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La folie de l’évaluation

À la une | publié le : 05.12.2017 | Irène Lopez

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La folie de l’évaluation

Crédit photo Irène Lopez

Dîner au restaurant, toilettes d’une station-service, conducteur d’un véhicule en covoiturage… Aujourd’hui, l’évaluation est monnaie courante. Chacun d’entre nous a pris l’habitude de noter l’expérience, de donner un avis. Secteur public, privé, commerces, administrations, particuliers… Personne n’y échappe. Mais si l’on émet parfois des jugements à l’emporte-pièce, supporte-t-on pour autant notation ou évaluation au travail ? Un comportement un tant soi peu schizophrénique…

C’est une nouvelle application comme il en sort des milliers chaque année. Credo, une appli pour « vivre dans un monde honnête » (c’est le slogan) repose sur un système de notation. L’idée est de vérifier la réputation de l’autre avant de se lancer dans une interaction, grâce à des notes attribuées par différents internautes, basées sur votre identité et votre comportement. Le site est explicite : « Credo est un endroit où vous pouvez interagir en toute sécurité avec des personnes que vous ne connaissez pas. Si vous avez besoin d’acheter, de vendre, de louer, d’embaucher, ou simplement d’interagir avec quelqu’un que vous n’avez jamais rencontré, utilisez Credo. Cela vous aidera à préserver votre intimité et à éviter les arnaques ». La réalité a dépassé la fiction tant cela rappelle furieusement un épisode de la série Black Mirror, anthologie télévisée britannique, qui dépeint une société régulée par des notes que s’attribuent les individus sur un réseau social. Sous un angle noir et souvent satirique, la série envisage un futur proche voire immédiat. Elle interroge les conséquences inattendues que pourraient avoir les nouvelles technologies, et comment ces dernières influent sur la nature humaine et inversement. Le créateur de Credo s’est défendu : ce n’est pas « l’humanité » des personnes qui est pointée du doigt mais leur fiabilité. La différence réside surtout sur le consentement des personnes notées : elles se sont au préalable inscrites sur Credo et en ont accepté les conditions.

Le baccalauréat évalué avec des boules de couleur.

Comment en sommes-nous arrivés là ? Déjà à l’école, les élèves se sont habitués à être notés. Et cela ne date pas d’hier. « La première “distribution des prix” a eu lieu au collège de Coïmbra, au Portugal, en 1558. À la fin du XVIe siècle, le Collège de Genève distribue des prix en argent, puis des médailles, aux étudiants les plus méritants. Mais sur quelles bases effectuer les classements ? Au début, le maître comptait les fautes dans les compositions et ordonnait les copies selon leur mérite », explique Olivier Maulini, un universitaire suisse, chargé d’enseignement à la faculté de psychologie et des sciences de l’éducation de l’université de Genève. « Quand le baccalauréat est créé en 1808 et presque jusqu’à la fin du XIXe siècle, le jury rend son verdict avec des… boules de couleur : blanches pour neutre, rouges pour favorable et noires pour défavorable à l’obtention du diplôme. Si le candidat n’obtenait que des boules rouges, il pouvait prétendre à la mention. Le système de note sur 20 est mis en place au cours de l’année scolaire 1890-1891 », ajoute Louise Tourret, écrivain française, spécialiste des questions d’éducation.

Mesurer l’activité de travail.

L’évaluation continue ensuite dans le monde du travail. Là encore, cela ne date pas d’hier. Xavier De La Vega, journaliste spécialisé en sciences humaines, commente, dans un article daté de 2004 : « Elle existait au temps des compagnons, avant d’être mise en œuvre de manière systématique à l’âge industriel, sous la forme de la notation ou de l’entretien annuel d’évaluation ».

