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Politique sociale

L'hémorragie à venir des fonctionnaires tracasse l'État-patron

Politique sociale | ANALYSE | publié le : 01.02.2001 | Isabelle Moreau

Quelque 800 000 fonctionnaires à la retraite d'ici à 2012… Le choc démographique s'annonce dévastateur pour l'État employeur. Car les charmes de l'administration séduisent de moins en moins les candidats, appâtés par les sirènes du privé. S'il veut recruter, l'État devra apprendre à vendre ses métiers et à gérer les carrières de ses agents.

Claude Allègre en avait rêvé, la démographie va peut-être s'en charger. Dans les dix prochaines années, le mammouth de l'Éducation nationale risque de connaître une sacrée perte de poids. Environ 40 % des enseignants en poste en 1998 partiront à la retraite d'ici à 2010. Un scénario que Jack Lang s'est efforcé de contrarier en annonçant, peu avant Noël, un plan de recrutement de 185 000 enseignants, de la maternelle au lycée, en cinq ans. Si l'annonce a été globalement bien accueillie par les syndicats, reste la faisabilité. « Nous sommes dans une situation où la demande va excéder l'offre », analyse Jean-Paul Roux, secrétaire général de l'Unsa Fonctionnaires. L'équation est en effet simple. L'État devra recruter entre 30 000 et 40 000 enseignants par an. Or l'université ne produit que 120 000 licenciés par an qui tous n'ont pas forcément envie d'épouser la carrière d'enseignant, aujourd'hui souvent mal vécue par ceux qui l'ont choisie.

« Le métier est de plus en plus dur, explique Gérard Aschieri, responsable du secteur des personnels à la FSU, car les enseignants sont confrontés à un public de plus en plus difficile avec lequel on ne sait plus que faire et à une forte attente de la part des parents et de la société. » Mais ce n'est pas tout. Professeur d'allemand frisant la quarantaine, Stéphane regrette, lui, davantage l'« absence de gestion de [sa] carrière ». À tel point qu'il envisage d'« aller dans le privé, où, là, on tient davantage compte des compétences et de l'expérience ». Cette incapacité du plus gros employeur de l'État à offrir des perspectives de carrière aux enseignants, Stéphane n'est pas le seul à la déplorer. « C'est le seul métier où l'on commence et termine sa carrière en faisant la même chose », analyse Philippe Meirieu, professeur en sciences de l'éducation à l'université de Lyon II. « Dans les années 80-90, poursuit celui qui a coordonné la consultation des lycées menée en 1999 à la demande de Claude Allègre, il y avait des profs qui mouillaient leur chemise, s'investissaient. Mais, faute d'être reconnus, les syndicats s'opposant à la promotion au mérite, ils ont baissé petit à petit les bras, créant un écrémage des élites enseignantes et une fonctionnarisation au mauvais sens du terme. »

Résultat : beaucoup se contentent de leur train-train quotidien et n'aspirent qu'à une chose : partir à la retraite le plus tôt possible. Comme en témoigne le succès du congé de fin d'activité (CFA), un dispositif reconduit en 2001 qui permet aux fonctionnaires d'au moins 58 ans justifiant de trente-sept années et demie de cotisation et de vingt années de service effectif de percevoir 75 % de leur salaire brut jusqu'à leurs 60 ans.

Une pyramide bedonnante

Ces vagues de départs en retraite ne concernent pas que l'Éducation nationale. L'ensemble de la fonction publique verra s'en aller près de la moitié de ses troupes d'ici à 2012. Et, quelques années plus tard, les collectivités locales et les hôpitaux, les deux autres fonctions publiques, connaîtront la même situation. De quoi interpeller les pouvoirs publics qui ont parfois l'air de découvrir la silhouette bedonnante de la pyramide des âges des agents de l'État, dont l'âge moyen est de 41 ans, contre 39 dans le privé. Alors que les signaux d'alarme n'ont cessé de s'allumer. Rien qu'en 2000, deux rapports du Commissariat général du Plan signés par Serge Vallemont et Bernard Cieutat ont fait un état des lieux édifiant. Sans compter les travaux du député radical de gauche Alain Tourret, dans le cadre du projet de loi de finances pour 2001. « La fonction publique territoriale ne connaît pas, selon certains de ses responsables, ses agents à 100 000 près, écrit ce dernier. Quant à l'État, non seulement il ne dispose pas d'éléments fins sur les carrières personnelles de ses agents et sur leurs compétences, mais il a encore une connaissance imparfaite des postes effectivement pourvus. »

