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“L’intergénérationnel fonctionne quand rien n’est imposé”

Actu | Entretien | publié le : 05.06.2017 | Marie-Madeleine Sève

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“L’intergénérationnel fonctionne quand rien n’est imposé”

Crédit photo Marie-Madeleine Sève

Le penseur des âges de la vie tord le cou aux idées reçues sur la conflictualité qui prévaudrait dans les relations entre générations. Et il plaide pour la reconnaissance de l’âge adulte dans la GRH.

En quoi la guerre des générations vous semble-t-elle un scénario suspect ?

Cette formule est un facilitateur pour expliquer une réalité sociale, qu’on ne comprend pas dans ses métamorphoses (convulsions dans la famille, le travail). Paradoxalement, la guerre rassure, même si des conflits existent ponctuellement. Elle n’est toutefois pas un paradigme efficace. Celui-ci est même égarant, car le plus spectaculaire dans un univers réputé « marchandisé », individualiste, c’est qu’on tisse de plus en plus de liens avec nos aînés, et que tout le monde y tient. Jamais une société n’a autant investi sur le vieillissement. La « silver économie » (économie des seniors) connaît un boom extraordinaire. Elle innove, crée des emplois. De 2012 à 2015, j’ai enquêté avec le sociologue Serge Guérin, en effectuant ce que nous avons appelé le « Tour de France de l’intergénérationnel », pour voir, rencontrer, discuter, échanger sur ce thème avec les mondes économique, académique, associatif, politique, à chaque fois dans des villes différentes. Il en est ressorti trois points majeurs. Les gens sont inquiets, ce qui prouve que le sujet est important. Ils s’enthousiasment et sont prêts à transmettre. L’intergénérationnel fonctionne quand rien n’est imposé et qu’il y a réciprocité.

On ne cesse pourtant de décrire les générations Y, Z dites aussi millenials ou « digital natives » comme des âges à gérer précautionneusement…

La génération Y est une construction. On confond un phénomène structurel avec un phénomène générationnel. Le jeune à l’état biologique n’existe pas, on est enfant ou adulte. La jeunesse est ce court laps de temps entre le moment où on peut se reproduire, et le moment où on est autorisé à le faire. Dans certaines tribus, ce rite de passage dure trois jours. Dans la modernité, cet âge réduit s’allonge, on sort de l’enfance plus tôt, et on entre dans l’âge adulte plus tard. J’observe une série de marqueurs réputés générationnels et qui ne le sont pas. Internet, par exemple, est une révolution qui touche toute la population au même instant, et pas que les jeunes. Des personnes de 80 ans ont leur e-mail et leur compte Facebook. Le concept des Y et Z relève d’une approche marketing.

Les entreprises accordent-elles trop d’importance aux études sur ce thème ?

Oui, parce que les RH en arrivent à appliquer une grille de lecture formatée, et faussée, sur les jeunes qui entrent sur le marché du travail. Ceux-ci sont décrits comme hyper-ambitieux, prêts à dégager les « vieux », du coup ils tétanisent leurs collègues qui craignent d’être ringardisés. Ou alors ils sont hyper-volatils, zappeurs, soucieux d’équilibre de vie, et l’entreprise cherche à coller à leurs attentes, à répondre à leurs désirs alors qu’ils n’en éprouvent pas le besoin. Tels des enfants face à leurs parents, il leur faut des petits chocs pour se structurer, jusqu’à déclarer que les anciens sont des « vieux cons ». Enfin on les dit également au-delà du sentiment de propriété, à fond dans l’économie du partage, type le covoiturage avec Blablacar, sans replacer les choses dans leur contexte. En 1970, avoir une voiture, c’était la liberté, un moyen d’émancipation. En 2017, c’est un boulet, parce qu’elle coûte et pollue.

Dès lors, la gestion par l’âge a-t-elle encore un sens ?

Bien sûr. Tous les âges ne sont pas performants de la même manière. J’observe que la société a du mal à penser les âges. Les seuils sont confus, parce que ce qui compte, c’est être soi-même. On a l’impression d’un brouillard gris où tout est possible. Être femme fatale à 7 ans et Président à 39 ans. Les marqueurs restent précis, mais ils sont existentiels, plus que sociaux. À quel âge se sent-on adulte ? Ce n’est pas forcément le diplôme final, le premier bulletin de vote, le premier salaire, c’est parfois le premier enfant. De fait, on est adulte dès qu’on réalise être autonome – vie affective, profession stables – et responsable de soi. Or, dans l’entreprise, les RH et managers ignorent cet âge-là. Ils parlent de juniors, salariés encore bien verts, et de seniors, salariés un peu trop mûrs, et jamais d’adultes, alors même que la vie s’allonge. L’idée de maturité est un défaut pour l’employeur. Soit il faut en avoir, soit l’individu en manque, mais la posséder n’est jamais spécifié, distingué.

