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Vivre en bonne intelligence

Idées | Juridique | publié le : 07.03.2018 |

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Vivre en bonne intelligence

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« L’intelligence artificielle » est à la mode. Un peu trop d’ailleurs, comme s’en amuse le directeur de l’Inria, l’institut public de recherche en pointe sur ce sujet : « Aujourd’hui, nous ne faisons que de l’intelligence artificielle : on n’en faisait pas il y a cinq ans, et on fait exactement la même chose ». Et nombre de responsables de ressources humaines, depuis le collège davantage portés sur les sciences sociales que sur le calcul des probabilités, sont submergés de ronflantes propositions : « Comment l’IA va révolutionner votre GPEC ! », « Grâce à la blockchain, mieux faire fonctionner votre comité social et économique ! ».

La DRH, chargée des cerveaux humains, va-t-elle devoir fusionner avec la DSI, en charge des humanoïdes intelligents ? Rassurez-vous chers lecteurs, ce n’est pas pour demain.

Encore peu d’IA forte

Car l’IA aujourd’hui survendue reste pour l’essentiel de l’lA « faible », bref des algorithmes utilisant mieux des bases de données toujours plus vastes (doublant tous les deux ans), programmée pour la simple reproduction d’actions précises : strictement rien à attendre « d’out of the box », mais au contraire la reproduction du passé… et ses éventuels errements (par exemple, la discrimination à l’embauche). Elle n’est donc pas sans rappeler le taylorisme et son exceptionnelle productivité s’agissant de reproduire le modèle unique de la Ford T noire. Si elle peut croiser en une seconde des milliards de données – ce que sont bien incapables de faire mille cerveaux humains – elle ne sait que dupliquer ce qui s’est passé hier ou sa programmation, mais reste intrinsèquement incapable de prédire l’avenir, qui pour elle n’est que la reproduction du passé : l’inverse d’une nouvelle Odyssée de l’Espèce.

Donc bien éloignée de l’IA « forte », capable elle d’apprentissage et d’évolutions autonomes grâce à ses puissants et multiples réseaux de connexions ; si Facebook parvient ainsi à repérer l’ultra-violence ou la pornographie dans des dizaines de millions d’images générales, c’est grâce à ses programmes de « deep learning » ayant traité pendant des heures voire des jours des milliards d’images de cette nature, et appris couche par couche, la première aidant la seconde : d’où le terme « profond ».

Mais on reste bien loin du terrifiant « transhumanisme » où le robot et « l’humain augmenté » (de quelques puces, façon Elon Musk, patron de Tesla) discuteraient d’égal à égal. Si déjà Siri était capable d’une dictée sans faute…

Science… fiction, ou réalité ?

Car quiconque a interrogé un « chatbot », pardon, « un agent conversationnel » bancaire censé « dialoguer comme votre conseiller », a nettement vu la différence, et pensé changer de banque, à moins qu’il ne l’ait appelé en urgence un dimanche à 23 h 30.

Mais il est vrai aussi que dans le duel homme/machine, AlphaGo Zero de Google est arrivé à vaincre le 23 mai 2017 Ke Jie, champion du monde de jeu de Go. Tout aussi instructif : fin 2017, ce même programme d’IA forte a battu par 100 à 0 AlphaGo, son propre père électronique (d’IA faible) créé… en 2010.

Last but not least : le champion du monde assisté du bon logiciel a écrasé la machine.

Donc première idée pour progresser : ne pas opposer humain et IA, supposés être automatiquement concurrents. C’est dans leur complémentarité que le résultat est exceptionnel.

Car si la banalisation du lourd exosquelette du manutentionnaire devenu martien peut faire sourire, nos neurones assistés par l’IA peuvent décupler nos capacités, procédant à des calculs ou à des recherches fastidieuses que par ailleurs que notre cerveau est incapable de faire.

Un exemple bien terre à terre ? N’étant pas hélas des écureuils capables de mémoriser l’emplacement de milliers de glands, nombre de juristes du travail pourtant spécialisés ne connaissent pas les simples textes actualisés de fin 2017 : ordonnances du 22 septembre 2017 plus celle du 20 décembre plus tous leurs décrets plus les ajouts de la loi de ratification de février 2018 plus la jurisprudence actualisée car seule encore applicable… À moins qu’ils n’aient accès aux logiciels ad hoc allant chercher au fur et à mesure de leur parution puis synthétisant lois, extraits d’articles, conventions collectives et autres statistiques judiciaires correspondant exactement à leur demande.

Dans les banques, entre les textes français et européens visant leur activité financière et notre droit du travail légal, conventionnel et jurisprudentiel, on est aujourd’hui arrivé aux limites intellectuelles d’une personne humaine. Mais « Ross », l’assistant juridique virtuel d’IBM, réduit les tâches administratives, comprend et parle évidemment l’anglais, consulte en temps réel les JO et la jurisprudence, étaye ses réponses avec les derniers arrêts publiés… mais reste incapable d’analyser une évolution de jurisprudence.

De quoi donc se concentrer sur les tâches à forte valeur ajoutée, ou s’occuper des questions vraiment humaines pour un RRH en ayant « par dessus la tête » de remplir des tableaux.

Les robots, tout beau, tout nouveau ?

