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Enquête

VOTRE VRAI PATRON C'EST LE CLIENT

Enquête | publié le : 01.02.2001 | Sandrine Foulon

Le client est roi. Il faut lui en donner toujours plus, mieux, plus vite et moins cher. Des exigences qui mettent tous les salariés, du public comme du privé, des opérationnels aux administratifs, sous pression. Flexibilité, juste-à-temps et horaires décalés deviennent la norme. Et les salaires sont de plus en plus souvent indexés sur la satisfaction de la clientèle.

Le Père Noël est bien ennuyé. Son manteau rouge est complètement noirci par la suie des cheminées. Alors il entre dans une cabine téléphonique et appelle Skip Services pour savoir comment se débarrasser de ces vilaines taches. Dans ce spot publicitaire diffusé au moment des fêtes, une seule chose est vraie : le centre d'appels du lessivier. Tout individu qui entreprend de laver son linge, de le repasser, voire de le ranger, peut obtenir des renseignements bigrement utiles de 9 heures à 18h30, du lundi au vendredi. Et si l'envie lui prend de faire sa lessive en pleine nuit, il peut également joindre Skip Services par e-mail.

Le client n'est plus seulement roi. C'est un vrai dictateur. De la production aux services, du privé au public, tous les salariés ont désormais le petit doigt sur la couture du pantalon pour satisfaire cet égoïste, courtisé de toutes parts. Il est devenu impératif de lui livrer du sur-mesure dans les meilleurs délais. La stratégie d'un constructeur comme Renault a ainsi viré à 180 degrés, contraignant les commerciaux de la marque au losange à revoir leurs gammes. Plus question de vendre au premier chaland venu la Clio framboise avec freinage classique, disponible illico, alors que l'intéressé la préfère vert pomme avec ABS. « Les vendeurs avaient coutume de traiter ainsi, rappelle Michel de Virville, DRH de Renault : moyennant une ristourne, ils vendaient les véhicules en stock. Or tout le monde y est perdant. Le client s'en va avec un produit non désiré et le constructeur y perd financièrement. Aujourd'hui, Renault a décidé de passer d'une distribution poussée à une distribution tirée et de livrer dans les plus brefs délais : quinze jours maximum entre la commande et la livraison. Ce qui signifie une semaine entre la commande et la fabrication. »

Chez UPS, le spécialiste du colis urgent partout dans le monde, le souci de la satisfaction du client est tout aussi élevé. L'entreprise américaine, qui achemine 13,5 millions de colis par jour, a mis au point un système permettant de suivre, sur Internet, via le centre d'appels, ou encore par un logiciel maison, seconde par seconde la trace d'un colis. Est-il vital de connaître aussi précisément le cheminement du précieux chargement ? « Nous enregistrons 3,3 millions de connexions par jour, rétorque Marie-Pierre Gaulard, DRH d'UPS France. C'est loin d'être un gadget. » Et toujours pour satisfaire la demande, la société a raccourci ses délais, garantis et ouvert, en marge de ses centres de tri, deux « boutiques » en France, centres express où les clients peuvent déposer leurs colis jusqu'à 20h30.

Des consommateurs schizophrènes

Désormais, plus personne ne s'inquiète de savoir si cette surenchère est justifiée par une demande réelle de la clientèle ou par le souci des entreprises de se démarquer de la concurrence. « D'ailleurs peu importe, estime Pierre Alard, consultant chez Ernst & Young Cap Gemini et coauteur avec Damien Dirringer d'un ouvrage sur la relation client (Dunod), le phénomène est irréversible. L'automobile, la grande distribution, la banque, les services, jusqu'à La Poste et la SNCF s'y sont engouffrés. Et seules les entreprises qui ont mis le client au cœur de leur stratégie s'en tireront. » Les consommateurs salariés font tout de même preuve d'une certaine schizophrénie : enclins à négocier un prêt bancaire à 3 heures du matin ou à se faire livrer un Caddie de marchandises à 22h30, ils ne sont pas prêts à travailler le samedi ou la nuit. « Ce sont les mêmes qui se plaignent à la fois du réchauffement climatique et de la hausse du prix de l'essence », ironise Philippe Vrain, chargé de recherches au Centre d'études de l'emploi.

Mais ce client n'est pas subitement devenu tyrannique. Ce sont les entreprises, elles-mêmes clientes, qui l'ont mis sur un piédestal. Passer d'une logique de l'offre à une logique de la demande leur a permis de réduire les coûts et de redevenir compétitives. « À l'instar des constructeurs automobiles, les entreprises, dans la grande distribution notamment, se sont organisées en centrales d'achats. Leur puissance a permis de faire baisser les prix sur l'ensemble de la filière. La concurrence ne s'est plus exercée uniquement entre enseignes, mais entre fournisseurs et distributeurs », rappelle Philippe Vrain. Et que ce soit pour un consommateur soucieux d'acquérir le dernier mobile WAP argenté ou pour une multinationale en quête de milliers de tonnes d'acier, les entreprises et leurs hommes doivent produire mieux, selon des normes de qualité de plus en plus rigoureuses, toujours plus vite et pour moins cher.

