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La recherche en management est-elle utile ?

Idées | Management | publié le : 02.05.2017 | Violette Queuniet

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La recherche en management est-elle utile ?

Crédit photo Violette Queuniet

Dans sa thèse en sciences de gestion, Guillaume Carton explore le rapport entre la recherche en management et la pratique. L’interaction entre chercheurs et praticiens semble essentielle pour que les entreprises s’approprient une théorie managériale.

Quelle organisation n’a pas échappé à l’impératif du reengineering (restructuration) ? Quel manager un peu informé n’a pas entendu parler du knowledge management ? Ces notions – et bien d’autres – qui structurent aujourd’hui la stratégie des entreprises sont issues de la recherche en sciences de gestion. Comment ont-elles réussi à s’institutionnaliser ? Comment, plus généralement, sont produites les connaissances managériales ? Sont-elles utiles aux entreprises ? Autant de questions auxquelles tente de répondre la thèse de Guillaume Carton La Production des connaissances managériales : du rapport de la recherche à la pratique, soutenue en décembre 2015 à l’université de Paris-Dauphine, sous la direction du professeur Stéphanie Dameron*.

Le rapport de la recherche à la pratique constitue donc le fil rouge de la thèse. Guillaume Carton le déroule en quatre chapitres relativement indépendants.

Le premier chapitre s’intéresse au débat qui existe parmi les chercheurs « depuis la naissance des sciences de gestion » sur « la pertinence de leurs travaux pour la pratique des organisations ». L’auteur rappelle que la gestion n’a pas toujours été une science. Elle s’est constituée en tant que telle à la fin des années 1950 aux États-Unis parce que les départements de management des universités avaient besoin d’acquérir la même légitimité que les autres disciplines. En s’instituant comme science, la gestion a adopté les critères des sciences dures et développé tous leurs attributs : un corps d’enseignants– chercheurs, une recherche théorique avec des normes de collecte et d’analyse de données issues de la statistique, des publications, etc. « De là est née une tension entre recherche et pratique, entre rigueur et pertinence, entre académiques et praticiens », observe Guillaume Carton.

Le débat sur la pertinence (relevance, en anglais) de la recherche pour les entreprises a pris une ampleur particulière au tournant des années 1990. Mais qu’est-ce qu’une connaissance pertinente ? Les chercheurs n’en donnent pas tous la même définition. Jusqu’en 2001, deux approches dominent. Celle des partisans du « maintien de l’orthodoxie » ne remet pas en cause les critères de rigueur de la recherche mais est favorable à une diffusion de la connaissance vers les praticiens. Celle des tenants de la « collaboration avec les praticiens » définit une connaissance pertinente comme « utile aux praticiens » et propose « d’aligner les centres d’intérêt des chercheurs sur les besoins des praticiens ».

À partir de 2001, deux nouvelles approches émergent, qui dépassent le sujet des praticiens. Elles ne sont pas sans rapport, souligne l’auteur, avec des scandales financiers comme l’affaire Enron ou l’explosion de la bulle Internet. L’approche « renouvellement paradigmatique » défend une « connaissance intéressante » et appelle à diversifier les épistémologies et les méthodologies de recherche. Enfin, les partisans du « recentrage sur le bien commun » définissent une connaissance pertinente comme « une connaissance qui a du sens et répond aux grands enjeux du monde contemporain ».

Comment s’implantent les innovations managériales

Dans le deuxième chapitre, Guillaume Carton s’intéresse aux modes d’interaction entre chercheurs et praticiens pour produire et diffuser de la connaissance. Il en identifie quatre : la popularisation, la médiation, le partenariat, l’ambidextrie. Dans le premier cas, la connaissance se transmet de manière unilatérale, de la recherche vers la pratique (par la vulgarisation, par exemple) ou de la pratique vers la recherche, les « praticiens influençant les chercheurs par leurs idées qui sont ensuite diffusées au sein des médias académiques ».

La médiation repose sur un espace rassemblant chercheurs et praticiens qui, « par leurs perceptions différentes, redéfinissent et améliorent la connaissance de façon continue ». Cas exemplaire : la théorie du reengineering, issue d’un programme de recherche collaborative entre académiques et praticiens au sein d’un consortium de 19 entreprises.

