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Ce que l’entreprise de 2018 doit à 1968

À la une | publié le : 07.05.2018 | Gilmar Sequeira Martins

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Ce que l’entreprise de 2018 doit à 1968

Crédit photo Gilmar Sequeira Martins

1968 marque l’arrivée d’une génération de salariés soucieux de voir l’entreprise reconnaître leur singularité et leur contribution(s). Une révolution dont les effets continuent de se faire sentir aujourd’hui encore.

En 1968, la situation prévalant depuis la Libération semblait pouvoir durer éternellement. « Les gens travaillaient 48 h par semaine, dans des conditions pénibles, sur des tâches à très faible contenu, résume Jean-Marie Peretti, professeur de management à l’Essec. Ils acceptaient ces conditions de travail car leur objectif était de parvenir à un confort matériel. » De la Libération à 1968, trois grandes vagues vont accepter ce compromis : les populations issues de l’exode rural, puis les femmes et les travailleurs immigrés. La vague suivante va faire dérailler cette mécanique bien huilée. Avec un niveau d’études supérieur à celui de ceux qui les ont précédés puisque la scolarité est obligatoire jusqu’à 16 ans, ils sont mieux éduqués mais aussi mieux informés grâce à la radio. « Leur rapport au monde est différent », résume Jean-Marie Peretti.

L’ensemble du système hérité de la Libération fait alors l’objet d’un rejet massif. Les « horaires sirènes », le contrôle des petits chefs et la parcellisation des tâches ne sont plus acceptés. « En 1968 s’ouvre un débat sur les conditions de travail des OS et de la main-d’œuvre venue des campagnes, explique Jacques Capdevielle, directeur de recherche au Centre de recherches politiques de Sciences Po (Cevipof). L’enjeu est l’enrichissement des tâches. »

Se former en travaillant.

Cette demande débouchera en 1973 sur la création de l’Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail (Anact) et, dans les entreprises, à la mise sur pied d’équipes vouées au même objectif. Le mouvement, souvent violent, s’accompagne d’une vague d’insubordination durable (voir encadré) et d’une série de changements radicaux. Le plus immédiatement visible est l’arrivée des syndicats dans les entreprises avec la loi du 27 décembre 1968 sur l’exercice du droit syndical.

D’autres évolutions vont suivre afin de répondre aux aspirations inédites des salariés. Ils souhaitent désormais continuer à se former tout en travaillant. Cette demande sera à l’origine de la loi Delors du 16 juillet 1971 portant sur « la formation professionnelle continue dans le cadre de l’éducation permanente ». Plus globalement, les salariés d’après 1968 veulent être reconnus dans l’entreprise comme les personnes et les individus singuliers qu’ils sont à l’extérieur.

Les lois Auroux, votées en 1982, seront l’aboutissement de cette aspiration. Elles feront évoluer les règlements intérieurs des entreprises et modifieront substantiellement la dynamique des relations sociales, explique Jean-Pierre Le Crom, directeur de recherche au CNRS (droit et changement social) : « Jusqu’alors, c’était au niveau de la branche que se déroulait l’essentiel des négociations collectives. La loi sur la négociation collective du 13 novembre 1982 a posé l’obligation de négociations annuelles et diversifié les niveaux de négociation, d’où la montée en puissance depuis des accords d’entreprise et des accords nationaux interprofessionnels (ANI). Dans les années 1970, il y avait environ un millier d’accords d’entreprise par an. Aujourd’hui, on en compte 42 000. Le CNPF n’était pas très favorable à cette diversification mais il s’y est rallié avec la possibilité des accords dérogatoires en matière de temps de travail. » Ce déplacement du centre de gravité de la négociation collective a ipso facto renforcé l’attribution de la fonction RH.

L’apparition des « critères classants ».

Cette demande d’individualisation va également toucher les horaires, à travers la loi du 27 décembre 1973 relative à l’amélioration des conditions de travail, mais aussi les congés, la formation ainsi que les rémunérations. « En introduisant les « critères classants » pour évaluer l’étendue de la responsabilité et le niveau d’implication personnelle des salariés, l’accord conclu en 1975 dans la branche métallurgie a ouvert la voie à la gestion par les compétences des années 1990 et à la GPEC », ajoute Pierre Maclouf, sociologue et enseignant à l’Université Paris Dauphine. Cette individualisation ne cessera plus de progresser, conduisant à « psychologisation » croissante des relations de travail (voir encadré).

Le choc de 1968 va aussi faire évoluer l’encadrement qui entre dans l’ère du management et des « mesures différenciantes » amenant une gestion individuelle des salariés. Mais les managers renâclent, note cependant Jean-Marie Peretti : « Une majorité d’entre eux n’aime pas prendre ce type de décision car ils pensent qu’elles vont affecter l’esprit d’équipe et impacter la production. » Ils s’engagent souvent dans des pratiques de « saupoudrage » et de « rattrapages ».

À cette difficulté s’en ajoute une autre : les managers sont désormais associés aux plans de formation, à l’évaluation des personnes, à la politique de rémunération, voire au recrutement. L’évolution se révèle d’autant plus délicate que la plupart ont été choisis sur leurs compétences techniques et non sur leur capacité à gérer les hommes. À cela s’ajoute une évolution des rémunérations qui va spectaculairement réduire l’attrait de la fonction de manager (voir encadré).

L’entreprise comme « mode d’action ».

