logo Info-Social RH
Se connecter
Newsletter

À la une

Le cadre, une espèce en voie de disparition ?

À la une | publié le : 07.03.2018 | Irène Lopez

Image

Le cadre, une espèce en voie de disparition ?

Crédit photo Irène Lopez

Certes, le régime complémentaire de retraite des cadres va disparaître. Mais parallèlement, le statut attire de moins en moins les salariés. Et les conditions économiques, qui autrefois ont porté l’émergence de ce groupe, ne sont plus réunies aujourd’hui pour justifier un statut à part entière. Est-ce le début de la fin pour plus de trois millions de salariés français ?

C’est une vraie exception française. Chargé d’études au Département Travail, Emploi, Professionnalisation au Cereq, Jean-Paul Cadet s’appuie sur les travaux du sociologue Luc Boltanski (1982) sur la notion de groupe des cadres. « L’histoire de ce groupe commence avec la crise de 1936 en France, avec les tentatives de reprise en main et de réinstauration de l’ordre social après les grèves du printemps, via la mise en avant d’une « classe moyenne » jugée saine et enviable, pour incarner la reconversion d’une partie de la bourgeoisie et la petite bourgeoisie traditionnelle. C’est de cette époque que part l’utilisation du terme de cadre comme concept qui se veut unificateur et la constitution des cadres en groupes de pression prétendant à une reconnaissance officielle dans l’espace des luttes politiques. Le regroupement des cadres n’est donc pas le simple résultat d’une fatalité économique et technique. Il a réclamé la mise en œuvre de multiples technologies sociales de mobilisation, d’identification et de classement. Et c’est au terme d’un immense travail collectif de la sorte que le groupe s’est incarné dans ses institutions et a fini par faire reconnaître son existence sociale comme fondée. »

Ce n’est qu’en 1947 que le cadre est relié à l’Agirc, une caisse de retraite complémentaire et spécifique, instituée comme contrepartie de l’obligation pour tous les salariés y compris les cadres de cotiser au régime général de la Sécurité sociale. Le cadre salarié continuera cependant de cotiser à l’Arrco, retraite complémentaire des salariés du secteur privé, comme tous les autres. Cotiser à l’Agirc, c’était être cadre, dans le privé, et réciproquement.

Il n’y a pas eu de loi générale définissant le cadre.

Pour François Dupuy, sociologue des organisations, auteur de plusieurs ouvrages sur la bureaucratie, le changement et le management dans les entreprises et les institutions, « on ne trouve pas l’équivalent dans les pays anglo-saxons d’où la difficulté à proposer une traduction du mot lui-même. Si en effet on parle de « manager » comme c’est généralement cas, on met alors en avant une notion de responsabilité qui est loin d’être suffisante pour recouvrir la notion française de cadre. Et en effet, manager suppose une activité d’encadrement, donc la présence d’un groupe plus ou moins important de salariés à piloter, animer ou diriger ».

En outre, il n’y a jamais eu de loi générale définissant la catégorie cadre. « L’Agirc n’était pas d’ailleurs créée par une loi mais une convention collective du 14 mars 1947 » fait remarquer Jean-Paul Cadet. À l’époque, la revendication d’un statut de cadre évoquait l’idée d’un « plus » au plan de la loi, une définition légale (ou peut-être conventionnelle) de ce que c’est qu’un cadre, une sorte de garantie supplémentaire ou réputée telle ».

De fait, le Code du travail ne donne pas de définition générale des cadres. La mise en œuvre de la loi sur l’aménagement et la réduction du temps de travail (ARTT) votée en 2000 a, pour la première fois, donné une définition dans le Code du travail, non pas de la notion de cadre, mais de différentes catégories de cadres. Il existe donc légalement des cadres dirigeants, des cadres autonomes et des cadres intégrés, les deux dernières catégories ayant été redéfinies par la loi Fillon de 2003.

Il convient surtout de se référer aux conventions et accords collectifs qui contiennent habituellement des stipulations relatives aux classifications et qualifications des cadres. Ainsi qu’aux définitions de type administratif et réglementaire.

En découlent des différences d’estimation quant au nombre de cadres (voir encadré). Les caractéristiques statistiques de la population cadre ont évolué quantitativement et en termes de structure. Sont recensés 3,7 millions de cadres aujourd’hui contre 2,9 millions en 2001, selon l’Agirc. Parmi eux, 37,5 % sont des femmes contre 29,7 % en 2001, sous l’effet notamment des avancées législatives en faveur de l’égalité des sexes dans la vie professionnelle. Enfin, à l’image de la population française, les cadres vieillissent. Les 50 ans et plus représentent aujourd’hui 31 % des cadres actifs en emploi qui cotisaient à l’Agirc, contre 28 % en 2001.

Les contraintes d’être cadre.

