logo Info-Social RH
Se connecter
Newsletter

Actu

“Faire un burn-out est un signe de bonne santé…”

Actu | Entretien | publié le : 01.10.2018 | Pascal Mateo

Image

“Faire un burn-out est un signe de bonne santé…”

Crédit photo Pascal Mateo

La sociologie a un véritable rôle à jouer dans le décryptage des mécanismes sociaux en vigueur dans le monde du travail. Et pour la sociologue Florence Osty, c’est d’autant plus vrai à notre époque pétrie d’individualisme.

A priori, le sociologue n’est pas considéré comme quelqu’un d’ancré au terrain. Pourtant, à en croire votre expérience, vous semblez considérer que son rôle est de répondre à la demande sociale. Pourquoi ?

Il y a une tradition dans la sociologie, celle de l’intellectuel « à la française « : dans cette conception, le sociologue produit des écrits dont les acteurs sociaux doivent s’emparer, mais il n’a pas à « se compromettre » en travaillant avec eux. En revanche, d’autres sociologues, dont je suis, ont construit leur professionnalité en arrimant leur pratique à la demande sociale. En ce qui me concerne, j’ai été façonnée par ma rencontre avec Renaud Sainsaulieu, qui incarnait une conception de la sociologie ancrée dans la société. Attention, néanmoins : répondre à la demande sociale, ce n’est pas répondre à la commande ! Cette dernière est prescriptive, dans la mesure où le commanditaire dépeint avec ses propres mots le problème qu’il a identifié et détermine avec quels yeux le regarder. Répondre à la demande, au contraire, c’est tenter de percer à jour le problème de fond, la partie immergée de l’iceberg. Les vraies questions ne sont pas forcément exprimées par la commande…

À quel moment les organisations ont-elles recours au sociologue ?

Parfois, nous avons malheureusement le sentiment d’être l’ultime recours après le magicien, tant certains dirigeants nous sollicitent en dernière instance, alors que les symptômes d’une crise sont déjà très importants… Plus sérieusement, quand ils font appel au sociologue, les commanditaires ont l’intuition que les questionnements auxquels ils sont confrontés ont quelque chose à voir avec les modes de coopération au sein de leur organisation et non pas seulement avec ses process.

Dans un article1 publié voici quelques semaines dans Sociologies Pratiques, vous montrez que les demandes de diagnostic adressées au sociologue par le monde du travail ont de multiples visages. Quels sont-ils ?

Selon notre typologie, la demande d’accompagnement adressée au sociologue relève de trois finalités différentes. Dans un premier cas de figure, largement majoritaire, le commanditaire a constaté dans son organisation des symptômes critiques indiquant qu’elle souffre de difficultés récurrentes de régulation et il entend réagir au malaise qu’elles suscitent ; le sociologue est alors sollicité pour comprendre les résistances et éclairer les dysfonctionnements qui font énigme. Dans d’autres situations, le commanditaire anticipe des changements à venir et demande au sociologue de chercher à en mesurer les impacts sur les dynamiques sociales ; un chef d’entreprise peut par exemple s’interroger sur le risque que court son entreprise de perdre son âme tandis qu’elle s’apprête à réaliser une opération de croissance externe. Dans un troisième cas de figure, le commanditaire a relevé des signaux faibles – lassitude ou essoufflement – qui menacent selon lui des dynamiques d’innovation ou de réorganisation ; l’enjeu est alors plus prospectif, puisqu’il s’agit d’identifier les leviers susceptibles de soutenir les évolutions.

Le sociologue ne court-il pas le risque d’être instrumentalisé par le commanditaire ?

Le risque est toujours présent. Mais il lui faut tenir la position du tiers et se maintenir à équidistance des différentes parties en présence… en ayant toujours à l’esprit que chacune d’entre elles a envie que le sociologue soit le porte-parole de ses propres intérêts ! Il lui faut donc éviter d’être partie prenante et toujours montrer qu’il est au service du système, de l’organisation. D’ailleurs, il n’a pas de solution clés en mains : il ne peut y avoir d’action du sociologue indépendamment d’un contexte particulier, dont il s’agit pour lui de saisir la dimension systémique.

Comment le sociologue est-il amené à intervenir dans les organisations ?

