : la part des diplômes « infra-bac » ainsi préparés ne cessait parallèlement de diminuer, remettant en cause, pour certains, la vocation « d’insertion professionnelle » d’un mode de formation à l’origine destiné aux moins diplômés. Dans certaines régions, la tendance est particulièrement nette. En Île-de-France, 61 % des apprentis en 2016/2017 suivaient ainsi une formation dans l’enseignement supérieur. Et les taux d’insertion donnent raison à ses défenseurs : au niveau national, près de 80 % des apprentis ayant obtenu un diplôme de l’enseignement supérieur étaient en emploi en 2017, contre un peu moins de 60 % pour les diplômés d’un CAP. Malgré ou à cause de cette progression, l’apprentissage dans le supérieur est pourtant l’objet, du point de vue de ses laudateurs, de remises en cause régulières depuis quelques années. L’une des dernières « attaques » de Muriel Pénicaud, lors de la préparation de la réforme : l’accusation de « cannibaliser » les fonds de l’apprentissage dans certaines régions.

Le « barème » conservé.

L’enseignement supérieur est-il véritablement menacé ? Premier coup de boutoir envisagé mais finalement évité : la suppression de la part « hors quota » ou « barème », un pourcentage de la taxe d’apprentissage versé par les entreprises aux établissements de leur choix. Déjà amputée lors de la dernière réforme de 2014, cette part non destinée à l’apprentissage mais aux formations initiales et professionnelles comptait pour une part importante du budget des établissements, entre 5 % et… 40 % de celui des grandes écoles. Estimée à environ 60 millions d’euros pour l’ensemble de celles-ci, la perte engendrée par la réforme de 2014 est encore difficilement « digérée ». « C’était un coup porté au modèle économique des écoles, estime Anne-Lucie Wack, présidente de la Conférence des grandes écoles, qui représente 226 établissements. Les écoles de la CGE ont vu leurs ressources « barèmes » baisser de 37 %. Ce sont toutes les écoles qui ont souffert, en particulier les écoles de management et les écoles de petite taille situées dans les territoires moins attractifs. Nous avons à nouveau été très inquiets quand le Gouvernement a manifesté son projet de supprimer le barème pour consacrer ces ressources exclusivement au financement de l’apprentissage. Cette part est en effet utilisée également pour accompagner la période de grande transition que nous vivons, avec des investissements dans le numérique, les pédagogies nouvelles, le développement international… » Finalement, ce hors quota est conservé, mais, assez logiquement, rebaptisé « contribution au développement des formations professionnalisantes ». Le recul sur cette mesure est également une source de satisfaction pour les écoles d’ingénieurs, qui avaient douloureusement vécu la précédente réforme. « Nous avons probablement été entendus, se félicite Jean-Louis Allard, chargé des questions d’alternance à la CDEFI (Conférence des directeurs des écoles françaises d’ingénieurs) et directeur de l’école d’ingénieurs du CESI. Ce barème n’a, il est vrai, rien à voir avec les formations en apprentissage, mais favorise les établissements qui ont une mission de service public de formation. À ce titre, la distinguer de la taxe d’apprentissage est une bonne chose. Nous avons craint que le discours dominant, qui tendait à opposer les formations destinées aux bas niveaux de qualification et l’enseignement supérieur, nous stigmatise à nouveau. »

Le coût au contrat, une préoccupation majeure.

Considérant qu’elles ont été « entendues » sur ce point par le Gouvernement, les grandes écoles ont cependant le sentiment d’être quelque peu écartées du travail sur la réforme. Consultées, certes, mais pas impliquées directement dans des travaux préparatoires à forts enjeux. Et au premier chef, ceux qui concernent le nouveau calcul du coût au contrat, sur lequel planchent les branches professionnelles. « Nous avons un dialogue avec le ministère du Travail, mais nous n’avons pas été associés à la gouvernance, déplore Anne-Lucie Wack. Or nous avons des éléments factuels pour estimer les véritables coûts d’un apprenti. Nous avons proposé de faire remonter des éléments qui permettent d’effectuer ce calcul, pas seulement des fichiers Excel… » Le coût au contrat, qui sera égal pour un même diplôme sur le territoire national, risque ainsi de ne pas prendre suffisamment en compte la spécificité de chaque établissement, ni de chaque territoire, d’après les responsables. Une problématique qui inquiète globalement tous les CFA, mais qui poserait un problème spécifique à l’enseignement supérieur, réputé « cher ».

Les universités attentives, mais peu inquiètes.

La fourchette d’estimation du coût d’un apprenti est cependant très large, allant de 10 000 euros (coût estimé en moyenne par la CDEFI) à… 50 000 euros en fonction des écoles et des cursus.

