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Vie des entreprises

Pas facile de manager télétravailleurs et salariés nomades

Vie des entreprises | ZOOM | publié le : 01.02.2001 | Catherine Lévi

En théorie, les équipes nomades sont promises à un bel avenir. Les entreprises économisent le temps et l'argent nécessaires au regroupement d'experts dispersés sur le terrain. Les salariés y gagnent en autonomie. La réalité est moins rose. Difficulté à communiquer, à mesurer les performances… encadrer une équipe virtuelle n'est pas une sinécure.

Métro, boulot, dodo : la rengaine bien connue des banlieusards n'est plus de mise pour 800 collaborateurs d'IBM France, qui travaillent plusieurs jours par semaine dans un bureau de proximité situé près de leur domicile, en Ile-de-France. Mieux, chez France Télécom, 2600 vendeurs et managers sont désormais totalement autonomes. Équipés d'un véritable bureau portable, ils ne sont plus obligés de repasser régulièrement par l'agence régionale dont ils dépendent. Grâce aux nouvelles technologies, télétravailleurs et salariés nomades se multiplient. Si ces nouvelles formes de travail bouleversent la vie des individus, elles modifient aussi en profondeur la gestion d'équipes, réparties sur l'ensemble du territoire, voire dans plusieurs pays. Prenez le cas de Claude Kuhn : responsable pour la France des prestations techniques liées à Internet et aux centres d'appels chez Cap Gemini, il est à la tête de 20 consultants disséminés dans la France, mais il fait également partie, depuis avril 2000, d'un réseau international composé de neuf cadres de nationalités différentes, tous basés dans leur pays d'origine. Cette équipe est chargée de coordonner à l'échelle du continent les services offerts par le groupe, de répondre aux appels d'offres transnationaux et de développer de nouvelles compétences. Son chef, quant à lui, est basé à Londres.

Les entreprises banalisent aujourd'hui cette forme de nomadisme « qui est promis a un bel avenir », selon Denis Ettighoffer, président de Virtual Organization Consulting et fin connaisseur du travail en réseau. « C'est de l'e-business appliqué à l'organisation », explique Marie-Yvonne Haehling, responsable du projet mobilité chez IBM France.

Sur le papier, chacun y trouve son compte. Pour l'employeur, les avantages de ces équipes virtuelles sont nombreux. Gains de productivité et de mètres carrés, bien sûr. Mais aussi : réduction des temps de réponse aux demandes des clients, mutualisation d'expertises dispersées sur le terrain, regroupement facilité de compétences au niveau international, sans obliger les intéressés à quitter leur port d'attache. « Les entreprises cherchent à optimiser les ressources », résume Charles Gancel, associé d'Inter Cultural Management (ICM). Et les salariés y trouvent leur compte : fini le temps perdu dans les transports, à eux les expériences professionnelles diversifiées et les échanges enrichissants, le tout en conciliant plus aisément travail et vie privée. Mais, pour les managers, c'est une autre paire de manches. Car les repères traditionnels disparaissent. Et les bonnes vieilles recettes ne marchent plus. « Taylor ne nous a rien dit sur le management à distance », souligne Jean-Marie Rouger, responsable de la mission télétravail à EDF-GDF, qui a déjà lancé la bagatelle de 25 projets pilotes virtuels. L'entreprise publique a notamment réorganisé ses agences comptables départementales en 17 centres opérationnels. Le responsable de l'agence de Normandie, situé au Havre, dirige ainsi, avec un cadre basé à Caen, une équipe répartie sur les six départements concernés. Autre exemple, trois des dix spécialistes du centre d'expertise de Gaz de France, situé à Paris, exercent parallèlement des responsabilités locales en province.

La mayonnaise doit prendre

« Le fonctionnement collectif, plus ou moins éprouvé quand tout le monde est réuni dans un même lieu, devient très compliqué dans ces configurations à distance. A fortiori dans les équipes internationales, où chacun évolue dans un environnement professionnel différent avec ses propres contraintes de travail, d'horaires et de culture », indique Charles Gancel. La disponibilité de chacun ne va pas de soi et les malentendus sont potentiellement nombreux. C'est ce qu'a vécu Arnaud Carrette, chef de projet chez le concepteur de jeux vidéo Ubi Soft. Pendant six mois, il a cornaqué une soixantaine d'ingénieurs, de graphistes et de testeurs localisés à Montreuil, à Annecy, mais aussi au Québec et au Japon, chargés d'adapter le produit vedette de la firme, Rayman 2, à la console Dreamcast. Une équipe de projet qui a réussi sa mission… mais au prix de nombreux couacs et difficultés techniques en tout genre.