Il accompagne les organisations dans la gestion du changement. Son rôle est d’identifier les carences dans les modes de régulation, les dysfonctionnements dans les règles du jeu, le fatalisme qui s’installe parfois face à certains problèmes. Il peut alors proposer de remettre les acteurs autour de la table, pour qu’ils s’entendent ne serait-ce que sur un état des lieux. Le fait de partager un diagnostic est déjà un résultat : faire en sorte que les acteurs se reconnaissent dans la lecture de l’organisation livrée par le sociologue, c’est un préalable à toute action. Il peut ensuite leur proposer des espaces d’échange afin de réfléchir avec eux aux problèmes et de coproduire avec eux des solutions.

Les organisations, et en particulier les entreprises, ne sont-elles pas par essence des lieux de conflit d’où émanent des demandes contradictoires ?

Les dynamiques conflictuelles font effectivement partie intégrante de la vie des organisations. De ce fait, la recherche du consensus à tout prix est une illusion et, souvent, une façon d’éviter un conflit qui paraît menaçant. Parfois, le consensus constitue le masque d’une rhétorique managériale. Par exemple, dans certaines entreprises, le discours sur la bienveillance écrase toute possibilité de faire remonter ce qui ne va pas ; c’est de l’idéologie pure ! Le conflit, au contraire, n’est pas forcément une mauvaise chose : l’essentiel est que des opinions s’expriment, peu importe qu’elles soient différentes. Le sociologue peut d’ailleurs définir un espace de « reconflictualisation » où le conflit est canalisé et où les divergences peuvent être débattues.

On a toutefois le sentiment que, lorsqu’elles font appel au sociologue, les organisations réagissent plutôt qu’elles n’agissent…

Soyons réalistes : quand tout va bien, on ne se pose pas de question. L’essentiel des demandes que nous recevons s’arriment donc sur des indices d’alerte. C’est difficile de changer cela aujourd’hui, car le terreau n’est pas favorable : il y a trop de pression.

Qu’entendez-vous par là ?

La prescription gestionnaire s’est imposée et certaines organisations ont carrément perdu le sens du réel. Les indicateurs qu’elles donnent ne reflètent plus la réalité, en particulier la réalité sociale. Elles placent sempiternellement leur personnel dans des situations d’injonction paradoxale. C’est pourquoi les stratégies d’évitement se multiplient dans le monde du travail. Mais parfois, le personnel n’a d’autre choix que de tomber malade pour exprimer sa sidération : faire un burn-out est devenu un signe de bonne santé, car tenir bon serait pathologique ! Plus généralement, l’une des réalités les plus flagrantes dans le monde du travail d’aujourd’hui, c’est la carence de l’organisation.

Comment l’expliquez-vous ?

Il y a plusieurs raisons. Alors qu’ils sont très impliqués sur la scène du travail, les partenaires sociaux ont, d’une manière générale, déserté la scène de l’organisation. Ensuite, de nouvelles formes d’individualisme viennent aujourd’hui masquer le rôle des collectifs ; entre réorganisations incessantes, injonctions contradictoires et exigences de performance, il n’y a plus de vision de l’organisation ! Enfin, il y a eu une révolution silencieuse du management : là où, auparavant, les managers étaient issus du terrain, les organisations confient désormais leurs fonctions à des profils gestionnaires, qui ne sont certes pas absorbés par le terrain mais qui, du coup, sont hors sol ! Nous sommes au cœur de ce « management désincarné » évoqué par Marie-Anne Dujarier. Tous ces facteurs ont fait de la notion d’organisation une forme d’impensé : la dimension collective et la vision ne sont plus pensées…

Florence Osty

Vivant à Barcelone mais travaillant à Paris, elle partage son temps entre la recherche (au Lise, Laboratoire interdisciplinaire pour la sociologie économique, CNRS-Cnam), l’enseignement (à Sciences Po, où elle dirige le Master Sociologie de l’entreprise et stratégie de changement) et l’intervention en entreprise (avec le collectif SAFIR, Sociologues Associés pour la Formation, l’Intervention et la Recherche). À ses heures perdues, elle est aussi chanteuse de jazz. Ouvrage à paraître début 2019 aux PUR : Faire enquête dans les organisations – Comprendre pour agir (avec Anne-Claude Hinault et Laurence Servel).

(1) « Réagir, anticiper, soutenir. Ce que le monde du travail attend des sociologues », par Florence Osty, Anne-Claude Hinault et Laurence Servel – Sociologies pratiques n° 36 (2018/1).

Auteur

  • Pascal Mateo