Néanmoins, l’adulte est le salarié qui apporte de la valeur ajoutée à l’entreprise…

Certes, il y a une méconnaissance de ce qu’est l’adulte. L’adulte, c’est celui qui a de l’expérience, le sens des responsabilités, de l’autonomie et de l’authenticité. Il sait se situer dans son rapport au monde, dans son rapport aux autres, et dans son rapport à lui-même. En clair, l’expérience c’est avoir suffisamment eu ou fait (échecs inclus) pour faire face à ce qu’on n’a pas eu ou fait. La responsabilité, c’est celle des autres ou de quelqu’un, et en cela le tutorat est essentiel, car le tuteur se grandit en aidant à grandir. L’authenticité, c’est la réconciliation avec soi-même. Voici les traits de ce qu’on peut rêver de mieux comme collaborateur. Or, nul ne les valorise en entreprise. Je plaide pour que les DRH intègrent l’âge adulte dans la gestion des ressources dites « humaines ».

Est-ce la raison du flop des contrats de génération ?

À mon sens, c’est surtout parce que le gouvernement précédent à surinvesti et bureaucratisé ce projet. Une politique de DRH au niveau national devient vite une usine à gaz d’autant plus insupportable que le gain est incertain. L’idée est bonne, mais délicate à concrétiser. Dans notre périple hexagonal, nous avons relevé plusieurs expériences de mixité générationnelle dont beaucoup ont échoué. Faire cohabiter dans une même résidence étudiants et retraités, ou faire partager les repas entre les petits de classe maternelle et les ancêtres de maison de retraite, ça ne marche pas ! Les uns et les autres se plaignent, car personne n’a les mêmes attentes, le même style de vie. Juxtaposer les populations ne suffit pas pour créer du lien.

En gros, vous dites que l’intergénérationnel, ce n’est pas un acquis.

En effet, ce n’est pas donné, ni dans les politiques publiques, ni dans les milieux professionnels. Il faut le penser, le concevoir, l’organiser, à l’instar d’une société comme EDF, qui a monté un dispositif efficace de tutorat-mentoring. Une tâche reconnue dans la gestion des carrières, avec des conventions de tuteur pour favoriser le partage de bonnes pratiques. Il s’en dégage des histoires fortes. Je me souviens d’un technicien qui racontait son premier jour dans l’entité de Bordeaux. Jeune stagiaire, son tuteur l’a conduit, sans un mot, dès son arrivée jusqu’à un transformateur électrique à 20 km de là, et il lui a déclaré : « Ici, mon meilleur pote est décédé. Chez nous, la sécurité, est essentielle. » C’était violent, mais marquant. Le jeune homme d’alors est ainsi entré de plain-pied dans la culture maison, dans ses métiers. Il y a progressé et est devenu tuteur à son tour.

La cause n’est donc pas désespérée…

Je suis un optimiste, car le souci de la transmission se maintient voire se renforce, contrairement à ce qu’imaginait le grand penseur de la modernité, le sociologue Émile Durkheim, inquiet de la disparition du lien intergénérationnel avec la montée de l’individualisme, base de la démocratie. La solidarité entre anciens et jeunes, dans les deux sens, est bien réelle. De subie, voire mécanique, elle devient choisie. Et pour en mesurer la performance en entreprise, je suggère de créer un indicateur de la qualité intergénérationnelle qui comprendrait, entre autres, la place du tutorat, les capacités d’accueil, la durée d’intégration, la qualité du pot de retraite. Je livre cette idée aux experts !

Pierre-Henri Tavoillot

Maître de conférences à l’université Sorbonne-Paris IV, et président du Collège de philosophie, Pierre-Henri Tavoillot s’intéresse aux relations entre générations. Il vient de publier La Guerre des générations aura-t-elle lieu ? (Calmann Lévy, janvier 2017), bien après un ouvrage de référence Philosophie des âges de la vie (en collaboration avec Éric Deschavanne, Grasset, 2008). Il est par ailleurs l’auteur de plusieurs essais politiques.

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  • Marie-Madeleine Sève