Pour réussir ce genre de pari, une démarche rigoureuse s'impose. « Pourtant, peu d'entreprises formalisent une démarche de management. Elles projettent un mode de fonctionnement présentiel et pensent qu'il suffit de s'équiper techniquement pour que cela marche », s'étonne Sandra Bellier, directrice à la Cegos. L'acquisition d'outils sophistiqués et compatibles entre eux est indispensable : une messagerie qui intègre les notes de service, un intranet pour partager les connaissances, une base d'applications commune. Et tout doit fonctionner au quart de tour, sinon le travail en commun devient vite un enfer. Il faut aussi prendre en compte les aspects juridiques et techniques de la question : contrats de travail, sécurisation des données, coût des communications, etc. Mais le nerf de la guerre, c'est la constitution d'une équipe soudée. « Il faut impliquer tous les acteurs dès le départ, sinon cela ne marche pas », observe Alain Béréziat, directeur du projet télétravail à France Télécom.

Tout doit commencer par une rencontre physique. « L'apprentissage par contact direct est indispensable, estime Jean-Marie Bréant, du cabinet Insep. Il s'agit de préciser ensemble la mission collective et de formaliser des règles du jeu non négociables qui portent aussi bien sur le nombre de réunions téléphoniques que sur l'usage de la messagerie ou l'évaluation du travail. » En clair, un vrai code de conduite. « Contrairement à une idée reçue, le virtuel demande beaucoup plus d'organisation que le présentiel », constate Claude Kuhn. Mais cela ne suffit pas toujours. La mayonnaise doit prendre au sein de l'équipe. « Lors d'une de nos toutes premières rencontres, j'ai déroulé ma carrière, en indiquant que j'étais un mangeur de grenouilles. C'est important de partager de telles choses pour se connaître », raconte le spécialiste de Cap Gemini.

Il manque une cafétéria

Par la suite, l'équipe virtuelle devra être vigilante au maintien des liens sociaux, notamment en prévoyant des rencontres, formelles ou informelles. « J'ai depuis longtemps une culture virtuelle, mais j'ai besoin de contacts physiques, insiste Claude Kuhn. C'est nécessaire pour comprendre les références culturelles des autres membres du réseau. » Les membres de son équipe se voient tous les mois, chaque fois dans un pays différent. Gage de bonne entente, lorsqu'un directeur de zone du groupe Sanofi Synthélabo vient passer une semaine avec le responsable d'un pays, ils ont coutume de faire une randonnée pour resserrer leurs liens.

Afin d'accompagner les équipes qui se mettent en place, mieux vaut prévoir de la formation (voir encadré ci-contre). IBM France développe un programme pour les managers où les objectifs, la méthodologie et les outils sont présentés, le tout assorti de travaux pratiques. Véronique Dériat, DRH pour l'Europe du Sud d'Ericsson Hewlett-Packard Télécommunications, préconise le renfort de coachs locaux pour aider les salariés à s'approprier leur nouvelle façon de travailler. Car les écueils sont multiples. Règle de base, quand on travaille à distance, pas question de déranger son chef à tout bout de champ. Alors que dans une entreprise il suffit de passer une tête dans son bureau. Certes, l'e-mail constitue un parfait support de communication. Mais la réponse n'est pas toujours instantanée. Et il manque la cafétéria, lieu des indispensables potins qui soudent l'équipe. « Il faut impérativement veiller à la qualité des échanges », plaide Simona Pasero. DRH Europe de Midas, elle sait de quoi il retourne. Elle est basée à Monaco, loin du siège du groupe, situé à La Celle-Saint-Cloud.

Le chef : un pilote sans visibilité

Plus les troupes sont dispersées et plus le chef risque de ressembler à un pilote sans visibilité. « Éloigné de ses équipes, le manager a du mal à recréer l'esprit collectif, explique Jean-Marie Bréant, directeur de département du cabinet Insep. Et il perçoit plus difficilement les signaux qui traduisent la démotivation ou l'enthousiasme. » Les blocages viennent souvent des managers qui éprouvent des difficultés à changer leurs habitudes et vivent mal le fait de ne pas avoir leurs troupes sous la main. « Ils ont peur de perdre la justification de ce qu'ils sont. Ce ne sont pourtant pas des compteurs de présence, ils doivent se réapproprier les expertises », affirme Nicole Turbé-Suetens, présidente de l'Association française du télétravail et des téléactivités (AFTT).