Des exigences parfois contradictoires qui mettent la pression sur les salariés. Car travailler sous la coupe du client est générateur de stress. Au Web call center de Darty.com, la trentaine de téléopérateurs recrutés pour moitié dans les magasins du distributeur d'électroménager en savent quelque chose. « Internet a induit une révolution dans les façons de travailler, reconnaît Dominique Maupu, responsable du service on line de Darty. Avant, les employés du service courrier consommateurs fonctionnaient avec la logique de La Poste. Une réponse pouvait prendre plusieurs jours. Aujourd'hui, un client qui envoie un e-mail attend un retour dans les plus brefs délais. » À la vitesse d'exécution doit s'ajouter la polyvalence. Des télévendeurs doivent être capables de vendre des pizzas et des produits financiers, puis de répondre aux participants d'un jeu télévisé et aux victimes de chèques volés.

L'intérim explose

Fataliste, le monde du travail subit la montée en puissance du juste-à-temps, des horaires décalés et de la précarisation des emplois. Car, pour satisfaire les caprices des clients, la main-d'œuvre doit aussi se montrer flexible. Une extrême souplesse facilitée par les évolutions législatives, de la loi Robien aux lois Aubry, à coups de RTT et de modulation. « Nous fonctionnons selon des périodes hautes et basses. On a réétudié les tournées des conducteurs, déterminé les plages horaires où il fallait être présent », souligne Marie-Pierre Gaulard chez UPS. « Nous avons pu passer de l'annualisation à la pluriannualisation », explique Michel de Virville, qui ajoute que la RTT ne suffit pas à combler les besoins. Selon les périodes d'activité, le taux d'intérimaires peut atteindre 15 % sur les sites de production de Renault. Même recours à l'intérim chez les concurrents. À Peugeot Sochaux, sur 9 000 ouvriers, il peut y avoir jusqu'à 3 600 intérimaires, selon Loris Dall'o, secrétaire du syndicat CGT. « En moyenne, sur les 80 000 salariés de PCA – branche automobile de PSA Peugeot Citroën – en France, on compte près de 20 000 intérimaires. » Le site de Peugeot Mulhouse réunit 14 500 salariés dont, en moyenne, 2 000 intérimaires, avance la direction. Dans l'agroalimentaire, Philippe Vrain constate la même envolée du travail temporaire. « Pour répondre à la demande saisonnière, une entreprise de salaison de plusieurs centaines de salariés peut totaliser jusqu'à 20 000 missions d'intérim par an. La masse salariale des intérimaires est équivalente à celle des permanents. »

Dans les services, la précarité explose aussi. Surtout dans les centres d'appels, qui emploient entre 150 000 et 180 000 personnes en France. Selon le Syndicat du marketing téléphonique, le patronat du secteur, le taux de contrats temporaires (intérim et CDD) représente près de 10 % dans les centres d'appels intégrés, mais atteint 60 % dans les sociétés prestataires de services. Un vrai paradoxe : les entreprises savent pertinemment que la satisfaction du client dépend de la qualité de la réponse et de la motivation du salarié. Et, pour l'heure, elles n'ont rien trouvé de mieux que d'envoyer au front des bataillons d'intérimaires. « Vous croyez qu'avec ce qu'on est payé vous allez avoir un ingénieur de la Nasa au bout du fil », s'est vu répondre Pierre, soucieux d'obtenir auprès de la hot line d'une SSII les performances respectives de plusieurs cartes mères.

6 millions de salariés au contact du client

À Aubervilliers, parmi les 50 téléopérateurs du centre d'appels de Fnac.com, filiale interactive du géant du livre et du disque, 30 sont en CDI et CDD et 20 en intérim. Sur les plateaux, bureaux et ordinateurs attendent à tout moment d'autres occasionnels pour prêter main-forte, notamment pendant les fêtes. Tout l'enjeu est de savoir anticiper. « Le centre d'appels est notre front de vente, concède Étienne Alexandre, le directeur commercial de Fnac.com. Si l'on veut de bons spécialistes des produits qui sachent renseigner les clients, il faut des salariés Fnac que nous devons fidéliser. L'idée est d'avoir le maximum de CDI et de ne recourir aux intérimaires que pour les coups de feu. » Même réflexion chez C-mescourses.com. La filiale de Casino qui livre les internautes à domicile jusqu'à 22h30 souhaite inverser la tendance. Son centre d'appels emploie une quinzaine de salariés, dont les deux tiers en CDD.