Difficile, dans ces conditions, de savoir combien d'agents recruter pour compenser les départs des baby-boomers, et à quels postes. Seule certitude, en revanche : 800 000 fonctionnaires partiront à la retraite d'ici à 2012. Un chiffre qui correspond à une durée de cotisation pour une retraite à taux plein de trente-sept ans et demi, et dont l'ampleur pourrait considérablement diminuer – on parle de moitié – si les pouvoirs publics parviennent à l'aligner sur celle des salariés du privé (quarante annuités). Mais on n'en est pas là. La question qui brûle les lèvres des décideurs est de savoir s'il convient de remplacer tous les départs.

En concurrence avec le privé

« Si on remplaçait poste pour poste, prévient Nicolas Tenzer, chef du service de l'évaluation et de la modernisation de l'État au Commissariat général du Plan, cela augmenterait la dépense publique (charges de retraites incluses) de 155,4 milliards de francs en 2010 par rapport à aujourd'hui ! » En clair, il préconise de réduire les effectifs de la fonction publique et de profiter des départs à la retraite pour réorganiser l'administration. Ce que devrait également permettre la mise en place des 35 heures programmée pour le 1er janvier 2002. Un conseil judicieux que le gouvernement n'a, pour l'instant, pas suivi. Rompant en effet avec la politique de gel de l'emploi public observée depuis 1997, l'équipe Jospin a décidé, dans le projet de loi de finances 2001, de créer 11 000 emplois nouveaux, en priorité à l'Éducation nationale et à l'Intérieur, pour faire face au départ des fonctionnaires à la retraite.

Quoi qu'il en soit, recruter ne sera pas simple. La fonction publique de l'État, qui, par rapport aux autres fonctions publiques, a toujours placé très haut son niveau de recrutement, devra puiser dans le même vivier que les entreprises privées, celui des jeunes, qualifiés. Et c'est là que le bât blesse. Valeur refuge dans le milieu des années 90, en pleine envolée du chômage, la fonction publique attire moins des candidats obnubilés par la sécurité de l'emploi. Son image s'est écornée auprès des jeunes diplômés, qui sont véritablement « dragués » par le secteur privé, où la vitalité des créations d'emplois alimente les surenchères salariales. « Nous risquons d'être en concurrence avec le privé pour les plus qualifiés, confirme Michel Perrier, secrétaire général de l'Union des fédérations de fonctionnaires CFDT, d'où l'intérêt pour l'État de communiquer et de montrer qu'il est un bon employeur en termes de rémunération, de progression de carrière et de conditions de travail. C'est important car, sinon, nous risquons d'avoir des postes vacants et de ne plus faire tourner les services. » Le patron des fonctionnaires cédétistes est le premier à reconnaître que « les bac + 4 qui occupaient des postes de catégorie C, alors qu'ils n'avaient rien à y faire, ont aujourd'hui grossi les rangs des entreprises ».

