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“La loi sur le travail du dimanche marque une régression sociale historique”

Actu | Entretien | publié le : 05.12.2017 | Lydie Colders

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“La loi sur le travail du dimanche marque une régression sociale historique”

Crédit photo Lydie Colders

Pour le sociologue, la loi Macron de 2015 élargissant le travail du dimanche dans le commerce conduit à détériorer la qualité de vie des salariés travaillant en horaires atypiques. Il y voit un recul social historique, alors que le phénomène se banalise dans toute l’Europe.

Dans votre livre, vous rappelez que l’histoire du travail dominical a connu de nombreux revirements depuis un siècle. Quelles en sont les grandes étapes ?

Depuis la fin du 19e siècle, le repos dominical a effectivement fait l’objet de débats politiques acharnés en France, dû à la fois à notre culture religieuse judéo-chrétienne mais aussi à des durées du travail excessives. En France, c’est la loi de 1906, défendue par les socialistes et les syndicats, qui a instauré la semaine de travail de 6 jours et le repos dominical, essentiellement pour améliorer les conditions de travail des employés du commerce qui travaillaient sans relâche. Le dimanche s’est ainsi imposé comme le jour de repos pour l’ensemble des salariés, exception faite pour certaines activités qui requièrent une activité continue. Depuis les années 1990, il y a eu un net retour en arrière avec l’apparition de grandes enseignes d’ameublement et de bricolage en périphérie des grandes villes, qui ouvraient le dimanche en totale illégalité. En 2009, la loi Mallié, en créant les périmètres d’usage de consommation exceptionnel (Puce), marque un grand revirement, permettant notamment le travail dominical dans les zones commerciales périphériques. Elle a posé les jalons de la loi Macron de 2015, qui a amplifié le phénomène : le nombre de dimanches ouverts sur autorisation du Maire est passé de 5 à 12, les commerces situés dans des zones touristiques internationales peuvent désormais ouvrir tous les dimanches et jusqu’à minuit, les gares sont aussi concernées… Au final, alors que le repos dominical a été instauré il y a un siècle pour améliorer les conditions de travail, cette loi marque donc une régression sociale historique.

Sur le plan social, vous reconnaissez tout de même que la loi Macron a permis d’harmoniser le cadre du travail dominical…

Effectivement. La loi Mallié de 2009 avait déjà posé le principe du volontariat pour les salariés travaillant le dimanche, le doublement du salaire pour les 5 dimanches du Maire par an, et la possibilité d’un accord d’entreprise au-delà. Mais hormis les grandes enseignes, 80 % des décisions d’ouverture étaient prises unilatéralement par l’employeur ! De ce point de vue, il faut reconnaître que la loi Macron a eu l’intérêt de renforcer le dialogue social en obligeant les entreprises de plus de 11 salariés à négocier un accord qui doit en définir les conditions : compensation salariale, volontariat, récupération, frais de garde pour les enfants… Néanmoins, cette loi ne résout pas toutes les inégalités : au-delà des douze dimanches du maire obligatoirement payés double et récupérés, les salariés peuvent perdre en majoration salariale ou en repos compensateur. Enfin, les démonstrateurs de marques, qui représentent 80 % du personnel dans les grands magasins, ne sont pas couverts par les accords conclus par les grands magasins.

Comment expliquez-vous que les syndicats n’aient pas réussi à contrer cette extension du travail dominical ?

En 2014, les syndicats sont sortis affaiblis de la lutte contre l’ouverture le dimanche des magasins de bricolage qui ont été autorisés par Michel Sapin, alors ministre du Travail, à déroger par décret au repos dominical. Lors de la loi Macron, il y a bien eu des luttes, menées notamment par le comité de liaison intersyndical du commerce de Paris (regroupant la CGT, la CFDT, l’UNSA, la CFE-CGC et SUD, NDLR), mais les syndicats du commerce ont du mal à mobiliser : le secteur emploie beaucoup de salariés à temps partiel et le taux de syndicalisation (6 %) y est faible. En outre, ils sont très divisés sur la loi Macron : FO et la CGT y sont opposés sur le principe, la CFDT est plutôt favorable à négocier des contreparties. Les négociations ont été houleuses et les accords sont ainsi loin d’être majoritaires. On se souvient qu’au BHV, en décembre 2015, les salariés avaient rejeté par référendum le principe du travail dominical avant qu’un accord ne soit finalement décroché en mai 2016 avec Sud et la CFE-CGC. Le 30 décembre 2016, le Printemps n’est parvenu à conclure qu’in extremis un accord dépassant la barre des 30 % de représentativité, uniquement parce que l’Unsa s’est laissé convaincre au dernier moment de signer le texte, aux côtés de la CGE-CGC et de la CFDT…

L’argument de la loi Macron était la création d’emplois liés à l’ouverture dominicale des grands magasins. Est-ce le cas ?