Le client n'attend pas. Il serait même terriblement impatient. Le rythme de travail des salariés est de plus en plus imposé par des demandes extérieures, exigeant une réponse dans un délai inférieur à une heure, voire immédiate. « Le nombre de ces salariés pressés par le temps a doublé en quinze ans, constate Damien Cartron, chercheur au CEE, en s'appuyant sur les chiffres de la Dares. Ils sont passés de 28 % en 1984 à 54 % en 1998. Les cadres ont toujours été très sollicités. Mais aujourd'hui la pression s'exerce fortement sur les moins qualifiés. » Les métiers en contact avec la clientèle ne cessent de croître. « C'est le cas de 6 millions de salariés », note Caroline David, consultante du cabinet éponyme à Lyon. Conséquence, les horaires traditionnels sont de l'histoire ancienne. Pour répondre aux exigences d'un client qui ne respecte même plus la trêve dominicale, les salariés doivent chambouler leurs habitudes.

Du jamais vu à Peugeot Mulhouse : pour la première fois de son histoire, l'usine ne fermera pas ses portes cet été. Succès de la 206 oblige. Les 14 500 salariés viennent de formuler trois choix pour prendre jusqu'à trois semaines de vacances entre début juillet et fin août, de façon qu'il n'y ait jamais plus du quart des effectifs parti en congé. « Un bon millier de boulots d'été occupés par des étudiants et des enfants du personnel, le transfert temporaire de certains salariés à des postes techniques, une centaine d'embauches et, enfin, le recours à l'intérim sont prévus pour compenser les absences », énumère la direction. Un dispositif validé et signé par les organisations syndicales, la CGT exceptée.

À Sochaux, un autre tabou est tombé. Les salariés de PSA font, pour la première fois et depuis novembre, l'expérience du travail de nuit, de 21h3 à 5h21. « Évidemment, beaucoup de collègues se sont inscrits. Une prime de 22 % sur des salaires assez bas, c'est alléchant », affirme Loris Dall'o. De fait, la direction n'a pas eu de mal à trouver 1 500 volontaires. Une deuxième équipe nocturne devrait entrer en action en avril. À terme, la direction aimerait instaurer le travail de nuit de dimanche à lundi. « Mais là, tous les syndicats refusent en bloc », poursuit le syndicaliste.

Si la centrale de Bernard Thibault entend avant tout préserver la vie de famille, la CFDT est plus nuancée. « Nous ne sommes pas foncièrement contre les horaires décalés, tempère Ivan Béraud, secrétaire général de Bétor Pub, la fédération cédétiste qui couvre les centres d'appels. Cela crée des emplois. Et, dans les centres d'appels, certaines catégories de personnes, artistes, étudiants, parents isolés, souhaitent travailler le vendredi, le samedi et/ou le dimanche pour pouvoir disposer des autres jours de la semaine. La demande existe. En revanche, lorsqu'une entreprise introduit les trois-huit et impose à des accros du “lundi au vendredi” de venir travailler occasionnellement le week-end, elle va droit dans le mur. Il n'y a rien de pire que les variations d'horaires incessantes. Toutes celles qui s'y sont frottées ont eu droit à leur mouvement social. »

Au centre d'appels stéphanois de C-mescourses.com, la gestion des horaires s'effectue « en consensus », assure Cécile Halgan, la jeune responsable du service clientèle. « Les plannings sont établis quinze jours à l'avance et, dans la mesure du possible, on essaie de tenir compte des impératifs de chacun. Les 39 heures sont réparties sur la semaine – la filiale de Casino n'est pas encore passée aux 35 heures – et chacun vient au minimum pour trois heures quotidiennes. »

Le client providentiel, source de prospérité

La dictature du client ne s'exerce plus seulement sur les conditions de travail. Elle pèse sur la feuille de paie. Jusqu'à l'automne dernier, celle des salariés de Michelin affichait, noir sur blanc, la mention : « prix payé par le client pour votre travail ». Après un recours devant les tribunaux, elle s'est effacée au profit du plus classique « total des salaires et charges ». Mais au-delà de cette querelle sémantique, de plus en plus de salariés voient leur salaire indexé sur la satisfaction du consommateur. Une partie de la rémunération variable des 1 000 top managers de Renault tient compte d'indicateurs liés aux délais de livraison et à la qualité des véhicules. Pour les centres d'appels, mesurer la quantité et la qualité des commandes est un jeu d'enfant. Un Darty.com ou un C-mescourses.com sait combien d'appels ont été enregistrés, pourquoi tel client n'a pas reçu son robot mixeur et combien de temps le pack de yaourts aux fruits a mis pour parvenir à son destinataire. La Fnac fait même réaliser par un prestataire extérieur un baromètre de satisfaction de ses call centers. L'entreprise lui confie un fichier de clients et, tous les mois, ce dernier vérifie si la qualité est au rendez-vous. Le résultat de ces enquêtes est communiqué aux intéressés mais, surtout, 10 % de la partie variable du salaire est liée à la qualité des réponses. C-mescousrses.com construit un système identique pour ses téléconseillers.