Bercy ne fait plus rêver

Les administrations devront donc faire assaut de séduction pour attirer les candidats aux concours. Car, depuis 1998, les prétendants à un emploi public sont moins nombreux. À l'ENA, « l'effondrement est assez dramatique », déplore Richard Descoings, directeur de Sciences po. La préparation à l'ENA de l'Institut des sciences politiques qui accueillait 1 000 étudiants il y a dix ans n'en accueille plus que 250 aujourd'hui. L'explication ? « Les entreprises font beaucoup pour séduire les jeunes diplômés. Elles viennent dire aux étudiants : voilà ce que vous allez faire, combien vous allez être payés, quelles sont vos perspectives d'évolution, etc. Pas une école ou une administration ne fait ça ! Avant, Bercy faisait rêver les étudiants de Sciences po. Ce n'est même plus le cas avec l'échec de la réforme du ministère de l'Économie et des Finances. » Un conflit que Jean-Yves Placet, président du cabinet de consultants IDRH – qui réalise le tiers de son chiffre d'affaires en conseil de management auprès de la fonction publique –, qualifie de « grève expiatoire, d'été indien de la vieille fonction publique ». Car, prédit-il, « on va assister à une banalisation de l'emploi public. Les argumentaires de vente du public vont être les mêmes que ceux du privé, c'est-à-dire l'employabilité ». Pour lui, la fonction publique en est capable, mais « elle doit vendre ses métiers ».

En clair, elle va devoir soigner son marketing. Un domaine où les collectivités locales peuvent en remontrer à l'État. Sachant que d'ici à 2020 près de 65 % des fonctionnaires territoriaux partiront à la retraite, le Centre national de la fonction publique territoriale (CNFPT) vient de lancer des campagnes de promotion des métiers, appuyées par les 97 associations professionnelles qu'il regroupe. Notamment sur le métier d'ingénieur, avec l'aide de l'Association des ingénieurs des villes de France (AIVF). D'ici à trois ans, la fonction publique territoriale aura prospecté et informé les 340 écoles françaises qui forment au métier d'ingénieur. Même l'Éducation nationale commence à bouger à son tour. Elle a décidé de lancer une campagne d'information grand public sur le métier d'enseignant, comme l'avait fait il y a trois ans la Défense, contrainte de recruter en masse avec la fin de la conscription. Mais communiquer ne sera sans doute pas suffisant. Philippe Meirieu suggère d'autres pistes comme le retour de formations payées, à l'image des Ipes (instituts de préparation à l'enseignement secondaire), supprimés en 1978.

Recruter des jeunes n'amortira pas le choc démographique du début du siècle. « Avec ces départs massifs, la fonction publique rajeunit, et il y a des compétences qui vont nous manquer en termes de savoir-faire », explique Michel Perrier. Les administrations auront également besoin d'agents d'âges intermédiaires. Ce que prévoit l'accord sur la résorption de la précarité, qui ouvre la possibilité à des personnes ayant un cursus professionnel particulier (monde associatif, entreprises privées), actuellement contractuelles, de passer des concours de troisième voie – sur le modèle de celui institué à l'ENA. Mais il faut également s'« interroger sur la manière d'intégrer les contractuels dans les corps, estime encore le chef de file des fonctionnaires CFDT. Voir comment il est possible de récupérer leur ancienneté, par exemple, comme cela se fait déjà pour les professions paramédicales. Lorsque les gens rejoignent la fonction publique hospitalière, ils sont recrutés avec la moitié de l'ancienneté acquise dans le privé ».

Autre défi qui attend les patrons de l'administration, il faudra aussi retenir les nouveaux arrivants, afin que les plus diplômés ne cèdent pas aux sirènes du privé. En 1998, indique le Groupe des associations de la haute fonction publique (GAHFP), 15 % des hauts fonctionnaires ont franchi le Rubicon, contre 6 % seulement quinze ans auparavant. Gros écarts de rémunération, absence de gestion individualisée des carrières et flou entourant les missions de l'État expliquent cette mobilité à sens unique. Pour Roland Gaillard, le virulent secrétaire général de la Fédération générale des fonctionnaires FO, « il faut que la fonction publique ait une vraie gestion prévisionnelle des emplois, avec une véritable adéquation missions/moyens, et que l'on rende les carrières plus attractives ». Son compère Jean-Paul Roux est bien entendu du même avis : « Il n'est plus possible de gérer la fonction publique à la petite semaine. »

Un blason à redorer d'urgence

Le ministre de tutelle actuel, Michel Sapin, n'est pas insensible à tous ces arguments. Sitôt aux commandes du ministère de la Fonction publique et de la Réforme de l'État, le successeur d'Émile Zuccarelli s'est en effet emparé d'un certain nombre de dossiers, avec une démarche très largement inspirée des différents travaux du Plan. « C'est lui qui, en arrivant, a publiquement posé la question de l'emploi, pas en termes de nombre, mais en termes de recrutement », rappelle-t-on dans son entourage. Rue de Varenne, on admet que l'attirance pour la fonction publique puisse être moins forte en période de quasi-plein-emploi.

