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L’apprentissage change de direction

À la une | publié le : 01.12.2018 | Benjamin d’Alguerre

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L’apprentissage change de direction

Crédit photo Benjamin d’Alguerre

Quatre cents branches feront-elles mieux que dix-huit Régions ? C’est le pari que fait Muriel Pénicaud avec sa « révolution copernicienne » qui vise à transférer la gestion de l’apprentissage des conseils régionaux aux branches professionnelles au 1er janvier 2020. La transition vers ce nouveau monde s’amorce-t-elle en douceur ? Pas sûr…

Nous jouerons le jeu. Nous sommes toujours aussi sceptiques sur la réussite de la réforme que nous l’étions au départ, mais maintenant que la loi est votée, nous l’appliquerons. Pour autant, notre inquiétude sur l’avenir de l’apprentissage reste intacte. » Lorsqu’il évoque la réforme de l’apprentissage qui doit entrer en vigueur au 1er janvier 2020, David Margueritte, vice-président du conseil régional de Normandie et président de la commission « formation » de Régions de France, l’association qui regroupe la majorité des collectivités régionales, ne déborde pas d’enthousiasme. Il faut dire qu’après une année passée à batailler contre cette réforme, les Régions ont dû admettre leur défaite. Le Normand Hervé Morin, président de Régions de France, aura eu beau sortir tous ses as de sa manche, menacer de geler les investissements dans les CFA de son territoire, mobiliser les parlementaires amis lors de l’examen du texte dans les deux Assemblées ou même jouer de sa proximité avec le maire du Havre devenu Premier ministre Édouard Philippe pour tenter de court-circuiter le ministère du Travail, rien n’y aura fait et les Régions n’ont eu d’autre choix que de plier face aux arbitrages de l’Élysée.

Ce contre quoi les Régions ont ferraillé pendant près d’un an, c’est la fin de près d’un quart de siècle de contrôle régional sur le pilotage des politiques d’apprentissage et la perte des 51 % de la taxe d’apprentissage (1,6 milliard par an) qui leur revenaient jusqu’alors. Selon les nouvelles règles du jeu établies par la loi pour la liberté de choisir son avenir professionnel du 5 septembre 2018, ce sont les branches qui, dès le 1er janvier 2020, seront en charge de la conduite de ces politiques, en adéquation avec les besoins en emplois et en compétences de leurs entreprises adhérentes. Une vieille revendication patronale dont Pierre Gattaz avait d’ailleurs fait l’un des chevaux de bataille au cours de son mandat à la tête du Medef entre 2013 et 2018. Avec la réforme, finie la mainmise de l’Éducation nationale sur la construction des diplômes accessibles par l’apprentissage (un processus qui pouvait durer jusqu’à cinq ans). Exit également l’autorisation administrative d’ouverture de centres de formation d’apprentis conférée aux Régions qui pouvaient user de ce droit pour privilégier l’aménagement du territoire à l’efficacité de la formation en choisissant d’implanter des CFA dans des zones rurales ou des zones urbaines sensibles au détriment des besoins des entreprises installées dans les métropoles ou leur périphérie. Terminé, aussi, le système de financement des établissements par des subventions régionales directes calculées annuellement qui pouvait parfois mettre à mal le modèle économique des CFA… et les contraindre à frapper à la porte des banques pour boucler leur budget. « Aujourd’hui, les Régions calculent la dotation annuelle d’un établissement à partir du coût de l’apprenti publié en préfecture. Si la fraction de la taxe d’apprentissage accordée au CFA par la Région et les versements complémentaires des entreprises peuvent lui permettre de tenir toute l’année, tant mieux pour lui… sinon, l’établissement termine en déficit et est obligé de tendre la main pour obtenir le complément », détaille Jacques-Olivier Hénon, directeur des politiques de formation du CCCA-BTP, l’organisme de collecte des fonds de la formation du secteur des travaux publics et gestionnaire d’un réseau de cent vingt-cinq CFA du bâtiment.

Coût au contrat.

