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La grande distribution transforme ses métiers à grand-peine

Décodages | Management | publié le : 07.05.2018 | Judith Chétrit

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La grande distribution transforme ses métiers à grand-peine

Crédit photo Judith Chétrit

L’appétit des pure-players du commerce a transformé la manière dont les consommateurs achètent et la qualité du service attendue. Dans un secteur fortement concurrentiel, la grande distribution doit s’adapter avec une autre approche client et de nouvelles technologies. Une mutation des métiers difficile à initier dans un contexte de croissance ralentie.

La coïncidence n’est pas fortuite. Au moment où Carrefour, premier employeur privé de France (115 000 salariés) a présenté son plan stratégique comprenant la suppression de « 400 emplois au niveau du siège, la cession de magasins déficitaires Dia avec un PSE à la clé ainsi qu’un investissement conséquent dans l’e-commerce, Amazon a ouvert sa première boutique alimentaire à plus de 8 000 kilomètres de l’Hexagone. Amazon, qui vient de signer un accord de distribution avec Monoprix en France, a mis en place un espace entièrement automatisé, où les clients n’ont pas besoin de scanner les différents produits. Des capteurs les détectent et le ticket de caisse les attend en fin de parcours. Le personnel n’est là que pour réapprovisionner les rayons et conseiller les consommateurs.

Dans les deux cas, les personnels ont de quoi se montrer inquiets. L’appétit des pure-players du commerce s’aiguise alors que la concurrence est déjà féroce entre les acteurs de la grande distribution. Si la part de l’e-commerce en volume de ventes reste marginal, c’est le créneau qui connaît la plus rapide croissance. « Les retailers en ligne n’ont pas seulement piqué des parts de marché, ils ont transformé la manière dont les consommateurs achètent. Ils ont créé des pratiques et des habitudes au niveau de la qualité attendue du service », estime Nicolas Glady, professeur à l’Essec. Et la masse salariale se retrouve au premier plan des transformations à venir. En avril 2015, Michel-Édouard Leclerc expliquait déjà : « Mon concurrent dans cinq ans ne sera plus Hyper U ou Auchan mais Amazon ».

Sur les quelque 600 000 à 700 000 personnes qui travaillent dans le secteur, la voilure a ainsi déjà été réduite, sans qu’il soit possible de donner des chiffres globaux. « Il est impossible que l’emploi progresse durablement sur un marché où l’économie ne progresse plus. Dans une logique de guerre et de compétitivité, les acteurs maîtrisent tous les coûts », assène Olivier Dauvers, consultant spécialisé. Il reste une autre inconnue : l’effet de l’automatisation sur l’emploi, bien qu’il soit toujours plus facile d’observer les emplois détruits que ceux qui ont été créés. Les craintes d’un chômage technologique sont régulièrement relancées. « Les salariés voient bien qu’il se passe des choses. Par exemple, les caissières se retrouvent à exercer un métier qui s’est complexifié. On leur demande du relationnel mais aussi la maîtrise d’un nouveau matériel. Les gens font plein de choses sans avoir la satisfaction du travail bien fait », argue Sylvie Vachoux, conseillère fédérale de la CGT Commerce et Services.

Polyvalence et flexibilité.

Pourtant, ces terminaux de caisse automatisés sont encore très peu présents dans la grande distribution (le magazine spécialisé LSA en avait recensé 10 000 en 2014). « Il y a, pour l’instant, trois limites au déploiement à grande échelle de ces technologies : l’acceptabilité d’usage par les consommateurs, l’acceptabilité économique qui ferait que les distributeurs y trouvent un retour rapide sur investissement et l’acceptabilité sociétale », avance Olivier Dauvers. Leur impact reste encore difficile à quantifier et ils ne sont pas obligatoirement synonymes de suppressions d’emplois compte tenu de l’ouverture de nouveaux magasins, d’un fort turnover ou du non-remplacement de salariés en CDD ou partant à la retraite. Ensuite, certaines salariées ont pu changer de poste en passant à la supervision de plusieurs caisses libre-service. « C’est parfois plus pénible car il y a moins de temps morts et potentiellement plus de situations de conflits à gérer avec les clients », estime Sylvie Vachoux.