Le rapport de France stratégie commandé avant la réforme du travail dominical de 2015 était très optimiste, affirmant que l’ouverture des commerces le dimanche pouvait avoir des effets positifs sur l’emploi, de l’ordre à 3 à 6 %. Les accords d’entreprise sont encore trop récents pour vérifier ces prévisions, mais je pense que les créations d’emplois seront très faibles. Il s’agira sans doute plutôt d’augmentation de la durée du travail pour les salariés à temps partiel ou de recours à des emplois précaires, d’étudiants, embauchés pour travailler le dimanche. De plus, ces dérogations accordées aux grandes surfaces peuvent aussi supprimer d’autres emplois : en Italie par exemple, où l’ouverture continue est possible depuis 5 ans, la confédération patronale du petit commerce estime que cette mesure aurait supprimé 90 000 emplois dans les petits magasins.

Quelle est la situation du travail dominical dans les autres pays européens ?

Depuis les années 1990, on constate que le travail dominical dans les commerces se banalise dans toute l’Europe. Sans doute sous l’effet du libéralisme, mais aussi parce que les politiques de flexibilité du travail se développent. Ces dérogations sont très diverses selon la culture du pays. Pour ceux ayant une tradition protestante, comme les pays nordiques, les commerces sont restés très longtemps fermés le week-end avant de libéraliser progressivement l’ouverture le dimanche en 1994 en Finlande ou depuis 2000 au Danemark. L’Angleterre l’a aussi autorisé en 1994, mais de façon assez encadrée : les commerces de plus de 280 m2 peuvent ouvrir le dimanche, mais pour une durée de travail de six heures maximum. Hormis l’Allemagne où les dérogations restent encore très limitées (4 dimanches possibles à la disposition des länder, 8 à Berlin), l’Autriche et la Hongrie, pratiquement tous les pays ont levé les restrictions au travail dominical dans les commerces, notamment l’Italie ou l’Espagne depuis 2012. Ces réformes sont-elles concluantes ? Faute d’études sérieuses, il est difficile d’en tirer un bilan économique et social. En Espagne, où la mesure visait à doper l’économie en crise, une étude réalisée à Madrid en 2013 par la Fédération du commerce spécialisé a néanmoins montré que l’ouverture des commerces le dimanche était contre-productive : elle se serait traduite par un report de la fréquentation du vendredi et du samedi vers le dimanche. Or, comme les salaires sont réévalués le dimanche, la majorité des magasins voyaient en réalité leurs résultats d’exploitation se dégrader ! Bien sûr, ce n’est qu’une étude locale. Mais le pouvoir d’achat des gens n’étant pas extensible, je pense que l’argument économique sous-tendant l’ouverture dominicale n’est pas justifié.

Selon vous, le travail dominical a des conséquences sociales négatives pour les salariés. Sur quels points ?

Nous montrons que le volontariat est rarement une question de choix : certains salariés disent que leur direction leur impose de travailler le dimanche, d’autres l’acceptent à défaut pour des raisons financières. Être payé double le dimanche est motivant pour un vendeur au Smic. L’autre problème est qu’ils perdent aussi en qualité de vie. En effet, le dimanche n’est pas un jour comme les autres : c’est celui dédié à la famille, aux amis, aux loisirs. Ce temps social privilégié, les travailleurs du dimanche ne le rattrapent pas, même en récupérant une journée dans la semaine. En banalisant l’ouverture dominicale, la loi de 2015 ne fait donc qu’amplifier les difficultés pour ces salariés peu rémunérés. Toute société a besoin d’un jour de pause collectif. Il en est ainsi depuis des millénaires. Au nom d’une modernité des modes de vie, cette entaille dans le repos dominical fragmente notre besoin de cohésion sociale.

Jean-Yves Boulin, sociologue

Sociologue à l’université de Paris-Dauphine et membre de l’institut de recherche interdisciplinaire en sciences sociales (IRISSO), Jean-Yves Boulin est spécialisé dans les questions du temps de travail et l’articulation des temps sociaux. Il a publie plusieurs travaux sur les politiques du temps de travail et vient de co-signer avec Laurent Lesnard le livre « les batailles du dimanche » paru en septembre 2017 aux presses universitaires de France.

Auteur

  • Lydie Colders