En parallèle, les organisations deviennent toujours plus flexibles et autonomes en cherchant à concilier coûts de production, qualité et innovation. Une voie qui mènera dans les années 1990 à la diffusion de nouvelles approches managériales. D’abord le « lean management » qui vise à optimiser les processus d’amélioration continue à travers la standardisation des process et la mise en place de normes de qualité très strictes. « Depuis les années 2000, ce modèle a été transposé dans le secteur des services et 25 % des salariés travaillent dans des organisations de ce type, explique Salima Benhamou, économiste du travail chez France Stratégie. Ce modèle a permis d’améliorer la productivité mais souvent au détriment des conditions de travail : plus grande intensification, stress, faibles marges de manœuvre des salariés… »

La deuxième approche managériale regroupe les « organisations apprenantes » et s’inscrit dans un autre horizon puisqu’elle donne plus de marge de manœuvre aux salariés afin de soutenir l’innovation et l’amélioration des process.

Par touches successives, c’est donc l’entreprise elle-même qui est transformée. 1968 marque la fin de son statut d’îlot séparé de la société. « Cette évolution des rapports entre l’entreprise et l’opinion aboutira au développement de la notion de responsabilité sociale, et trouve une première expression dans la loi de mai 2001 sur les nouvelles régulations économiques, imposant aux entreprises cotées de rapporter annuellement sur leur prise en compte des conséquences sociales et environnementales de leur activité », note Pierre Maclouf.

Le statut et l’image du dirigeant évoluent tout aussi radicalement, de même que les termes servant à le désigner. Le terme « patronat » n’est plus utilisé, supplanté par un autre : « entrepreneur ». C’est le signe d’une évolution encore plus profonde. L’entreprise a changé de statut, estime Pierre Maclouf : « L’entreprise est souvent considérée comme un mode d’action, qui, tout en respectant les contraintes économiques et en étant soumise à l’obligation de résultat, peut se donner des objectifs écologiques, environnementaux, voire moraux. » Une évolution que bien peu de salariés et de dirigeants pouvaient imaginer en 1968.

Les DRH aux prises avec l’insubordination

Pour les DRH, il y a un avant et un après 1968. « Avant 1968, les directeurs du personnel étaient garants de la création et du maintien de l’emploi, ils accompagnaient la croissance », rappelle Patrick Fridenson, historien et directeur d’études à l’EHESS. Après 1968, les voilà propulsés au rang d’interlocuteurs des syndicats du fait de la loi du 27 décembre 1968 sur l’exercice du droit syndical. Leur première urgence sera cependant tout autre, rappelle Patrick Fridenson : « Les DRH ont fait face après 1968 et jusqu’en 1978 à un grand problème d’insubordination. Les usines ont été occupées, les patrons séquestrés, les grèves très longues. Il y avait un slogan – « Le pouvoir, c’est comme les étagères, plus c’est haut, moins ça sert » – qui reflétait la délégitimisation de l’autorité. Il fallait donc trouver un nouvel ordre social. Trois facteurs ont favorisé la sortie du climat d’insubordination : la montée du chômage, le déclin des effectifs syndicaux et l’accroissement des négociations qui ont vu fleurir les accords de branches et les ANI. »

Une « psychologisation » croissante des relations de travail

« Il y a un appel constant à l’engagement subjectif, à se mobiliser, à se former, explique Pierre Maclouf, sociologue enseignant à l’université Paris-Dauphine. Les gens ont le sentiment permanent d’être appelés à s’impliquer, d’où un épuisement qui se traduit par des phénomènes comme le burn-out (notion inconnue il y a dix ans), etc. Ils sont de plus en plus sollicités par des moyens de communication et, en même temps, priés de veiller à un bon équilibre entre vie professionnelle et vie privée. Ils sont donc pris dans une série d’injonctions paradoxales, ce qui les rend de plus en plus réactifs à la contrariété. On assiste à une « psychologisation » croissante des relations de travail, qui a, entre autres, pour conséquence le développement rapide de la médiation, à côté des structures traditionnelles de négociation avec les syndicats, qui ne parviennent pas à porter ces problèmes personnels. Les dispositifs de médiation essaient de ré-introduire de la relation entre managers et collaborateurs, mais aussi, souvent, entre collaborateurs. »

Devenir manager ? Non, merci !

Dans les années 1990, le manager change de rôle. D’expert, il devient animateur, une mission qui exige de développer l’esprit d’équipe mais aussi de s’assurer que chacun perçoit le sens de sa contribution. « En se poursuivant, ce mouvement met les managers face à une injonction paradoxale puisqu’ils doivent, à court terme, assurer la performance opérationnelle, et, à long terme, développer les compétences des hommes », souligne Jean-Marie Peretti, professeur de management à l’Essec. Alors que leur rôle devient plus exigeant, les managers voient se réduire l’écart salarial les séparant des autres catégories de salariés. « Alors qu’en 1968, l’écart salarial entre un cadre et un ouvrier peut aller de 1 à 5 ou 6, il n’est plus que de 1 à 2,5 dans les années 2000, poursuit Jean-Marie Peretti. L’écart est trop faible pour justifier toutes les contraintes liés à des positions de managers. » En conséquence, les postes de managers attirent toujours moins de postulants internes. Pour relever ces défis, les entreprises vont attribuer un nombre croissant de postes de cadres à de jeunes diplômé(e)s.

Auteur

  • Gilmar Sequeira Martins