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“La non-reconnaissance des cancers professionnels reflète l’influence du patronat.”

Actu | Entretien | publié le : 04.09.2017 | Lydie Colders

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“La non-reconnaissance des cancers professionnels reflète l’influence du patronat.”

Crédit photo Lydie Colders

Pour le sociologue, si les cancers liés au travail sont si peu reconnus, c’est que les négociations des partenaires sociaux qui définissent les critères des maladies professionnelles favorisent surtout le patronat. L’État reste en retrait, alors qu’une réforme s’impose.

Dans votre dernier livre, vous expliquez que très peu de cancers liés au travail sont reconnus comme maladie professionnelle. Quelle est l’ampleur du problème ?

Selon les derniers chiffres de l’Institut national du cancer, il y aurait entre 14 000 et 30 000 cas de cancer d’origine professionnelle par an. Or, seulement 1 707 cas de cancer ont été indemnisés en 2013 par la Sécurité sociale, dont 1 415 liés à l’amiante, dont la nocivité est désormais mieux reconnue. Cela signifie donc qu’en dehors de l’amiante, seuls 292 cancers ont été reconnus comme maladie professionnelle. Ce qui est très peu au regard des estimations.

Quels sont les métiers les plus à risque ?

Il y en a beaucoup. Selon l’enquête Sumer de 2009, deux millions de salariés sont exposés au moins à une substance cancérigène dans leur travail. Ces risques concernent par exemple les ouvriers de l’industrie chimique, ceux du BTP, les employés utilisant certains produits de nettoyage ou exposés aux gaz d’échappement, les agriculteurs face à certains pesticides… Le travail de nuit est aussi reconnu comme un facteur favorisant notamment des cancers du sein chez la femme. Ce sont surtout les employés et les ouvriers qui sont le plus exposés à ces risques. Ils sont insuffisamment pris en compte.

Comment expliquer que si peu de cancers liés au travail soient reconnus comme une maladie professionnelle ?

Le système d’indemnisation des maladies professionnelles, qui date de 1919, résulte d’une négociation sociale entre organisations syndicales et employeurs. Il repose sur une liste restrictive de maladies professionnelles inscrites dans des tableaux. Historiquement, les premiers tableaux reprenaient des maladies dont l’origine était bien établie, comme le saturnisme lié au plomb. Si au fil du temps ce système a évolué en intégrant de nouvelles maladies professionnelles, il reste très limité dans ses capacités d’indemnisation. Cette situation est très problématique dans le cas des cancers. Alors que plusieurs centaines de substances sont reconnues cancérogènes par le Circ1, il existe aujourd’hui seulement 24 tableaux permettant la reconnaissance de cancers comme étant d’origine professionnelle. Le Medef a toujours été hostile à les élargir. Si on prend le cas d’un salarié atteint d’un cancer du poumon lié à l’amiante, il peut obtenir sa reconnaissance en tant que maladie professionnelle. Mais ce sera nettement plus difficile si son cancer est lié à d’autres expositions non reconnues, comme la silice ou les rayonnements ionisants, malgré un certificat de la médecine du travail.

Pourquoi les négociations favorisent-elles les intérêts du patronat ?

Les organisations patronales ont davantage de ressources financières et techniques que les syndicats de salariés. Les industriels ont aussi les moyens et la capacité de financer (ou non) des études sur les risques d’exposition des salariés à des substances cancérigènes. Les syndicats de salariés, même avec l’appui de médecins du travail, peinent à mobiliser autant d’expertise autour d’eux. De fait, le rapport de force bénéficie davantage au Medef, qui veut limiter ses cotisations à la branche de l’AT-MP.

Vous êtes aussi critique envers l’expertise publique encouragée par le ministère du Travail pour prévenir ces cancers…

Après le scandale de l’amiante dans les années 1990, l’État a en effet réinvesti les politiques de santé au travail et a développé une expertise indépendante, en créant des agences comme l’INVS2 ou l’Anses3 pour identifier les risques de maladie professionnelle. C’était un net progrès, car auparavant il n’existait rien ou presque. Néanmoins, on constate aujourd’hui que cette expertise indépendante, basée surtout sur l’épidémiologie, n’a pas permis de réduire les inégalités entre les industriels et les syndicats. Les connaissances scientifiques restent parcellaires. Cela joue sur les négociations et rend difficile la reconnaissance d’autres cancers comme maladie professionnelle. L’autre problème, c’est le temps. Il faut environ dix ans pour avoir les conclusions d’une étude épidémiologique. S’il y a un problème dans une entreprise confrontée à des cas de cancers inexpliqués, le CHSCT et la médecine du travail vont lancer une alerte. Que va faire la Carsat ou l’Agence régionale de santé ? Elle va souvent lancer une étude qui risque de durer des années. Et pendant ce temps-là, les salariés continuent d’être exposés à des produits toxiques, voire cancérigènes…

