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“Les makers rejettent le fonctionnement de l’entreprise”

Actu | Entretien | publié le : 01.11.2018 | Lydie Colders

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“Les makers rejettent le fonctionnement de l’entreprise”

Crédit photo Lydie Colders

La sociologue dresse un portrait éclectique des makers, où la culture démocratique « du faire ensemble » bouscule les frontières du travail classique et montre que ces lieux n’attirent pas seulement les jeunes, mais aussi des cadres qui rejettent la rigidité des entreprises.

Vous avez consacré un livre au mouvement des makers. Pourquoi vous êtes-vous intéressée à ce phénomène ?

D’une part parce que le mouvement des makers, né en 2009, est en pleine expansion à la fois en France, mais aussi aux États-Unis ou en Afrique. En 2017, nous recensions environ 500 makerspaces et fablabs en France. Aujourd’hui, toutes les grandes et moyennes villes françaises ont ce type d’ateliers ouverts et collaboratifs. Cette tendance est donc loin d’être anodine ! D’autre part, les makers réinventent une autre forme de travail et de gouvernance, qui part du bas, des citoyens. Nous avons donc cherché à comprendre ce nouveau modèle, né en dehors de tout cadre institutionnel.

Entre makers et fablabs, on s’y perd un peu. Que mettez-vous derrière cette appellation ?

Il règne en effet une bataille de dénomination autour de ces ateliers qui brouillent les cartes. À la base, la philosophie du partage et de la libre coopération, héritée des hackers, vient du mouvement des makers. D’ailleurs, l’appellation « fablab » a été inventée en 2001 par le MIT* pour démocratiser l’accès aux techniques en Afrique et pour permettre de fabriquer des biens de première consommation. Aujourd’hui, beaucoup de lieux se définissent comme des fablabs ou des makerspaces. D’autres se perçoivent davantage comme des hackerspaces, comme l’Electrolab de Nanterre qui met à disposition de tous des outils et matériels numériques. Nous avons choisi le terme « makerspaces » pour regrouper tous ces lieux où les gens viennent créer ou partager des machines. Les makers sont plus militants contre le capitalisme. Mais tous partagent l’idée de démocratiser l’accès aux techniques et aux outils pour les citoyens.

Ces ateliers se développent-ils avec les nouvelles technologies ?

Ce ne sont pas les avancées technologiques qui créent le mouvement ! Les makers reprennent possession de ces techniques pour les mettre au service d’autres, comme l’imprimante 3D, les fraiseuses numériques, les découpeurs laser… Mais ils sont aussi préoccupés par d’autres sujets, comme l’économie écologique : certains proposent de réparer et de recycler des objets ou créent des circuits courts. D’autres sont proches de l’éducation populaire, dans l’initiation à l’informatique pour tous par exemple.

Votre enquête montre qu’il ne s’agit pas seulement d’un mouvement de jeunes…

Il n’y a pas que les jeunes diplômés férus d’informatique qui créent des makerspaces. Nous y trouvons également des cadres, des ingénieurs agronomes, des designers, des artisans, des artistes qui viennent utiliser des outils ou des salariés issus du secteur associatif qui lancent un projet collaboratif… Ces salariés cherchent à échapper à la rigidité de l’entreprise, à retrouver du souffle, à être utile aux autres. Cette aspiration n’a pas échappé à certains grands groupes. Certains s’en sont inspirés, comme le fablab d’Orange par exemple.

Quel est le lien entre ce phénomène et le rapport au travail ?

Souvent, les makers cherchent à renouer avec une activité qui ait du sens. Si l’on parle des jeunes, certains ont déjà travaillé et ont été déçus par le monde de l’entreprise. L’évolution de la société joue aussi. Ces personnes aspirent à faire de leur manière de vivre leur travail, et non l’inverse. Ces lieux remettent en cause les frontières entre salariat, autoentrepreneur ou bénévolat : loisirs, vie professionnelle ou vie privée, tout y est mélangé ! Certains espèrent créer leur emploi, d’autres non. Mais les makers rejettent l’idée d’une activité hétéronome et procédurale. Ils réinventent des façons de produire et de consommer autrement, à travers la fabrication personnelle.

En quoi les makers bousculent-ils le monde de l’entreprise ?