C'est pourquoi l'Observatoire de l'emploi public, destiné à rendre l'État « plus transparent », a été installé en septembre 2000. La promotion interne a été placée au centre de la difficile négociation salariale en cours. La mobilité des fonctionnaires entre les fonctions publiques et les ministères eux-mêmes va être facilitée. Cerise sur le gâteau, une gestion prévisionnelle des effectifs, des emplois et des compétences, réclamée depuis longtemps par les fonctionnaires eux-mêmes, devrait se mettre en place dans tous les ministères début 2002 et entrer dans le cadre du projet de loi de finances 2003… qui sera présenté par la majorité issue des prochaines législatives et discuté par la nouvelle Assemblée.

Dernier engagement du gouvernement actuel, les cadres supérieurs de la fonction publique devraient bénéficier d'un parcours professionnel « plus fluide » et accéder, quel que soit leur statut, aux emplois de direction d'administration centrale ou de chef de services déconcentrés. Une manière de rendre plus attirante la deuxième partie de carrière des hauts fonctionnaires qui font souvent du surplace après 40-45 ans. « Nous sommes en train de peaufiner les outils juridiques pour donner envie aux candidats d'être fonctionnaires », explique-t-on chez Michel Sapin. Il y a effectivement urgence à redorer le blason de la fonction publique.

Public-privé : le match des rémunérations

La « guerre » public-privé à venir sur le recrutement se gagnera aussi sur le niveau des salaires. Où est-on le mieux payé ? « S'il est difficile de comparer les rémunérations entre public et privé, admet Jean-Paul Roux, secrétaire général de l'Unsa Fonctionnaires, on peut noter que, dans la fonction publique, on démarre plus bas mais avec une garantie de promotion. Tandis que, dans le privé, on a des carrières à trous, voire en cloche. »

Au regard des seuls salaires de base, l'administration apparaît globalement plus attractive. En 1998, les agents de l'État percevaient en moyenne 175 950 francs brut par an (148 120 francs net), contre 163 940 francs (130 790 francs net) pour les salariés des entreprises, selon l'Insee. Mais la comparaison est trompeuse. Tout d'abord, l'écart s'explique par une qualification moyenne du personnel nettement plus élevée dans la fonction publique : plus de la moitié des agents civils de l'État sont des enseignants. Ensuite, bon nombre d'entreprises offrent à leurs collaborateurs des avantages annexes (de la participation à l'intéressement en passant par l'actionnariat salarié ou les stock-options) que l'État-patron est bien en peine d'octroyer à ses propres troupes.

De surcroît, la souplesse de management de l'entreprise lui permet de réagir rapidement aux évolutions salariales nécessaires pour attirer les compétences qui lui font défaut, comme les informaticiens ou les ingénieurs. Ce que ne permet pas la rigidité du statut général de la fonction publique.

Enfin, si « la fonction publique n'est pas mal placée sur des salaires moyen de gamme », estime Jean-Yves Placet, président du cabinet de consultants IDRH, elle est en revanche très en deçà des salaires proposés par les entreprises aux cadres de haut niveau… Rien d'étonnant à ce que les haut fonctionnaires soient de plus en plus nombreux à céder aux sirènes du privé.

La solution ? Certains experts la susurrent « mezzo voce » : profiter des départs massifs en retraite dans l'administration pour gagner en productivité et pouvoir ainsi, à budget constant, revaloriser fortement les traitements et salaires des fonctionnaires.

Auteur

  • Isabelle Moreau