Avec les technologies qui ont souvent engendré de nouveaux modes d’organisation du travail, les métiers se sont transformés et souvent recentrés sur d’autres tâches. Dans la grande distribution, la donne a déjà commencé à changer à la fin des années 1990, âge d’or du secteur, selon Mathieu Hocquelet, sociologue du travail à la Freie Universität de Berlin. « Avec le passage d’une croissance extensive à une croissance intensive, les enseignes ont développé la polyvalence entre la caisse et les rayons et la flexibilité avec des temps d’astreinte et une plus grande amplitude horaire afin d’accroître leur activité. Il n’y a pas eu une refonte des intitulés de postes mais le contenu du travail a changé. En une journée de travail, le faisceau d’activités s’est réduit pour l’encadrement et s’est diversifié pour les employés », souligne-t-il. Certaines enseignes comme Darty ou Boulanger ont déjà équipé leurs vendeurs de tablettes pour qu’ils puissent disposer rapidement d’informations sur les produits ou de bénéficier de points d’encaissement dans différents endroits du magasin pour réduire l’attente. Lors d’un séminaire organisé au printemps 2017 sur le thème « mutations digitales et dialogue social », France Stratégie soulignait que « peu de métiers sont voués à disparaître totalement, peu de métiers seront totalement nouveaux. Les mutations technologiques occasionnent moins des destructions que des recompositions d’emplois et des transformations du contenu des métiers ».

Les enseignes avancent à tâtons et communiquent très peu sur l’accompagnement des salariés au changement. « Le discours reste plutôt ambigu. Les enseignes de la grande distribution sont conscientes de leur évolution en tant que secteur d’activité mais restent plus frileuses sur les métiers qui vont bouger. Elles visualisent plutôt les enjeux mais l’initiation du changement est relativement longue à mettre en œuvre. Et les choses évoluent beaucoup plus lentement », résume Carol Leroy, enseignante au sein de l’Institut du marketing et du management de la distribution. « À partir du moment où les compétences seront clairement identifiées, on saura former les gens en ayant en tête une cartographie des métiers. Mais il faut d’abord que les dirigeants définissent le modèle de Carrefour de demain avant que je ne puisse définir le bon chemin à suivre », abondait Alban Baudry, coordinateur national de la formation des hypermarchés, lors des États généraux du commerce qui se sont tenus à Paris à la mi-mars.

Des profils plus digitaux.

La priorité semble, pour l’instant, se porter sur les recrutements de métiers de bouche ou de profils hautement qualifiés et stratégiques. Pour ne pas laisser les pure-players en ligne gagner de plus en plus de parts de marché, les grandes enseignes ont diversifié leur stratégie en allant chercher le client sur plusieurs canaux (Internet, mobile) ou en l’attirant avec de nouveaux concepts et points de vente physique. Et tous ont le même fil rouge : mieux connaître le client pour le fidéliser et faciliter ses achats grâce notamment à la géolocalisation, aux cartes de fidélité ou encore aux étiquettes intelligentes. Professionnels de l’optimisation de la supply chain, data scientist, pros de la sécurité informatique, traffic manager, UX Designer, la grande distribution devient désormais friande de ces nouveaux profils, quitte à les payer cher et les recruter dans d’autres secteurs, pointe Édouard-Nicolas Dubar, chasseur de têtes. « Il y a beaucoup d’actions de campus managers auprès de d’écoles de commerce et d’ingénieur pour aller capter les meilleurs talents », ajoute Jean-Michel Molla, directeur du développement commercial du cabinet CLCD Recrutement. Un point met tous les acteurs d’accord : l’avantage concurrentiel à disposer d’une répartition géographique inégalée sur l’ensemble du territoire. La grande distribution parle ainsi de « phygital » pour trouver un équilibre entre ces deux mondes. Selon une étude d’Accenture, 7 Français sur 10 sont adeptes du showrooming, soit le fait de chercher des informations en magasin avant de réaliser un achat en ligne. Et inversement, ils arrivent mieux renseignés face aux vendeurs. « Toute leur stratégie converge vers les magasins et l’amélioration du service client. Aussi bien les salariés que les managers deviennent des couteaux suisses avec des métiers qui vont tendre vers plus de polyvalence », abonde Fatima Bondu, chef de projet RH à l’Association pour la formation au management dans la distribution (AFMD).