Longtemps, la rémunération des collaborateurs a été fonction d’une grille salariale, elle-même indexée sur l’ancienneté dans l’entreprise. Depuis les années 1980, on parle de l’évaluation des performances, « au sens historique de ce qui a été accompli, réalisé, mais également au sens sportif du dépassement de soi et des autres. L’évaluation suppose alors de mesurer l’activité de travail et s’appuie sur une modélisation et une quantification de cette dernière sous la forme d’indicateurs. Ces derniers sont souvent issus de tableaux de bord de suivi des activités de l’organisation. La formalisation de l’activité est voulue suffisamment fine pour que les résultats individuels soient mis en évidence et que puisse être mesurée l’influence effective du travail de la personne sur l’indicateur. Dans cette perspective, l’évaluation individuelle est un maillon d’une évaluation plus agrégée, celle de l’organisation générale », analyse Valérie Boussard, enseignant-chercheur à Paris X-Nanterre, dans La passion évaluative (Erès).

Dans la vie quotidienne, nous n’arrêtons pas d’évaluer. Airbnb est un symbole de cette pratique. « Avec Airbnb, vous pouvez rechercher un hébergement lorsque vous êtes en voyage ou choisir les gens avec qui partager votre logement », vante le site. Si votre séjour a été agréable, vous pouvez laisser une évaluation à propos de l’hôte et de son logement. Si un hôte a été particulièrement efficace et accueillant, vous pouvez aussi laisser un commentaire à propos de votre expérience. Ces évaluations serviront de références dans le futur pour les autres utilisateurs Airbnb. Car en plus de rédiger des commentaires, les voyageurs peuvent attribuer à l’aide d’étoiles une note globale et des évaluations par catégorie : expérience globale, propreté, précision, qualité-prix, communication, arrivée ou encore localisation.

Un livre d’or digital.

L’évaluation est aussi devenue un vrai business. Les fabricants de matériel pour enregistrer des avis ont commencé à émerger vers 2010. HappyOrNot existe depuis 2009 et fait figure de pionnier. L’entreprise se targue de posséder 4 000 références dans des lieux de vente ou services. Civiliz, créée en 2010, met à disposition des restaurants, musées et autres espaces de loisirs une tablette tactile dans un support sécurisé et une application interactive prêtes à recueillir à chaud et in situ la satisfaction, les avis et les données des visiteurs. La borne de satisfaction n’est ni plus ni moins qu’un livre d’or digital, selon Karine Peyrichou, responsable marketing et communication chez Qwesteo, fabricant de bornes de satisfaction depuis 2014. Elle estime que les outils qu’elle commercialise vont plus loin qu’un simple recueil : « Il s’agit d’une nouvelle manière de collecter les informations. Les bornes ont un aspect ludique. Le dispositif est non intrusif, collaboratif. Nous proposons une mesure en continu de la satisfaction des clients de Carrefour, Ikea, Castorama… Les résultats en temps réel permettent à nos commanditaires de réagir au plus vite en cas d’insatisfaction. Cinq avis négatifs concernant la propreté des toilettes d’une station-service déclenchent une alerte. Un employé est alors dépêché sur les lieux pour les nettoyer. » Les points de vente sont principalement concernés, des surfaces alimentaires aux pharmacies. Les bornes d’avis font depuis peu leur entrée dans les entreprises privées. « Avez-vous passé une bonne journée ? Oui ? Non ? », interroge une petite installation au look futuriste, située près de la machine à café. Le service des ressources humaines évalue ainsi la satisfaction des salariés. D’autres questions fermées peuvent ensuite compléter le procédé si la réponse est négative : « Est-ce dû à un problème avec vos clients ? Vos collaborateurs ? L’installation informatique ? » Karine Peyrichou donne comme exemple le cas d’une entreprise qui s’est rendu compte qu’il y avait un problème avec son matériel informatique. Il a été adapté et les salariés ont reçu une formation pour mieux l’utiliser. La responsable marketing et communication conclut : « Quand on installe une borne, on donne aux gens la possibilité de s’exprimer. Il n’y a pas de raison qu’ils n’en profitent pas ni qu’ils mentent. Les analyses des courbes de satisfaction sont relativement linéaires. Nous n’avons pas constaté de pic inexpliqué. Donc, les avis reflètent bien une tendance, une réalité. En outre, le procédé est anonyme ». Certes, mais jusqu’à quand ?

Auteur

  • Irène Lopez