Comment expliquez-vous le silence des pouvoirs publics ? Le ministère du Travail a pourtant l’air de se préoccuper des cancers professionnels. C’est d’ailleurs l’un des sujets de son plan d’action santé au travail 2016-2020…

Effectivement, le ministère affiche de fortes ambitions avec ses plans d’action de santé au travail. Mais en même temps, il se satisfait du silence social sur ces enjeux de cancer. L’État n’en fait pas une priorité absolue. Il pourrait avoir une politique beaucoup plus volontariste sur la prévention et la réparation des cancers professionnels. Logiquement, sur le plan réglementaire, c’est le principe de substitution par un produit non cancérigène qui prévaut. Ainsi, maintenant que le travail de nuit est reconnu cancérigène, l’État pourrait très bien en limiter le recours au strict minimum, uniquement pour les activités qui le justifient, pas pour des intérêts économiques. Or, il ne le fait pas. La situation est la même du côté de l’indemnisation. Si les employeurs, qui financent la branche AT-MP, indemnisaient les dizaines de milliers de cancers liés au travail, ils seraient sans doute beaucoup plus motivés pour prévenir ce risque ! Mais l’État préfère ponctionner un milliard d’euros sur la branche de l’AT-MP pour le reverser au régime général (qui de fait supporte le coût des cancers professionnels), plutôt que d’en réformer le modèle. C’est bien le signe qu’il reconnaît un problème.

Quel regard portez-vous sur la prévention des cancers en entreprise ?

C’est très variable selon les secteurs. Mais on sait que les obligations légales de protection des salariés et d’inspection obligatoire dans les entreprises utilisant des substances cancérigènes ne sont pas toujours respectées. Une étude réalisée par l’INRS en 2009 sur les poussières de bois – qui provoque des cancers du sinus – a par exemple montré que seulement 8 % des entreprises concernées avaient réalisé le contrôle annuel obligatoire sur ces risques d’exposition. Et que dans plus 60 % des cas, les seuils limites d’exposition des salariés étaient largement dépassés ! Le CHSCT joue bien sûr un rôle important pour alerter en cas de problème et faire respecter les obligations de l’employeur en matière d’aménagement de l’usine, de ventilation ou autre équipement de protection. Mais il faudrait renforcer les inspections du travail dans les entreprises sur ce point.

C’est un constat d’échec, ou peut-on résoudre ce problème de santé au travail ?

C’est une question politique. Où place-t-on le curseur pour réduire les expositions ? Que privilégie-t-on ? L’activité économique ou la santé des salariés ? Si on veut réellement agir, il faut tout d’abord se donner les moyens de mieux connaître les effets des expositions aux cancérigènes sur la santé des salariés et créer des systèmes d’indemnisation qui reconnaissent effectivement ces maladies liées au travail. La pression sociale des syndicats et des associations a aussi son rôle à jouer. Or, excepté pour l’amiante, le sujet ne mobilise pas beaucoup les syndicats. Pourtant, il y a des enjeux fondamentaux autour de l’ensemble des cancérigènes professionnels.

(1) Centre international de recherche sur le cancer (dépendant de l’Organisation mondiale de la santé).

(2) Aujourd’hui rebaptisée « Santé publique France ».

(3) Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail.

Emmanuel Henry

Sociologue à l’université de Paris-Dauphine et membre de l’Institut de recherche interdisciplinaire en sciences sociales (Irisso), Emmanuel Henry s’intéresse à la sociologie de l’action publique et aux rapports de pouvoir à travers l’étude des politiques de santé au travail. Il a publié Amiante : un scandale improbable en 2007 au Presses universitaires de Rennes, et Ignorance scientifique et inaction publique, les politiques de santé au travail en avril 2017, aux presses de Sciences Po.

Auteur

  • Lydie Colders