Si l'on voulait une preuve de la conversion des socialistes à l'économie de marché, on la trouverait dans la réforme de l'épargne salariale. Sous couvert de démocratisation, elle étend aux PME des dispositifs visant à donner plus de flexibilité aux rémunérations, mais sans aller au bout d'une logique « de gauche » qui voudrait que la prise de risque de ce nouvel actionnariat s'accompagne d'un partage plus équitable du pouvoir.
Pas de triomphalisme. En créant de nouveaux outils d'épargne salariale, la loi Fabius, qui doit être adoptée dans le courant de ce mois, enrichit incontestablement la palette des modes de rémunération dans les entreprises, en particulier dans les PME. Mais il ne s'agit en aucun cas d'une révolution. Patrick Turbot, directeur du développement de Finama Asset Management, rappelait en novembre 2000, lors des VIIes Rencontres de la protection sociale, que le ministre de l'Économie n'a fait que « rendre possible ce qui était autorisé ». En effet, les entreprises de moins de 50 personnes ont la possibilité de verser une participation à leurs salariés. À cette fin, les employeurs pouvaient d'ailleurs provisionner en bénéficiant d'une franchise d'impôt. Pour Jean-Louis Laurens, d'Axa IM Paris, le succès de l'épargne salariale est relatif : si 330 milliards de francs ont été capitalisés, ce n'est rien à côté des 4 500 milliards engrangés par l'assurance vie. Par ailleurs, le nombre de salariés concernés par un dispositif d'intéressement, de participation ou de PEE, reste stable. Et on voit mal pourquoi la loi Fabius aurait un effet booster alors que de nombreux outils existent déjà.
Alors, une loi pour rien ? Pas pour Dominique Taddéi qui pointe, dans son dernier rapport de conjoncture au Conseil économique et social, l'inégalité de couverture en matière d'épargne salariale : « Alors que dans les entreprises de plus de 200 salariés 76 % des salariés sont concernés par des accords d'intéressement et de participation, ils ne sont que 6 % dans les entreprises de 10 à 49 salariés et moins de 1 % dans les entreprises de moins de 10 salariés. » Autant dire qu'il reste beaucoup de chemin à faire avant de réconcilier le capital et le travail, grande idée gaullienne née au lendemain du dernier conflit mondial. Un concept qui suppose une redistribution d'une partie des bénéfices de l'entreprise aux salariés, devenu réalité avec l'ordonnance de 1959 sur l'intéressement (voir encadré, page 75). Sur ce point, le texte de Laurent Fabius n'apporte pas grand-chose de nouveau. Mais il coupe l'herbe sous le pied du RPR, puisqu'Édouard Balladur à l'Assemblée nationale et Jean Chérioux au Sénat ont déposé des textes visant à aménager les dispositifs existants. Il conforte surtout dans leur opposition historique à l'association capital-travail les représentants de FO et de la CGT, mais aussi du parti communiste et de la gauche de la gauche.
