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Des TIG dans le secteur privé

Décodages | publié le : 07.06.2018 | Lou-Êve Popper

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Des TIG dans le secteur privé

Crédit photo Lou-Êve Popper

Emmanuel Macron voudrait que les travaux d’intérêt général, qui s’effectuent pour le moment uniquement dans le secteur public, puissent être réalisés dans les entreprises privées du secteur marchand. À peine annoncée, cette mesure risque fort de susciter une polémique.

Les conseillers pénitentiaires d’insertion et de probation ont du mal à trouver des structures acceptant de recevoir des travaux d’intérêt général (Tig) ? Normal, puisque seules les collectivités territoriales, les associations et les entreprises ayant une mission de service public peuvent les accueillir. Qu’à cela ne tienne, il suffit d’élargir le dispositif aux entreprises privées du secteur marchand. Voilà, en deux mots, ce que préconise le rapport remis en mars à Matignon par Didier Paris, député LREM de la Côte-d’Or, et David Layani, président fondateur de la société de conseil en transformation numérique Onepoint. Séduit par cette piste, Emmanuel Macron a lâché, lors de sa visite à l’École nationale d’administration pénitentiaire, le 6 mars dernier : « C’est un bon rapport, il sera donc appliqué ». La mesure a d’ailleurs été intégrée au projet de loi de programmation pour la justice 2018-2022, présenté en Conseil des ministres le 20 avril. Elle risque pourtant de faire grincer des dents au sein du monde judiciaire.

Tout d’abord, les opposants au texte réfutent le constat de base. Le rapport affirme que « l’une des principales contraintes, inhérente au développement des Tig, réside dans l’insuffisance de l’offre de structures et de postes. Celle-ci entraîne une « frilosité » des magistrats qui craignent un taux d’échec lié à la difficulté de trouver un accueil adapté ». Pour le Syndicat de la magistrature, cette affirmation est fausse : « Le travail d’intérêt général est une mesure qui fonctionne bien, même dans certains territoires ruraux. Les magistrats savent qu’elle existe et qu’elle fonctionne. J’ai moi-même été juge d’application des peines dans le département de la Haute-Saône, qui est un désert au niveau des transports. Et à part quelques personnes qui vivaient dans des endroits reculés et n’étaient pas mobiles, on finissait toujours par trouver une structure d’accueil », affirme Julianne Prisard, la secrétaire nationale du syndicat. Même constat du côté de la CGT-Pénitentiaire : « Il est faux de dire que le Tig n’est pas développé. Il y a plein d’initiatives locales. Les structures existent. Il faut juste se donner les moyens de les entretenir », souligne Julien Magnier, secrétaire général de la CGT insertion-probation.

Risque de détournement.

Certains acteurs s’accordent tout de même sur la difficulté à convaincre les collectivités territoriales de prendre des Tig. « Le problème aujourd’hui, c’est qu’il est chronophage d’inciter des mairies, des associations ou des entreprises publiques à prendre des tigistes. Lorsque j’exerçais en tant que juge d’application des peines, je tenais beaucoup à proposer des Tig. En général, je devais faire trente demandes pour obtenir deux réponses positives », raconte Céline Parisot, secrétaire générale de l’Union syndicale des magistrats (USM). Un point partagé par le Syndicat national de l’ensemble des personnels de l’administration pénitentiaire (Snepap), qui juge les collectivités territoriales très réticentes pour recourir aux Tig : « Dans les grandes villes, on peut compter sur les structures associatives mais pas dans les territoires ruraux, où il n’y a souvent que les collectivités locales qui sont à même d’en proposer. Or certaines mairies ne jouent pas le jeu », pointe Aurélie Demmer, secrétaire générale adjointe du syndicat. Malgré ce constat d’échec, nombreux sont les opposants à une ouverture au secteur marchand. La première raison étant philosophique : « Le but d’un Tig est de réparer le tort qu’on a causé à la société. La peine a du sens lorsque la personne est condamnée à passer 150 heures dans les espaces verts de la commune où elle a dégradé l’arrêt de bus. Pas lorsqu’elle travaille pour une entreprise privée ! », assène Julianne Prisard.

Didier Paris, l’un des auteurs du rapport, rappelle que certaines entreprises privées prennent déjà des Tig. En effet, « l’article 131-8 du Code pénal permet depuis 2007 de confier un Tig à des personnes morales de droit privé dès lors qu’elles sont chargées de mission de service public (dont cliniques privées et banques !) », précise le rapport. « Notre proposition consisterait donc simplement à pousser la logique un peu plus loin en proposant que des sociétés privées qui bénéficient d’une délégation de service public puissent elles aussi se porter volontaires. Philosophiquement, c’est une démarche saine, qui permet un engagement de tous les corps sociaux », affirme le député. Outre l’argument moral, les opposants au texte craignent que les entreprises privées utilisent les tigistes comme main-d’œuvre gratuite. « Je ne doute pas qu’il y ait certains chefs d’entreprise avec la fibre sociale mais le risque est trop grand de voir le système du Tig détourné à des fins lucratives », relève Julien Magnier de la CGT-Pénitentiaire. Une inquiétude d’autant plus grande que le rapport préconise d’augmenter la durée maximum légale du Tig, la faisant passer de 280 à 500 heures. « C’est presque l’équivalent de quatre mois de travail non rémunéré. Dans ce cas-là, l’entreprise pourra être tentée de prendre un tigiste plutôt qu’un intérimaire », estime Julianne Prisard. Interrogé, le porte-parole du ministère de la Justice se veut rassurant : « Je ne pense pas que les tigistes vont changer la face du monde du travail. Ce sont des missions très courtes. Ils ne vont voler les emplois de personne. Au 1er avril 2017, il y a eu 16 000 mesures de Tig. Or il existe plus de trois millions d’entreprises en France. Faites le ratio. »

Éviter les abus.