Pas vraiment. Si l’on s’en tient à la fin du XXe siècle, nos braves distributeurs automatiques de billets datent de 1968, année de la sortie d’un film culte de Stanley Kubrick où le robot Hal « Heuristically programmed Algorithmic » se mettait à penser tout seul, et vouloir tuer tous les membres de son équipage.

Seconde idée pour avancer. Pour aujourd’hui penser raisonnablement l’IA, il faut oublier les terrorisantes BD de science-fiction de notre enfance, « 2001, Odyssée de l’Espace » ou les robots tueurs. Et ne pas se focaliser exclusivement sur le grand remplacement de l’homme par la machine, même si un nombre considérable de tâches va être réalisé automatiquement, 24 h/24 h, sans grève ni arrêt maladie. La grande distribution, les banques ou l’assurance sont à l’aube d’un « Grand Chambardement » (« Ce sont les machines, qui nous crient en avant, en langue de savant » G. Béart, 1973). Mais si ces robots peuvent créer un néo-taylorisme où la machine commande au travailleur (le « voice pickings » dans la logistique), automatiser les tâches purement opérationnelles peut aussi permettre de dérobotiser un travail humain répétitif et ainsi optimiser le temps des gestionnaires RH (voir le cauchemar de la Déclaration Sociale Nominative), le service RH alors « augmenté » gagne un temps précieux pour se consacrer aux tâches constituant son cœur… de métier.

Par exemple réfléchir à l’obligation triennale de négocier sur la GPEC telle que reformatée par l’ordonnance du 20 décembre 2017 : « formation, abondement du CPF, validation des acquis de l’expérience, bilan de compétences, accompagnement de la mobilité professionnelle et géographique » (L . 2242-17).

Car selon le passionnant rapport du Conseil d’orientation de l’Emploi Automatisation, numérisation et emploi de janvier 2018, « 8 % des actifs français n’ont aujourd’hui aucune compétence numérique et 27 % devraient progresser pour être plus a` l’aise ». Pour éviter la divergence socialement et politiquement catastrophique qui pourrait advenir entre les sachants et autres experts maîtrisant l’outil et les illettrés numériques désormais exclus du marché de l’emploi, une ardente obligation : nous préparer à ce tsunami en redéfinissant puis réinventant une autre « formation professionnelle ».

Car aujourd’hui la compétence n’est plus un stock mais un flux et plus personne ne peut dire exactement quels métiers existeront dans dix ans. Sans oublier la formation initiale : malgré l’atout majeur de nos grandes écoles scientifiques, la pénurie s’amplifie dans les compétences « high-tech » (déficit de 80 000 emplois en 2020). Et sur les compétences numériques de base, selon le COE « 10 % des emplois actuels présentent de grandes vulnérabilités dans un contexte d’automatisation, et 50 % devraient voir leur contenu transformé de manière significative a` l’horizon d’une quinzaine d’années. » L’enjeu est donc moins celui de la « fin du travail » que d’une transformation massive, profonde et rapide du contenu des emplois.

Il faut nous préparer à ce tsunami en forme de redoutable question sociale du XXIe siècle. Fournisseur d’Apple, l’entreprise chinoise Foxconn a annoncé l’an dernier la robotisation de 60 000 emplois sur 110 000 ; mais aux États-Unis le puissant syndicat des teamsters a déjà obtenu que les camions de plus de 35 t gardent quoi qu’il arrive un chauffeur humain.

Quid enfin de notre système de protection sociale reposant pour l’essentiel sur les salariés actifs et leurs cotisations sociales, et sur la mutualisation des risques alors qu’aujourd’hui l’IA permet de les personnaliser ? Cette levée du « voile d’ignorance » (si je suis sûr à 98 % de pas contracter telle grave maladie mais qu’en revanche mon voisin…) nécessaire à la socialisation des risques ne va-t-elle pas conduire à une lente démutualisation ?

Pour nous rassurer (un peu), relisons la conclusion du rapport de 900 pages du Dr Villermé, constatant en 1840 les redoutables effets de la Révolution industrielle sur « l’état physique et moral des ouvriers employés dans les manufactures de coton, de laine et de soie », qui provoqua le vote de notre première loi du travail, celle du 22 mars 1841 : « Le machinisme tend à se substituer au travail ouvrier, mais ce mal inévitable n’est que passager car un bien immense, permanent, vient ensuite le compenser. Telle est l’histoire de beaucoup d’inventions les plus utiles au genre humain »

Le Master 2 en apprentissage « DRH et droit social » de Paris I organise en Sorbonne le vendredi 23 mars 2018 de 18 h 30 à 20 h 00 une conférence sur « IA et RH : travailler en bonne intelligence », avec Jérôme Chemin, secrétaire national CFDT Cadres en charge du numérique et délégué syndical central CFDT d’Accenture ; Wafae El Boujemaoui, cheffe du service des affaires sociales et du travail à la Direction de la conformité, Cnil ; Mathieu Griffoul, centre de compétences Digital, Cabinet Roland Berger ; Olivier Laurens, directeur des relations sociales, IBM France. Entrée gratuite mais nombre de places limité. Inscription obligatoire à l’adresse suivante : colloque2018m2drh@gmail.com. Se munir obligatoirement d’une carte d’identité.