Si l’apprentissage version « ancien monde » reposait sur un système de subvention, le prochain sera celui du « coût au contrat ». Telle est en substance l’équation de la « révolution copernicienne » promise par Muriel Pénicaud. En clair : pour chaque contrat d’apprentissage signé, un financement sera garanti à partir d’un « coût-contrat » fixé par chaque branche et qui, après validation par le nouvel opérateur national France Compétences et le ministère du Travail, transitera par les futurs opérateurs de compétences (Opco) pour venir atterrir dans les caisses du CFA. Avantage : ce nouveau système garantit une même prise en charge pour tout titre ou diplôme préparé par la voie de l’apprentissage, sur l’ensemble du territoire, indépendamment des contingences territoriales. « Aujourd’hui, le coût d’un contrat d’apprentissage pour un même diplôme peut varier de un à sept », calcule Patrick Maigret, président de la Fnadir, la fédération des directeurs de CFA. Les Régions conserveront cependant un rôle de régulateur grâce à deux enveloppes (respectivement de 250 et 180 millions) dédiées à la péréquation entre établissements et aux investissements (plateaux techniques, bâtiments, équipements…), qu’elles seront amenées à se répartir chaque année.

Redonner la main aux entre-rises.

Pour Gérard Cherpion, député LR des Vosges spécialiste reconnu de la formation, cette nouvelle configuration obligera cependant les Régions à faire des choix parfois douloureux. « Avec un prévisionnel de 12 millions pour les investissements dans le Grand Est, nous ne serons en mesure de rénover qu’un ou deux CFA par an… », prophétise-t-il. Sans compter les risques encourus pour les formations rares, celles qui accueillent peu de candidats chaque année et passent ainsi sous le scope des branches parce qu’elles n’ont pas de traduction immédiate dans l’emploi, mais n’en restent pas moins déterminantes pour la survie de certains métiers. « Nous continuerons à passer commande sur ces formations », assure de son côté Christophe Coulon, vice-président des Hauts-de-France. Mais en dépit de ce volontarisme et des partenariats passés avec les chambres de l’artisanat ou des instituts spécialisés dans les métiers d’art, l’ex-Région Nord – Pas-de-Calais – Picardie (dont le président, Xavier Bertrand, a choisi de soutenir la réforme à l’inverse de ses collègues) ne pourra le faire qu’à condition d’utiliser les reliquats d’autres budgets.

Muriel Pénicaud ne s’en est jamais cachée : sa « révolution » de l’apprentissage vise à redonner la main aux entreprises, selon l’exemple germanique ou scandinave. Portés par cet élan, plusieurs acteurs patronaux se sont déjà engagés sur des augmentations substantielles du nombre d’apprentis dans leurs branches : 50 % d’apprentis en plus dans les travaux publics d’ici 2023, assure le secteur. Plus 40 %, renchérit l’industrie. Quant aux artisans, ils envisagent même de quasiment multiplier leur effectif par deux à l’horizon 2022. Des objectifs rendus possibles, selon les employeurs, par les nombreuses facilités offertes par la réforme. Le coût au contrat, bien sûr, mais aussi la promotion de l’apprentissage réalisée auprès d’un public scolaire (54 heures de découverte des métiers organisées auprès des collégiens de troisième), la possibilité de signer un contrat d’apprentissage jusqu’à 30 ans, la modulation de la durée du contrat (de six mois à trois ans) en fonction des acquis du candidat, la fusion des trois aides existantes à l’apprentissage en une seule pour les entreprises de moins de 250 salariés, la possibilité pour qui le souhaite d’ouvrir un CFA, quelques coups de pouce financiers aux apprentis (30 euros de rémunération supplémentaire, une aide au permis de conduire de 500 euros), la facilitation des ruptures de contrats et un assouplissement des règles sur les conditions et horaires de travail des apprentis, autorisant certains secteurs (la boulangerie, le bâtiment…) à donner quelques coups de canifs aux dispositions sur les 35 heures.

Calendrier à marche forcée.

« Il faut déverrouiller le caractère malthusien de l’apprentissage : cela fait des années que le chômage des jeunes dépasse les 20 % et qu’en parallèle on stagne à 400 000 apprentis par an », s’indigne la ministre du Travail. Et les premiers résultats s’observent… avant même la mise en œuvre de la réforme puisqu’en juin 2018, Affelnet (le logiciel d’affectation de l’Éducation nationale) enregistrait 45 % de demandes supplémentaires d’orientation vers des sections d’apprentissage en sortie de troisième par rapport à l’année précédente. « On ne pointe que les aspects problématiques de la réforme, mais regardons ses effets positifs : elle n’est pas encore rentrée en vigueur que, déjà, les chiffres de l’apprentissage augmentent rien que parce qu’on en parle depuis six mois ! », se réjouit Bernard Stalter, président des chambres de métiers de l’artisanat.