On assiste à une érosion accélérée d’une figure du cadre « dont elle annonce probablement la fin », pressent Paul Bouffartigue dans Les cadres – Fin d’une figure sociale. Pourquoi ? Parce que le cadre, ou plutôt ses attributs, s’est banalisé. Il était le seul à être titulaire d’un diplôme Bac + 5 et plus ? Ils ne sont plus que 55 % des cadres en poste dans le secteur privé à l’être, d’après les données de l’Apec, l’Association pour l’emploi des cadres, le niveau de formation des salariés encadrés ayant progressé.

Il était à l’abri du chômage ? Il n’est plus épargné même s’il conserve une position privilégiée : le taux de chômage des cadres s’élevait à 3,5 % fin 2016 selon l’Insee. On peut noter que la période de chômage s’allonge pour les cadres : entre 2008 et 2014, le nombre de chômeurs de longue durée a été multiplié par deux. La hausse du chômage de longue durée chez les cadres concerne tous les profils, en particulier ceux âgés de 55 ans et plus d’après les chiffres publiés par l’Apec en 2017.

Sa carrière ressemblait à un long fleuve tranquille ? Le cadre tangue désormais face à un monde en pleine mutation. Lorsqu’ils imaginent ce que les cadres vivront dans dix ans, une majorité d’experts s’accordent pour décrire des parcours discontinus, ponctués de mobilités plurielles. Plus d’un cadre sur deux considère les situations suivantes comme probables : le changement au cours d’une carrière (7,2 sur une échelle de probabilité allant de 0 à 10), le changement de référentiel en matière de contrat de travail (6,2), l’alternance de périodes de chômage et d’activité (5,7). À l’Apec, les chargés d’études pensent également que « les nouvelles technologies vont continuer d’impacter leurs métiers (notamment avec le développement de l’intelligence artificielle dans de nombreuses activités de services), tandis que des formes alternatives d’emploi vont continuer de se développer (travail indépendant…). La lucidité des cadres sur les profonds bouleversements actuels et à venir du marché de l’emploi pose la question de leur employabilité ». Il appartient désormais aux cadres de maintenir et de développer leur employabilité.

Il n’y a pas un cadre mais des cadres.

Le salarié n’aspirait qu’à devenir cadre ? Un statut qui possède une attractivité toute relative, ne représentant plus une position très enviable. Un peu moins d’un salarié non cadre sur deux déclarait en 2009 vouloir accéder à un poste cadre, d’après l’étude « La promotion au statut de cadre des professions intermédiaires » (Cereq/ Apec, 2011). La peur de s’éloigner de son cœur de métier (technicité versus management) ou de ses collègues actuels (le cadre est perçu comme un groupe distinct), de perdre en qualité de vie – associé à une grande disponibilité et de longues journées de travail –, d’avoir plus de responsabilités génératrices de stress sont autant d’éléments qui peuvent expliquer pourquoi certains salariés n’ambitionnent pas toujours d’accéder à un poste de cadre, selon les données du Cereq (« Devenir cadre, une perspective pas toujours attrayante », avril 2012).

Le groupe des cadres ne ferait qu’un ? Paul Bouffartigue le remet en doute : « L’usage de l’appellation unificatrice de cadre est elle-même en recul. S’y subsistent de multiples distinctions. Venue du monde anglo-saxon, la séparation entre managers et experts est devenue coutumière dans le langage de la gestion des ressources humaines des grandes entreprises. Seuls les premiers seraient désormais de vrais cadres ». Institutionnalisée par la seconde loi sur les 35 heures, une tripartition distingue les cadres dirigeants, les cadres intégrés à une équipe de travail et les autres cadres. Seuls les deuxièmes sont traités a priori comme les autres travailleurs du point de vue des modalités de diminution du temps de travail.

Banalisation.

L’éclatement de la catégorie semble ainsi bien avancé, alors même que, simultanément, ses frontières avec les multiples professions intermédiaires paraissent plus floues et moins légitimes. « Certes, les discours sociaux continuent de faire abondamment appel au terme de cadre – à propos du stress par exemple – signalant que cette catégorie n’a pas entièrement épuisé ses effets de symbolisation. Mais ce n’est plus seulement pour broder, comme il était de tradition depuis les années 1950, sur le malaise des cadres : c’est pour mettre en scène le scénario de leur banalisation, de leur massification. En d’autres mots, il s’agit bien de leur disparition en cours comme entité distincte au sein du salariat » poursuit le sociologue.

Son confrère François Dupuy n’y croit pas, même à longue échéance. Pour lui, on parle beaucoup de hiérarchie en râteau (versus pyramidale) mais elle est peu appliquée. De plus, l’entreprise a beau se transformer, numérisation à outrance oblige, des « logiques tayloriennes donc hiérarchiques » seront toujours présentes. Alors, le cadre est-il une espèce en voie de disparition ? Les avis sont partagés et les jeux sont ouverts.

Auteur

  • Irène Lopez