Le partenariat consiste en la coproduction de connaissances managériales entre chercheurs et praticiens. Le duo qu’ont formé le manager Donald Schön et le théoricien des organisations Chris Argyris est emblématique de ce mode d’interaction. Tous deux sont à l’origine d’une théorie de l’apprentissage organisationnel.

L’ambidextrie, enfin, permet de produire des connaissances utiles à la fois à la recherche et à la pratique. Le cas le plus connu est sans doute celui de Taylor, qui a théorisé et appliqué, alors qu’il était ingénieur, le management scientifique du travail.

Une théorie performative

Guillaume Carton mobilise cette typologie pour étudier le processus de développement de 14 cas de succès d’innovations managériales allant du taylorisme, au début du XXe siècle, à l’Open Innovation de Henry Chesbrough, professeur à Berkeley. Il en tire le modèle suivant : le partenariat et la médiation sont particulièrement déterminants dans l’émergence (phase 1 dite « développement local ») d’une innovation managériale. La popularisation, absente par définition lors de la phase 1, prend beaucoup d’importance lors des phases 2 (diffusion), 3 (amélioration) et 4 (institutionnalisation). L’ambidextrie est présente dans toutes les phases sauf la phase 2.

Ceux qui douteraient de l’impact de la théorie sur la pratique liront avec intérêt le troisième chapitre, tout entier consacré à la « Stratégie océan bleu » (Blue Ocean Strategy), une théorie conçue par deux professeurs de l’Insead, W. Chan Kim et Renée Mauborgne, dans les années 1990. Ce concept propose aux organisations de créer une nouvelle demande au sein d’un espace stratégique non contesté plutôt que de proposer une offre concurrente supérieure.

L’ouvrage des deux chercheurs a connu un succès fulgurant, traduit en 44 langues et vendu à plus de 3,5 millions d’exemplaires. L’auteur montre, en s’appuyant sur le concept de performativité (le fait qu’un mot fasse advenir une réalité), « qu’une théorie peut être perçue comme façonnant la réalité plutôt qu’observant comment elle fonctionne ». Désireux, dès le début, de développer une théorie destinée à un public de praticiens, Kim et Mauborgne ont créé « le monde permettant à leur concept d’exister ». Ils ont d’abord expérimenté le concept en collaboration avec des consultants, ce qui leur a permis de développer de nombreux outils. Ils ont ensuite formé des consultants qui ont contribué à diffuser leur concept et développé un « Blue Ocean Strategy Institute » à l’Insead ainsi que des « Blue Ocean Strategy Centers » à travers le monde, et enfin diffusé leur théorie d’abord dans des journaux académiques puis dans un ouvrage grand public. Cerise sur le gâteau : ils ont créé une stratégie « Océan bleu » au sein du marché des connaissances managériales ! Autrement dit, observe Guillaume Carton, « ils ont performé leur théorie en utilisant les préceptes du concept qu’ils ont créé ».

Favoriser les interactions chercheurs-praticiens

Le dernier chapitre de la thèse s’intéresse aux chercheurs-praticiens, « des individus qui ont le pied dans le monde de la pratique et de la recherche et qui contribuent à la production de connaissances managériales ». L’auteur en a interrogé 16, « localisés dans des institutions de recherche ou de conseil ».

Naviguer entre les deux mondes est compliqué, constate Guillaume Carton, surtout pour les chercheurs-praticiens les plus juniors auxquels s’imposent des choix de carrière. Lui-même, qui se destinait d’abord au conseil, débute une carrière dans l’enseignement et la recherche à l’ISG (voir interview). Les plus seniors, pour trouver un point d’équilibre, « adoptent une stratégie d’intégration de leurs rôles », cherchant « à maximiser les synergies entre leurs activités de recherche et de conseil à travers l’enseignement, le recrutement, la collecte de données… » L’auteur observe qu’il leur est plus facile de « nourrir les activités liées à la pratique par celles liées à la recherche que l’inverse ».

Partisan d’une collaboration entre chercheurs et praticiens, Guillaume Carton invite en conclusion les différentes parties prenantes (pouvoirs publics, écoles de commerce, cabinets conseils) à créer les conditions propices aux « interactions entre recherche et pratique pour produire des connaissances qui aient un fort impact sur les pratiques ».

* Thèse non publiée.

Pour en savoir plus, contacter Guillaume Carton, guillaume.carton@isg.fr ou le suivre sur Twitter : https://twitter.com/CartonGuillaume

Auteur

  • Violette Queuniet