À son corps défendant, le ministre de l'Économie et des Finances va renforcer une tendance apparue au début des années 80 selon laquelle, au nom d'une nécessaire flexibilité, les rémunérations doivent, elles aussi, intégrer des éléments de variabilité. À côté du salaire direct et dans le cadre d'une « rémunération globale » figurent d'autres éléments, qu'il s'agisse de salaire différé prenant la forme d'une épargne salariale (intéressement, participation, stock-options, actionnariat…), de prestations de prévoyance, voire d'avantages en nature. Bien évidemment, pour couper court aux sempiternels débats sur la question, il a toujours été dit haut et fort que l'intéressement ne devait pas se substituer à la politique salariale. Et Laurent Fabius a repris cette antienne. Mais les experts du Groupe de recherche sur l'éducation et l'emploi (Gree) et de l'Institut de recherches économiques et sociales (Ires), qui ont étudié les raisons pour lesquelles les entreprises se lancent dans l'épargne salariale (1), n'ont aucun doute : « L'intéressement, parce qu'il n'est pas obligatoire et parce qu'il est renégocié périodiquement, est considéré comme un élément majeur de la politique de rémunération permettant la motivation des salariés. »
Plus récemment, l'épargne salariale a été parée d'une autre vertu : puisque la France est particulièrement rétive à l'introduction d'un troisième étage de retraite, par capitalisation, pourquoi l'épargne salariale ne servirait-elle pas la cause de l'épargne retraite ? En effet, il suffit de prolonger jusqu'au départ en retraite la durée d'indisponibilité des sommes épargnées, dans des conditions socialement et fiscalement avantageuses pour le salarié comme pour l'entreprise, et de prévoir une sortie en rente, complétée ou non d'un mécanisme de réversion, pour disposer d'un ersatz de fonds de pension. Usinor Sacilor dès 1989, via son plan d'épargne groupe, et Total en 1994 se sont dotés de tels outils. Les grands spécialistes de l'épargne salariale – Inter Expansion (groupe CRI), Interépargne (Banques populaires), Sgam (Société générale) ou Caes (Crédit agricole) – n'ont d'ailleurs pas tardé à comprendre comment utiliser les plans d'épargne d'entreprise en vue de la retraite. D'où le fameux Pelt (plan d'épargne d'entreprise long terme) dont s'est inspiré Rhône-Poulenc pour négocier avec les syndicats son plan à long terme. Il reste que, même si quelques grandes entreprises ont cherché à pallier l'absence de fonds de pension par l'épargne salariale, le phénomène est très marginal. D'abord parce que le taux de remplacement assuré par les régimes par répartition est trop élevé pour qu'il y ait une forte demande de retraite supplémentaire en capitalisation. Ensuite parce que, dans un pays où les régimes professionnels (Agirc et Arrco) sont obligatoires, le dossier de la retraite n'est jamais traité au niveau de l'entreprise.
Dans un rapport dont se sont largement inspirés les rédacteurs du projet de loi Fabius, Jean-Baptiste de Foucauld, ancien commissaire général au Plan, et le député socialiste Jean-Pierre Balligand ont pourtant mis en évidence plusieurs avantages de l'épargne salariale. Elle alimente la croissance en favorisant le développement d'une politique de rémunération dynamique qui n'augmente pas les coûts fixes et n'accroît pas les rigidités. Elle favorise l'émergence d'un « nouveau contrat social » en gommant les inégalités entre PME et grandes entreprises ou en orientant les ressources de l'actionnariat dans des actions de lutte contre l'exclusion. Enfin, elle encourage le gouvernement d'entreprise et l'actionnariat salarié.
Mais les arguments du tandem Balligand-de Foucauld peuvent être retournés. Le risque d'interférence de l'épargne salariale avec la politique des salaires est un danger qui demeure avec le dispositif Fabius. Selon Joël Maurice, nouveau membre du CAE, il sera même aggravé dans la mesure où « l'élargissement des dispositifs actuels d'épargne salariale aux PME étendra ipso facto le risque de substitution de l'intéressement abondé au salaire et, corrélativement, le risque de manque à gagner pour le financement de la Sécurité sociale ».Le rapport Balligand-de Foucauld avait chiffré le coût pour les finances des organismes sociaux à 31,4 milliards de francs par an. Pour Jean-Christophe Le Duigou, responsable du secteur économie à la CGT, la loi Fabius risque tout simplement de « déséquilibrer la dynamique salariale que l'on souhaite reconstruire en France ». « En 1999, un tiers des salariés n'ont pas bénéficié d'une hausse nominale de leur pouvoir d'achat et, malgré la reprise, la part des salaires dans la valeur ajoutée n'augmente pas, restant à un niveau de 64 %. »