Les branches qui sont prêtes… et les autres.

En attendant, les branches mais aussi le ministère du Travail, se sont mis en ordre de marche pour être fin prêts le jour J. La rue de Grenelle, qui avait initialement prévu de lisser la sortie des 166 décrets accompagnant le volet « apprentissage » de la loi Avenir professionnel tout au long de l’année scolaire 2018-2019 a resserré ses deadlines. « 90 % des décrets seront sortis avant Noël », promet Antoine Foucher, le directeur de cabinet de Muriel Pénicaud. Ambition de ce calendrier à marche forcée ? Permettre aux établissements de formation d’apprentis d’avoir toutes les cartes nécessaires en main afin de retravailler leur offre de formation d’ici la rentrée 2019. Problème de cette accélération dans la dernière ligne droite : elle force le Cnefop (le Conseil national de l’emploi, de la formation et de l’orientation professionnelles, amené à se fondre dans France Compétences l’an prochain) à jauger les projets de décret au fur et à mesure de leur rédaction et non par ensembles thématiques cohérents. Et dans ces conditions, les couacs sont inévitables. En témoigne le cas du décret « coût au contrat », justement, retoqué à la quasi-unanimité des membres du conseil mi-octobre. Motif invoqué : le calcul du tarif « au contrat » évacue de sa prise en charge non seulement les frais de transport des apprentis, mais aussi tous les investissements des établissements à l’exception de ceux susceptibles d’être amortis en moins de trois ans… « qui ne représentent que 10 à 15 % des investissements totaux ! » s’étrangle David Margueritte. Un premier faux pas, donc. Le Gouvernement se lancera-t-il dans la réécriture de son texte d’ici la fin de l’année pour corriger le tir ? Rien n’est moins sûr, d’autant que les avis du Cnefop sont purement consultatifs.

Du côté des branches, c’est également le branle-bas de combat pour être dans les temps. Pour les mieux organisées sur le plan territorial et RH, la détermination du coût au contrat et la mise en conformité de leur réseau de CFA avec les dispositions de la réforme ne devraient représenter qu’une formalité. « Nous devrions être en mesure de transmettre nos estimations tarifaires dès février 2019 », annonce Jacques-Olivier Hénon, pour le bâtiment. Sans surprise, la métallurgie se dit également assez sereine, même si elle redoute quand même la perte de certains de ses dispositifs de branche internes lors de l’entrée en vigueur des nouvelles règles : « Nous disposions de longue date d’un fonds de péréquation pour égaliser les ressources de nos CFA. L’an dernier, nous avons redistribué environ 120 millions d’euros à ce titre. Cet outil risque de ne pas survivre au nouveau modèle économique qui est en train de se bâtir », regrette Fabrice Nicoud, président (CFE-CGC) de l’Opcaim, l’Opca de la métallurgie, d’ores et déjà sur les rangs pour évoluer vers un possible Opco de l’industrie.

Les Régions pour assurer l’intérim.

À l’autre extrémité du spectre des branches, celles de l’artisanat, historiquement bien implantées sur les territoires, comptent bien sur la constitution prochaine de l’Opco PEPSS, le futur opérateur de compétences de l’artisanat, pour mutualiser les moyens entre ses futures composantes bien dotées (coiffure, boulangerie, bâtiment…) et celles qui le sont moins, explique Bernard Stalter. Et puis, il y a toutes les autres. Celles pour qui la fixation du coût au contrat est moins un problème que la transformation des organisations et des modèles économiques entraînés par la réforme. « Il va falloir apprendre à fonctionner différemment. Comment, par exemple, préparer nos CFA à accueillir des apprenants tout au long de l’année sur des cursus compris entre six mois et trois ans ? Comment adapter notre pédagogie ? », s’interroge Fabienne Estampes, directrice formation de la branche propreté. Une question qui reste soumise à la future constitution de l’opérateur de compétences « travail temporaire, propreté, sécurité privée » dont les travaux ont débuté autour du Faf TT, l’actuel Opca de l’intérim.