Pas question de vouloir tout contrôler. Le chef d'une équipe virtuelle doit être avant tout un animateur. Son outil : le management par objectifs, qui s'impose de lui-même, car la notion de temps de présence ne veut plus dire grand-chose. Seule compte la mission commune et la contribution de chacun à sa réalisation. « Mon but était de conduire l'équipe au succès », rappelle Arnaud Carrette, d'Ubi Soft. Pour les collaborateurs totalement autonomisés, l'isolement peut être facteur de stress. Être coupé de ses collègues et de sa hiérarchie n'est pas facile à vivre, à la longue. « Se retrouver seul face une situation impromptue est parfois angoissant », admet Claude Kuhn. « Le moindre souci à distance prend une ampleur phénoménale », abonde Véronique Dériat, d'Ericsson Hewlett-Packard Télécommunications. À Grenoble, une dizaine de responsables fonctionnels d'EHPT (production, vente juridique, support) travaillent à distance en étant rattachés à des patrons mondiaux, basés hors de France.

Un retour au travail à la pièce

Autre revers à la médaille, un salarié coupé de sa hiérarchie peut craindre que ses efforts ne soient pas payés de retour, car l'efficacité de son travail n'est pas toujours palpable. « Pour des activités comme la vente, les performances sont facilement évaluables, mais avec d'autres tâches moins mesurables, c'est franchement plus complexe », reconnaît Alain Béréziat, directeur du projet télétravail à France Télécom. Le risque, c'est que les promotions deviennent hypothétiques pour le salarié alors que sa charge de travail n'a cessé, souvent imperceptiblement, de s'alourdir. « Quand on est payé au temps passé, si on double son volume de travail, on double sa rémunération. Or, avec ces nouvelles méthodes, le manager ne peut contrôler que le résultat. Le danger est qu'un collaborateur accepte de faire le double de travail pour un salaire identique. Il serait en quelque sorte payé à la pièce, ce qui nous ramènerait au XIXe siècle ! » met en garde Serge Le Roux, secrétaire général de l'Institut d'études et de recherches économiques et sociales de la CGT, qui a créé un Observatoire syndical des pratiques et des conséquences du télétravail (Ospract). Ce dernier préconise la signature d'accords de branche pour éviter de tels abus. Mais il faut bien reconnaître que, d'une façon générale, les syndicats sont encore peu concernés par le travail à distance et que le Code du travail est muet à ce sujet.

Efficacité collective moindre que prévu, retards dans les projets, heurts fréquents entre les différents collaborateurs, climat de confiance difficile à établir, liens trop superficiels… l'alchimie du management à distance ne prend pas toujours et les déconvenues sont souvent au rendez-vous. « Tout le monde n'est pas fait pour le travail à distance », reconnaît Jean-Marie Rouger. C'est en tout cas le sentiment d'Arnaud Carrette, d'Ubi Soft. « La cohérence n'a qu'un temps. À la longue, il y a un inévitable essoufflement, des incompréhensions sur l'état d'esprit. » Le management des équipes virtuelles reste encore à inventer.

France Télécom soigne ses travailleurs nomades

« Après que plusieurs de nos agences ont mis en place des opérations pilotes de travail nomade pour des équipes d'ingénieurs commerciaux, il nous a vite paru nécessaire de concevoir et de mettre en œuvre un véritable programme de déploiement s'appuyant sur des solutions globales et normalisées », explique Alain Béréziat, directeur du projet télétravail de France Télécom. L'entreprise propose donc à ses collaborateurs un « package » complet, appelé « service PC nomade », qui intègre l'aspect technique, une démarche d'accompagnement et des modules de formation. Vendeurs et managers nomades reçoivent un PC portable avec modem dont la configuration est personnalisée. Ils peuvent ainsi utiliser le traitement de texte usuel, accéder à l'intranet et à ses applications, recevoir et émettre des e-mails. Ils bénéficient d'un service technique d'assistance hot line.

On leur remet comme à leurs patrons le « livret du télétravailleur » nomade qui explicite les enjeux managériaux et les règles que chacun doit suivre. Il est accompagné d'une charte qui sera cosignée, précisant les clauses juridiques. Enfin, ils reçoivent un kit pédagogique, un document questions-réponses abordant les interrogations les plus fréquentes sur le sujet. Les salariés nomades et les patrons bénéficient de présentations et de formations spécifiques sur tous les aspects du management : juridique, humain, organisationnel. Objectif : aider chacun à mieux anticiper les effets de la mise en place d'une telle démarche afin de mieux les maîtriser. Des journées de réflexion sont également animées par des spécialistes et des responsables des ressources humaines. Mais pas question d'imposer une organisation standard à chaque agence. « C'est à leurs responsables et à leurs équipes de construire leur projet en fonction de la stratégie locale », souligne Alain Béréziat.

Auteur

  • Catherine Lévi