Curieusement, le client, source de stress, n'est jamais pris en grippe par les salariés. Mieux, il est complètement intégré dans leur discours. « Ce ne sont pas que des mots, observe Damien Cartron. Il est bien plus valorisant de servir un client qu'un petit chef. Et ce sont les entreprises qui se sont réorganisées en fonction du client qui s'en sortent mieux socialement. » Par ailleurs, la justification par le client est très difficile à contrer. Un McDonald's réalise 70 % de son chiffre d'affaires entre 12 heures et 14 heures et 19 heures et 20 heures. « Les salariés trouvent normal d'être présents à ces moments-là », note Damien Cartron. Conscientes de cette adhésion, les entreprises ont bien compris l'enjeu de communiquer auprès de leurs troupes autour du client providentiel, source de prospérité. Ce qui ne les incite guère à imaginer de nouvelles formes d'organisation du travail. « Nous évoluons vers une économie de services. 70 % des emplois sont déjà dans ce secteur. Or on raisonne encore selon des concepts de production industrielle », s'étonne la consultante Caroline David. Et d'ailleurs, pourquoi changer ? Traditionnellement, les salariés s'en prenaient au patron quand ils débrayaient, mais ils hésitent encore devant le sacro-saint client. Jusqu'à quand ?

Traminots et passagers font bon ménage
Les transports montpelliérains améliorent la satisfaction des clients et des salariés

Ce 8 janvier, les traminots de Montpellier sont en grève.

Le week-end précédent, l'un des leurs a été poignardé au volant de son bus. Confrontée à la violence, la TAM (Transports de l'agglomération de Montpellier) refuse pourtant de céder au fatalisme. « Depuis cinq ans nous menons une réflexion sur l'insécurité, la fraude, l'insatisfaction des voyageurs, mais aussi sur les conditions de travail, l'absentéisme, l'usure psychologique de nos conducteurs-receveurs », souligne la DRH Chantal Valette. L'entreprise publique de transports a décidé depuis deux ans d'améliorer ses relations avec la clientèle, mais aussi le quotidien de ses 800 salariés dont 420 conducteurs.

Sur le plan technique, elle a instauré la montée obligatoire par l'avant des bus, changé de place les oblitérateurs pour que les voyageurs croisent à nouveau le regard des conducteurs et que ceux-ci redeviennent « maîtres à bord », placé des caméras pour la sécurité, entrepris des campagnes d'information… Puis elle a formé les conducteurs à développer leurs compétences relationnelles. Savoir bien conduire n'est plus le seul critère d'embauche. 45 emplois jeunes, les fameux agents d'ambiance, ont été recrutés en CDI pour aider les conducteurs et rassurer les clients. « Mais la TAM n'a pas voulu créer deux activités distinctes : un conducteur décisionnaire et un jeune qui, cantonné à son rôle, finira par se lasser, souligne Xavier Guerrero, chargé de mission à l'Aract Languedoc-Roussillon. À terme, ces jeunes sont appelés à devenir conducteurs. » Quant aux chauffeurs, leur rôle ne devrait bientôt plus se limiter à la conduite. Prochainement, ils pourront passer une journée à l'arrière du bus pour aider leurs pairs ou aller à la rencontre des jeunes dans les quartiers difficiles. Déjà, certains se rendent dans les collèges pour des journées de contact avec les élèves. Résultat, la fraude a baissé de 30 à 5 %, les recettes ont augmenté de 30 %, la satisfaction des clients a grimpé de 30 à 80 %.

Du côté des salariés, la « convalescence » est plus longue. Même si les conducteurs apprennent à désamorcer les conflits, à endurer les actes d'incivisme et sont suivis psychologiquement en cas d'agression, « les médecins du travail constatent toujours des maladies psychosomatiques », admet Xavier Guerrero. « Et l'absentéisme n'a baissé que d'un point, concède la DRH. Mais c'est un travail de longue haleine. Nous n'avons pas voulu chambouler le système sans impliquer les conducteurs ni leur donner les moyens de prendre des initiatives. » Tous les services (RH, commercial, prévention-sécurité) travaillent transversalement, des groupes de travail relaient les attentes des salariés. « Rien n'est tenu pour acquis. Les règlements et les fiches de fonctionnement disparaissent peu à peu. L'instabilité est devenue un principe managérial. »

Auteur

  • Sandrine Foulon