« Les opérateurs de compétences ne seront jamais prêts au 1er janvier 2019 comme le veut la réforme. Surtout que certaines branches lambinent en menant plusieurs négociations parallèles pour vendre leur adhésion au plus offrant », souffle un expert du champ social. Que faire ? Pour Christophe Coulon, les Régions pourraient être en mesure d’assurer l’intérim pendant la mise en place des Opco. « Dans l’intervalle, rien n’empêche un conseil régional de continuer à agir “pour le compte” de, dans le cadre d’une prestation de services… qui pourrait parfaitement se voir rémunérée ». Ce qui constituerait un joli pied de nez des élus au monde professionnel…

Le calendrier de la réforme

2019

1ER JANVIER 2019

→ Création de l’aide unique pour les employeurs de moins de 250 salariés

→ Possibilité d’embauche d’un apprenti tout au long de l’année

→ Rupture du contrat de travail simplifiée sous forme d’un commun accord entre les parties

→ La contribution alternance diffère en fonction du nombre d’apprentis dans les établissements

→ Obligation pour les établissements de publier les chiffres sur le taux d’obtention des diplômes et l’insertion dans l’emploi

→ Mise en place des « prépas pprentissage » (2 mois)

→ Âge minimum d’entrée en apprentissage repoussé jusque 30 ans

→ Modulation de la durée du contrat (6 mois à 3 ans)

→ Adaptation des conditions de temps de travail (dérogation possible de 2 h/jour et 5 h/semaine)

→ Aide au permis de conduire (500 euros)

→ Revalorisation salariale de l’apprenti (+30 euros pour les 16-20 ans)

28 FÉVRIER 2019

→ Collecte des contributions « formation et apprentissage » des entreprises (1,68 % de la masse salariale dont 0,68 % pour l’apprentissage)

JUIN-SEPTEMBRE 2019

→ Les opérateurs de compétences communiquent les « coûts au contrat » aux CFA

2020

1ER JANVIER 2020

→ Le principe du coût au contrat entre en vigueur

JANVIER 2020

→ Avance de 6 mois aux CFA pour financement du stock (à partir du reliquat du produit de la taxe d’apprentissage que les Régions fléchaient vers d’autres postes de dépense)

→ Possibilité d’ouvrir un CFA pour toutes les structures le désirant

2021

→ La collecte de la contribution formation passe aux Urssaf

CFA : la concurrence de l’Éducation nationale ?

C’est l’autre réforme de l’apprentissage, celle qui est davantage passée sous le radar. Le projet de loi « Enseignement professionnel » du ministre de l’Éducation nationale envisage la création de sections d’apprentissage dans tous les lycées professionnels d’ici à la rentrée 2020. De quoi booster l’apprentissage, sans doute… mais aussi faire grincer des dents du côté des acteurs que la loi de Muriel Pénicaud autorise désormais à ouvrir librement des CFA. « J’ouvre un établissement à mes frais, je paye les murs, l’équipement et les formateurs… et demain, de l’autre côté de la rue, existera un lycée pro pris en charge par la Région avec des enseignants salariés de l’Éducation nationale, le tout payé avec mes impôts ? J’appelle ça de la concurrence déloyale ! », tempête un responsable patronal. « Si cette réforme va au bout de sa logique, ce sera dramatique. Les établissements vont se lancer dans une course en avant pour attirer les apprentis. Il aurait été préférable d’imaginer un système de passerelles intelligent entre lycées techniques, lycées professionnels et CFA », soupire le député lorrain Gérard Cherpion. Rattrapé in extremis, le texte de Jean-Michel Blanquer s’est vu ripoliné pour limiter les distorsions de concurrence. Ainsi, le coût au contrat prévu pour les apprentis des établissements sous statut scolaire pourrait se voir minoré pour tenir compte de leur financement public et éviter de créer de la concurrence entre sections d’apprentissage. « L’apprentissage dans le scolaire est à manier avec précaution, observe Fabienne Estampes, directrice formation de la branche propreté, l’école est parfois trop éloignée de l’univers des entreprises. Dans la branche, nous avons déjà tenté des expérimentations avec des établissements scolaires. Elles ont toutes échoué. » Le mur de Berlin entre l’Éducation nationale et le monde professionnel est toujours debout !

Auteur

  • Benjamin d’Alguerre