Didier Paris appelle les syndicats à être réalistes : « Globalement, les Tig durent une centaine d’heures. Ce n’est pas parce qu’on élève le nombre d’heures possible que toutes les mesures prononcées vont durer quatre mois… ». Pour rassurer les opposants, le député rappelle aussi que les chefs d’entreprise qui accepteront de prendre des tigistes le feront plus par engagement citoyen que par souci d’économie : « Le Tig n’est pas une aide conséquente pour l’employeur mais plutôt une charge supplémentaire ». Un constat que vient corroborer Jean-Jacques Arnal, directeur de la sûreté chez Tisséo, l’opérateur du réseau de transports publics toulousain. En 2017, ce dernier a accueilli au sein de l’entreprise une vingtaine de tigistes. « En tant qu’entreprise de transport public, je me suis dit que c’était un devoir de permettre à l’État d’apporter une réponse différente à la prison mais tout aussi efficace. Ce n’est pas du tout par intérêt financier. S’occuper de ces personnes représente un coût pour moi, autant que pour mon assistante et pour le tuteur en charge de leur encadrement. Tant mieux si on amortit cette charge grâce à leur productivité mais ce n’est pas l’objectif », explique-t-il. Pourtant, à Cannes, la mairie embauche des tigistes pour réduire ses dépenses. David Lisnard, le maire LR de la ville, ne s’en cache pas : « Accueillir des tigistes est une démarche forte qui répond à plusieurs objectifs. Tout d’abord la conviction personnelle que chacun a droit à une deuxième chance. Ensuite, c’est une peine qui permet de mieux protéger la société, notamment en permettant l’insertion professionnelle des personnes condamnées. Et enfin, cela représente de la main-d’œuvre gratuite. En quatre ans, notre budget a chuté de 76 millions d’euros. Il a fallu revenir à l’équilibre budgétaire », assume-t-il. En 2017, la mairie de Cannes a donc « recruté » 76 tigistes, soit l’équivalent de 8 000 heures de travail non rémunérées. Ces derniers ont été répartis dans les différents services de la ville, principalement à la propreté urbaine mais aussi aux achats, aux sports, à l’entretien du cimetière, de la voirie, à l’antenne de justice, à la médiathèque, au garage ou encore aux ateliers de service techniques.

Pour éviter les abus, le rapport de Didier Paris et David Layani préconise de mettre en place des garde-fous : « L’adhésion de l’employeur à la responsabilité sociale des entreprises (RSE) » ou « le contrôle de l’utilité sociale des travaux proposés et par extension de leur intérêt général, par le juge d’application des peines ». « Ce n’est pas suffisant comme garanties », juge Aurélie Demmer du Snepap. D’autant que, dans les faits, ce sera aux conseillers pénitentiaires d’insertion et de probation de procéder à l’enquête d’habilitation des structures locales. Or ces derniers tirent la sonnette d’alarme sur leur surcharge de travail depuis des mois. Didier Paris concède qu’il faudra, à l’avenir, « doubler leurs effectifs et procéder à des labellisations permanentes de structures ». Ce dernier espère que l’ouverture au secteur marchand permettra de mieux remplir la fonction d’insertion professionnelle du Tig : « Elle sera peut-être plus effective dans une petite structure locale que dans une grande entreprise d’État, où les capacités d’embauche sont limitées ». Sur ce dernier point, Jean-Jacques Arnal, de Tisséo, pourtant favorable à l’ouverture des Tig dans les sociétés privées, reste sceptique : « Chez nous, aucun Tig n’a débouché sur une embauche. Ce sont souvent des profils très abîmés. Ou alors des jeunes impliqués dans des petits trafics. » Une tempête dans un verre d’eau ? Si la mesure est votée, elle ne sera appliquée qu’à titre expérimental, et pour une durée de trois ans.

L’Agence nationale du Tig, Pôle Emploi des condamnés ?

Pour développer la mesure de justice, le rapport de Didier Paris et David Layani préconise de créer une « Agence nationale du Tig ». Le but ? Répertorier, via une plateforme numérique, tous les organismes d’accueil, de façon à faciliter le travail des services pénitentiaires d’insertion et de probation et des magistrats. « Cela permettra aussi de mieux répartir les tigistes sur tout le territoire », assure le porte-parole du ministère de la Justice. Un point de vue partagé par l’Union syndicale des magistrats : « Aujourd’hui, la recherche de structures est un peu artisanale. Avec l’Agence, on pourra regarder rapidement si l’on peut placer une personne dans le département voisin », se réjouit Céline Parisot. Mais l’initiative laisse dubitative Julianne Prisard, du Syndicat de la magistrature : « Cette histoire d’application mobile pour mettre en lien l’institution judiciaire avec la structure accueillante est risible. Comme si c’était aussi simple ! Il ne suffit pas d’un simple coup de téléphone pour décrocher un contrat de Tig. Alors un clic… ». À l’avenir, la plateforme pourrait elle-même fonctionner indépendamment des personnels de justice. Le rapport préconise en effet « d’utiliser l’IA pour optimiser et faciliter le matching entre le profil des personnes condamnées et le choix du poste. Il s’agirait, en l’occurrence, de construire un modèle algorithmique capable de déterminer, en fonction de critères précis et objectifs, la corrélation entre le travail fixé et le profil du condamné, tout en lui appliquant un taux probable de réussite ». Voilà qui promet de beaux débats…

Auteur

  • Lou-Êve Popper