« L’apprentissage dans les écoles d’ingénieurs ne coûte pas plus que certains autres cursus, fait remarquer Jean-Louis Allard. Et même plutôt moins si on se réfère, par exemple, au critère d’abandon des élèves en cours de formation. » Une mauvaise évaluation des coûts au contrat (estimés à une moyenne de 16 000 à 18 000 euros dans ses grandes écoles) aurait des conséquences graves sur la possibilité des établissements de continuer à proposer des formations en apprentissage, estime Didier Kling, président de la chambre de commerce Paris Île-de-France : « Il y a un vrai risque de diminution du nombre d’apprentis dans l’enseignement supérieur si la prise en charge financière arrêtée par les branches professionnelles ne tient pas compte des spécificités des programmes et de mises en œuvre. Le « coût-contrat » tel que présenté dans un projet de décret, récemment rejeté par le Cnefop, intégrant un certain nombre de charges supportées par les CFA (accompagnement des jeunes à la recherche de contrat, suivi socio-économique, démarche qualité…) ne prévoit pas, qui plus est, de modulation selon des critères territoriaux. » Il est hors de question de dégrader la qualité des formations en cassant les coûts. L’une des raisons principales de ces montants qui semblent, certes, élevés est la rémunération des professeurs, qui, au vu de leur expertise et de leur dimension internationale, supposent une certaine reconnaissance salariale. Recruter des enseignants aux standards internationaux que les meilleures institutions convoitent a un prix. Côté universités, les voix s’élèvent avec moins de véhémence sur la question du coût au contrat, tout au moins de la part les représentants de la Conférence des présidents d’université (CPU). « L’un des chantiers les plus réformateurs de cette loi est la refonte du dispositif de financement associé à la création des opérateurs de compétences. Nous sommes naturellement très attentifs à ce que sera la prise en charge des formations en apprentissage dispensées en université, précise ses représentants. Nous n’avons pas d’inquiétude particulière concernant l’évaluation des coûts des formations dès lors que le périmètre est bien défini et qu’il est transposable. Avec des DUT, des licences professionnelles, des Masters et des titres d’ingénieur, nous proposons des formations en apprentissage au niveau III, II et I de qualification. Elles sont très appréciées des entreprises et des apprentis. Nous pensons que le rapport qualité prix est bon. »

Quel calcul pour les formations interprofessionnelles ?

L’interrogation principale, concernant nombre de diplômes post-bac, se porte sur les formations dites « transversales ». « Nos interrogations portent essentiellement sur la prise en compte de la spécificité de l’offre de formation des universités, ajoute la CPU. En effet à côté de formations « cœur de métier » bien identifiées, un grand nombre d’apprentis sont en formation par apprentissage sur des compétences transversales, se préparent à intégrer des postes dans des fonctions support si importantes pour le développement et la sécurisation des entreprises. » « Comment chaque branche va-t-elle définir le coût au contrat pour les diplômes interprofessionnels ? se demande également Lionel Prud’homme, directeur de l’IGS RH. Je ne peux pas imaginer que le Gouvernement ne prenne pas en compte la spécificité de ces diplômes. » Une préoccupation forte également de la chambre de commerce Paris Île-de-France : « Si on suit la logique de coût au contrat défini par une branche professionnelle, et dépendant non du diplôme préparé mais de la branche dont dépend l’entreprise qui accueille l’apprenti, on risque de se retrouver avec jusqu’à quinze coûts différents pour une même formation », s’inquiète Didier Kling. Un décret à venir devrait clarifier cette zone d’ombre de la réforme. En attendant, il se murmure, dans certains cénacles patronaux que le futur Opco PEPS (l’opérateur de compétences de l’artisanat) pourrait être en charge du financement de ces contrats interpros.

Apprentissage à deux vitesses ?

À travers ces inquiétudes, on décèle finalement un enjeu sociétal, vieux (presque) comme le système de formation français… L’idée qu’il y aurait un système de formation à deux vitesses, l’un qui concernerait les bas niveaux de qualification, dans des CFA « métiers » qui peineraient à recruter, et l’autre des établissements d’enseignement supérieur, en particulier les grandes écoles qui auraient trouvé par l’apprentissage un autre moyen de former les « élites ». Ce dont se défendent avec véhémence les intéressés. « Derrière le terme “grandes écoles” on associe couramment des établissements les plus prestigieux tels qu’HEC ou Polytechnique, souligne Anne-Marie Wack. Or, il y en a de toutes tailles, de tous statuts avec des moyens très divers. Et la voie de l’apprentissage, qui représente aujourd’hui 15 % des diplômés des grandes écoles, permet justement à des jeunes aux revenus familiaux modestes d’accéder aux bancs d’établissements qui leur semblent plus difficilement accessibles par la voie classique. L’origine sociale des étudiants est plus diverse dans les cursus en apprentissage que dans la voie classique. Il y a ainsi deux fois plus d’élèves dont l’un des parents appartient à la catégorie ouvriers dans la première voie que dans la seconde. »

Enfin, autre mesure allant dans le sens d’un fléchage des aides vers les niveaux infra-bac, la requalification de l’aide aux PME employant des apprentis. Depuis la loi de 2014, le crédit d’impôt apprentissage était accessible aux employeurs recrutant des apprentis jusqu’au niveau Bac + 2 (et auparavant, les aides allaient jusqu’au Bac + 5). Désormais, l’aide unique aux employeurs de moins de 250 salariés concerne ceux qui intègrent des apprentis préparant un diplôme équivalent au plus au Bac. Le fait de privilégier le développement de l’apprentissage vers les formations accueillant des jeunes au niveau « infra-bacs » va-t-il convaincre des entreprises qui y recourent peu ou pas ? « Celui qui a besoin d’un ingénieur ne va pas prendre un plombier », ironise un observateur. Près de 40 % des diplômés des grandes écoles s’insérant dans les PME, la mesure aura-t-elle des impacts sur le taux d’apprentis dans les plus petites entreprises ? Certains le craignent, d’autant que les plus grandes auront – peut-être – les moyens d’investir pour compléter le manque à gagner prévisible engendré par la réforme.

Plus de 150 000 apprentis dans le supérieur

En 2016, 152 500 jeunes ont suivi une formation du supérieur en apprentissage (+ 5,9 % par rapport à 2015). Le niveau III (Bac + 2) représente la moitié des apprentis du supérieur, le niveau II (Bac + 3) 17,5 % et le niveau I (supérieur à Bac + 3) 32,5 %. En 2016, la progression a concerné de manière plus forte ces deux derniers niveaux (respectivement + 7,9 % pour le niveau II et 7,6 % pour le niveau I).

Source : Ministère de l’Éducation, 2018.

Auteur

  • Dominique Perez