Si aucun plan d’ampleur n’a été encore mené, les enseignes ont signé des accords de gestion prévisionnelle des emplois et des compétences ces dix dernières années. Sous l’égide du Forco, l’OPCA du secteur, un engagement de développement de l’emploi et des compétences vient d’être conclu. Il consiste en une série d’actions pour mieux accompagner les salariés « dans une logique de sécurisation des parcours professionnels » (quasiment la moitié des salariés des différentes branches ont moins de 35 ans). Parmi les dispositifs évoqués, la création de blocs de compétences transversaux certifiants, un « guide des bonnes pratiques sur l’entreprise apprenante à l’ère du digital » et une formation à la cybersécurité. La Fédération du commerce et de la distribution (FCD) a déclenché une enquête pour faire un bilan sur l’état de préparation à la fois des entreprises et des salariés aux évolutions du numérique avant d’ouvrir plusieurs chantiers. « Du côté des salariés, nous souhaitons mesurer le degré de familiarité aux outils numériques et analyser l’utilisation qui en est faite dans un cadre professionnel mais aussi personnel », avance Renaud Giroudet, directeur des affaires sociales, de l’emploi et de la formation à la FCD. À la tête de l’Académie des Galeries Lafayette, dont la moitié des 11 000 collaborateurs sont des conseillers de vente, Isabelle Boisard a mis en place une plateforme de formation et de sensibilisation au digital uniquement en ligne composé de vidéos et de quizz. « Le numérique peut faire peur et renvoie à beaucoup d’inquiétudes dans le monde du commerce. Cette formation est obligatoire et propose plusieurs parcours en fonction du niveau existant des salariés. Quand on parle transformation digitale d’un grand magasin, il faut embarquer tout le monde dès le départ. Sinon, on risque d’avoir trop de disparités au sein des équipes », argumente-t-elle lors du séminaire organisé par le Conseil de commerce de France.

Chez Système U, où un accord GPEC vient d’être négocié au niveau national, on s’interroge également sur la formation initiale des collaborateurs dans les années à venir. Alors qu’une cartographie des emplois, notamment sensibles, doit être menée, « on va probablement élever le niveau d’embauche des salariés en magasin. Avant, ce n’était pas forcément un obstacle à l’embauche ou à l’évolution », note Philippe Algranti, DRH. Une tendance déjà identifiable selon Mathieu Hocquelet : « Il y a une sélectivité plus grande en termes de niveau de diplômes et de trajectoires mais la grande distribution peine à l’afficher ou à le reconnaître parce qu’il y a enjeu d’invisibilité associée à une crainte de prétention salariale plus forte ».

Montée en compétences.

Alors que deux tiers des embauches du secteur – 80 000 en moyenne par an – concernent des personnes peu qualifiées, cela ne signifie pas qu’elles ne gagnent pas en compétences et en savoir-faire par la suite, selon Caroline Troadec, responsable emploi-formation à la FCD qui note que plus de 3 % de la masse salariale est investie dans la formation professionnelle. Avec 4 000 certificats de qualification professionnelle (CQP), le secteur fait partie des plus prolifiques. Dans le tiercé de tête on trouve celui d’employé de commerce, puis de boucher et d’agent logistique. Ce diplôme uniquement reconnu par la branche professionnelle est un facteur de mobilité et de reconnaissance. Pour Philippe Moati, cofondateur de l’Observatoire Société et Consommation (ObSoCo), « il faut se demander comment il est possible de mobiliser dans un contexte de croissance ralentie lorsque les perspectives de carrière se tarissent et que les hauts postes sont de plus en plus techniques. Ce qu’on peut moins offrir en dynamique, on le remplit en sens en faisant que ce capital humain soit aussi valorisé à l’extérieur ». C’est aussi là que devra intervenir le management, selon Jean-Michel Molla : « Avec une réforme de la formation professionnelle déportée sur les collaborateurs, cela demande un plus grand travail pour identifier les besoins des subordonnés. »

Côté syndicats, on regrette le manque de visibilité sur les montées possibles en compétences. Mais dans un secteur où chacun lorgne avec insistance sur l’autre, « aucun groupe ne veut prendre le risque de se lancer dans un projet définitif. Les directions opérationnelles lancent des projets comme les caisses tunnels [articles défilant et scannés sur un tapis sans présence de caissier, NDLR] et les ressources humaines les découvrent en même temps que les syndicats », avance Bruno Moutry, responsable CFDT au comité du groupe Carrefour. S’il existe une sous-commission paritaire dédiée aux nouvelles technologies, « cela ne répond pas à la transformation des compétences humaines ». Mais avant de se lancer, il faudrait, selon lui, un effort supplémentaire de dialogue social et encore avoir l’ensemble des données sur la table : lors de la négociation sur la GPEC, ce syndicaliste avait demandé la décomposition des effectifs métier par métier mais ne l’a jamais obtenu.

Auteur

  • Judith Chétrit