Ils remettent en cause le modèle vertical de l’entreprise. Il y a une quête d’horizontalisation du travail et une perte de confiance très nette dans la hiérarchie. Je ne crois pas qu’il s’agisse d’un problème propre à la génération « Millénium », mais plutôt de culture. Certains salariés plus âgés sont parfaitement à l’aise avec le mode de travail collaboratif des makerspaces. D’autres n’ont pas envie de se conformer aux contraintes des grands groupes : ils ne voient pas l’intérêt de passer des heures en réunion pour discuter d’un projet que l’on peut mener à distance. Ni même d’utiliser les logiciels de l’entreprise, et non les leurs, libres et ouverts. Pour eux, ces outils sont tout simplement caduques.

Vous évoquiez une autre forme de gouvernance chez les makers. Qu’est-ce qui la caractérise ?

Ces lieux refusent l’idée de hiérarchie. Il peut y avoir des administrateurs, mais la culture de l’auto-organisation est fondamentale. Certains makerspaces affichent même des chartes de « non-organisation » et forment les membres à ce principe ! Ils prônent « la do-ocratie » : le pouvoir est à celui qui fait. Si d’autres personnes veulent participer, celui qui fabrique est le chef. Ce qui réunit les makers est la culture du faire par soi-même et avec les autres, dans des communautés de partage. Mais à l’inverse des communautés de vie qui renaissent en milieu rural, les liens sociaux y sont faibles. Certains peuvent fréquenter un makerspace un temps, mais aussi le quitter à tout moment.

Les makers changent aussi, selon vous, le rapport à l’apprentissage…

Les makerspaces sont basés sur l’économie du partage des connaissances. Dès que quelqu’un a appris quelque chose, il doit documenter son modèle et le rendre accessible afin que d’autres puissent le reproduire. Ces lieux changent l’approche de la formation : les projets sont basés sur l’apprentissage permanent. Il n’y a plus de frontière étanche entre stage et travail, comme en entreprise. Les makers se sont approprié la pédagogie du « do it yourself », collaborative et accessible à tous.

Entre fablabs et makers, il y a des tensions économiques. Lesquelles ?

Effectivement, il y a des divergences d’opinions entre les partisans du tout gratuit qui ne veulent rentrer dans aucun modèle marchand – proche de la culture des hackers ou de l’éducation populaire – et certains makerspaces qui sans faire de l’argent une priorité, ne voit d’obstacles à en faire. Par exemple, le grand fablab « Ici Montreuil » en Seine-Saint-Denis fonctionne aussi avec des commandes d’entreprise pour se développer. Le milieu des makers est comme une grande famille, avec des cousins très différents !

Les fablabs se développent aussi en entreprise. Qu’en pensez-vous ?

Leroy-Merlin, Renault ou Airbus ont effectivement créé leur fablab pour innover. Les fablabs d’entreprise fonctionnent avec des salariés pour inventer des prototypes destinés aux marchés. Évidemment, certains makers militants voient d’un mauvais œil cette reprise du terme « fablab ». Est-ce une récupération ? Comme tout mouvement, il est probable que ces nouveaux modes de travail se diffusent rapidement dans l’entreprise. C’est un signe de leur succès. Mais sur le fond, le fait que des groupes créent leur fablab pour innover ne met pas en péril la culture des makers, car leur finalité est avant tout commerciale.

Comment les makers préservent-ils leur identité sociale ?

L’enjeu des makers est de conserver leur indépendance économique et leur philosophie : le risque que leurs inventions et leurs modèles ne soient un jour happés à des fins commerciales n’est pas nul, comme pour toute économie dite « libre ». L’autre problème est politique. Depuis quelques années, les politiques en France s’intéressent de près aux fablabs. Les collectivités les voient comme un moyen de revitaliser l’économie des régions et encouragent leur création. Résultat : les tensions pour labelliser et subventionner des fablabs sont déjà palpables. Au risque d’une moindre indépendance de ces lieux.

Isabelle Berrebi-Hoffmann, sociologue

Isabelle Berrebi-Hoffmann est sociologue et chercheuse au laboratoire interdisciplinaire pour la sociologie (lise, CNAM-CNRS). spécialisée dans la sociologie des mondes du travail informatique, ses recherches portent notamment sur les nouvelles formes d’emploi et de subordination. intervenant régulièrement aux États-Unis, elle a signe avec Marie-Christine bureau et Michel Lallemand le livre « makers, enquête sur les laboratoires du changement social », paru en avril 2018 aux éditions du seuil.

* Massachusetts Institute of Technology.

Auteur

  • Lydie Colders