La nouvelle loi sur l'épargne salariale présente, toutefois, des aspects positifs. C'est le cas de l'ouverture de l'épargne salariale aux mandataires sociaux, dans les entreprises de moins de 100 salariés. Associer les décideurs au bénéfice du dispositif d'épargne salariale peut avoir un effet d'entraînement important dans les petites entreprises. Autre mesure susceptible de doper la participation : la provision pour investissement (PPI) en franchise d'impôt est portée de 25 à 50 % dans les entreprises de moins de 50 salariés. Et, pour favoriser l'intéressement, une PPI en franchise d'impôt, égale à 50 % de l'abondement versé, est instituée dans les entreprises de moins de 100 salariés. Troisième mesure structurelle, la mise en place de plans d'épargne interentreprises (PEI) permettra aux PME de se regrouper et de mutualiser ainsi le coût de gestion de l'épargne salariale. Même si ce n'est pas un gage d'efficacité, il est prévu une obligation annuelle de négocier sur un ou plusieurs dispositifs d'épargne salariale. « Les entreprises ne pourront pas faire l'économie d'une réflexion », estime, à tout le moins, Martine Tessières, membre du directoire d'Inter Expansion (groupe CRI). Mais on espérait aussi de la loi Fabius de nouvelles dispositions pour favoriser l'actionnariat salarié. Un domaine où les attentes sont très diverses, d'une entreprise à une autre. À France Télécom, 92 % des 150 000 salariés sont actionnaires de l'entreprise et détiennent 3 % du capital. Chez l'opérateur téléphonique, l'objectif est clairement de « résorber l'écart qui apparaît quand la création de valeur pour l'actionnaire est supérieure à la distribution de salaire », explique Michel Bon. La situation est tout à fait différente à Air France, où les salariés détiennent 11 % du capital. Selon Jacques Pichot, directeur général adjoint chargé de la politique sociale, « il fallait renforcer les équilibres économiques de l'entreprise et impliquer davantage le personnel dans la marche de la société ». Autre configuration : chez INergie, le P-DG Philippe Détrie a toujours pratiqué l'épargne salariale à grande échelle, considérant que « le capital d'une entreprise de services repose sur l'action de chacun ».Tous les salariés en CDI depuis le début de l'exercice précédent pourront donc acquérir 5 % du capital du groupe. Pour renforcer les droits de ces salariés actionnaires, le texte de loi ne comporte pas de grande avancée. Tout au plus, il impose à l'assemblée générale de poser la question d'une augmentation de capital réservée aux salariés quand leur participation est inférieure à 3 % du capital et de s'interroger sur la nomination d'un ou de plusieurs administrateurs représentant les actionnaires salariés quand leur participation passe la barre des 3 %.
La prudence du législateur s'explique : certains experts estiment qu'il ne faut pas faire prendre aux salariés des risques financiers excessifs, d'autres soutiennent que la présence de salariés actionnaires introduit un élément de rééquilibrage dans la gouvernance de l'entreprise par rapport aux actionnaires extérieurs. La représentation des salariés est d'autant plus importante quand ils détiennent une part significative du capital ou lorsque leurs votes sont susceptibles d'être utilisés pour faire échec à une tentative d'OPA, comme lors de l'affrontement Société générale-BNP. Mais les actionnaires salariés doivent-ils avoir un droit de vote individuel ou faut-il qu'ils l'exercent dans le cadre d'un collège spécifique comme c'est actuellement le cas au sein des conseils de surveillance des FCPE ? Ces représentants salariés doivent-ils siéger au conseil d'administration ? La loi Fabius prévoit qu'une fois franchi le seuil de 3 % du capital la question devra être posée au moins tous les trois ans.
Reste enfin à savoir comment seront désignés les représentants des actionnaires salariés. Le monopole syndical semble remis en cause. Mais les associations d'actionnaires salariés risquent alors d'entrer en concurrence avec les instances représentatives du personnel. La nouvelle loi sur l'épargne salariale a esquivé toutes ces vraies questions, au risque de manquer l'un des objectifs désignés par le rapport Balligand-de Foucauld : développer un actionnariat de qualité pour obtenir « un modèle à la française de gouvernance d'entreprise ». Visiblement, on en est encore loin.
(1) Retraite et Épargne salariale : les initiatives d'entreprise, rapport financé par la Mire (Mission interministérielle Recherche et Expérimentation) et la Caisse des dépôts et consignations (branche retraites), juillet 2000.
(2) Les Cahiers de Lasaire (Laboratoire social d'actions, d'innovations, de réflexions et d'échanges), n° 21, octobre 2000.