Être autonome dans son travail… Un nombre croissant de travailleurs, notamment de la jeune génération, ont cette aspiration et vivent la perspective d’être subordonné comme un repoussoir. Même s’il faut se garder de généraliser le propos, la question est à prendre au sérieux si l’on ne veut pas que le travail indépendant soit demain le Saint-Graal ! Avant toute chose, l’autonomie suscite, appliquée aux rapports de travail, la défiance.
Défiance lorsqu’elle est individuelle, tout d’abord. L’incompatibilité entre la subordination inhérente au rapport de travail salarié et l’autonomie de la volonté est presque constitutive du droit du travail. Derrière l’autonomie de la volonté, progressivement érigée en dogme voire en mythe par nombre d’interprètes du code civil, le contrat oblige simplement parce que les parties y sont entrées par leur propre volonté. En droit du travail, encore moins qu’ailleurs, la thèse ne saurait convaincre. N’est-ce pas parce que la loi le prévoit (l’article 1134 du code civil, devenu 1103, est omniprésent dans le régime du contrat de travail) et selon les conditions et limites que celle-ci prescrit, que le contrat oblige. Le droit pourrait se contenter de déterminer les conditions d’une volonté véritablement autonome afin de s’assurer que la volonté qui oblige est bien celle des parties, par le biais des vices du consentement, des techniques d’interprétation, des délais de rétractation, etc. Fort heureusement, le rôle de la loi va bien au-delà et vise aussi à limiter la liberté contractuelle, notamment par un ordre public très étoffé, qu’il soit social, absolu voire conventionnel si un tel adjectif a un sens accolé à l’ordre public (loi 2016-1088 du 8 août 2016, art. 24-VI)…
La place centrale de l’ordre public dans la construction du droit français du travail conduit à une certaine méfiance à l’égard de l’autonomie, non pas seulement individuelle, mais aussi collective si cette dernière signifie que les partenaires sociaux fixent ce qu’ils veulent dans leur accord sans les limites de la loi et le regard du juge. Il n’existe pas, sous cette signification, d’autonomie collective en droit français car c’est la loi qui définit les espaces laissés à la volonté collective (définition des objets de la négociation collective notamment, art. L 2221-1 Code du travail) et les conditions dans lesquelles celle-ci oblige (critères de représentativité, règles de majorité, etc.).
Se défier de l’autonomie de la volonté n’est pas pour autant rejeter l’idée même d’autonomie, y compris dans les rapports de travail salarié. Il faut d’abord se garder de considérer que l’autonomie croissante des salariés, et l’aspiration de beaucoup à être autonomes nous mène tout droit vers la fin du salariat ! Pas sûr par exemple que la suppression pure et simple du forfait-jours serait plébiscitée par une majorité de cadres…
Autonomie et indépendance ne se confondent pas, la première pouvant se déployer au sein d’une relation de pouvoir marquée non plus nécessairement par la subordination au sens classique du terme mais par le contrôle. Un concept qui, à terme, nous semble plus pertinent que celui de subordination pour montrer que le salarié qui n’est pas soumis à des ordres et des directives (parce qu’il est seul à détenir le savoir sur son travail) est dans une relation de travail salariée parce qu’il est « sous contrôle ». Il est en quelque sorte sous autonomie contrôlée…
Ce n’est plus simplement de l’autonomie de la volonté (au sens du contrat) qu’il est ici question mais de l’autonomie personnelle (au sens de la capacité à décider pour soi-même, sans contrainte extérieure), si l’on reprend un concept mis en avant par la Cour européenne des droits de l’homme. Les salariés disposant d’une forte dose d’autonomie dans la définition de leurs conditions de travail, au point que l’autonomie est pour certains d’entre eux un critère distinctif (pour les salariés au forfait, art L. 3121-42 et 43 C. trav.), restent sous contrôle, à la fois par la surveillance et par la fixation d’objectifs. Comme l’a montré J.E. Ray, ces travailleurs, restent sous l’emprise de l’organisation, voire d’un service organisé pour reprendre un indice dont la portée pourrait – devrait ? – prendre un poids croissant au fil du temps (J. E. Ray, Nouvelles technologies et nouvelles formes de subordination, Dr. soc. 1992, p. 525 ; De la sub/ordination à la sub/organisation, Dr. soc. 2001 p. 5).
Un enjeu essentiel n’est-il pas de mieux définir cette autonomie contrôlée, de mieux l’encadrer, en lui consacrant des dispositifs juridiques spécifiques ? Même s’il faut se garder de créer une hiérarchie entre travail salarié et travail indépendant et si le processus de rapprochement du régime social des salariés et des indépendants paraît inéluctable, qui aurait à gagner à ce que les travailleurs les mieux placés sur le marché du travail aillent systématiquement vers le travail indépendant, que les entreprises les plus prospères soient celles fondées sur le business model du travail indépendant de type Uber ?
Pourquoi ne pas reconnaître des espaces renforcés d’autonomie au sein du salariat, celle-ci étant alors conçue comme le pendant, pour le salarié, du pouvoir patronal ? Le modèle pourrait être celui du flexible work anglais, ouvert aux salariés dont l’ancienneté atteint 26 semaines. Ceux-ci ont la faculté de définir eux-mêmes leurs horaires, durée du travail (modulation ou pas), lieu de travail, passage au temps partiel, etc., l’employeur ne pouvant refuser que s’il dispose d’un motif raisonnable. Il s’agit en quelque sorte d’une flexibilité inversée, à l’initiative du salarié.
Le modèle est intéressant même si, bien sûr, il ne faut pas tomber dans les excès que constitue l’exemple Virgin dont certains salariés peuvent, entend-on, prendre autant de vacances qu’ils le veulent, travailler sur la plage plutôt qu’au bureau, à condition de rendre leur travail en temps et en heure !
Là réside la frontière entre une autonomie acceptable et nécessaire et une autonomie qui, dans le prolongement du mythe de l’autonomie de la volonté, signifie un laissez-faire juridique avec tous les dangers qui l’accompagnent : clauses déséquilibrées, risques psychosociaux, dislocation du collectif de travail, etc.
Le tracé ô combien délicat de cette frontière sera sans doute l’un des principaux défis posés au droit du travail dans les décennies à venir.
Professeur à l’université Paris Ouest Nanterre La Défense, où il codirige le master 2 Droit social et relations professionnelles.