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Décodages

Pic de stress chez les loups de la finance

Décodages | publié le : 03.04.2017 | Rozenn Lesaint

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Pic de stress chez les loups de la finance

Crédit photo Rozenn Lesaint

Tensions et harcèlement sont légion en salle de marché. Et depuis l’affaire Kerviel, cela se sait. Suicides, burn-out et départs fracassants touchent les banques, qui mettent en place de timides politiques de prévention des risques psychosociaux.

« Pourquoi tu me traites comme un chien ? » Quelques jours avant Noël 2007, Rémy Thabard, directeur des activités de marché de HSBC, laisse un Post-it pour interpeller directement son supérieur sur son bureau avant de le quitter, un matin, quatre jours après un entretien annuel d’évaluation dévastateur. Il rentre chez lui et se défenestre. Quand le suicide a lieu en dehors du lieu de travail, il est extrêmement difficile de reconnaître son caractère professionnel, l’employeur invoquant systématiquement le côté multifactoriel de l’acte funeste. Sauf que sa veuve n’a pas voulu lâcher. Le couple avait adopté un enfant trois ans auparavant et avait lancé une procédure d’adoption pour un deuxième. Les enquêtes de la Direction départementale des affaires sanitaires et sociales (Ddass) montrent qu’avant que tout dégringole au travail, tout allait bien à la maison, et attestent de l’équilibre psychologique de la victime. Mais depuis, sa femme s’est également donné la mort, laissant derrière elle une enfant par deux fois orpheline. Elle n’aura pas eu connaissance du jugement de la cour d’appel de Paris du 27 octobre 2016, qui confirme le caractère professionnel du suicide de son mari. Neuf ans de procédures pour aboutir à cette décision rare.

« Humiliation ultime »

L’enquête retrace la descente aux enfers de ce cadre de la finance. « Son chef et lui étaient partis en vacances ensemble, puis alors qu’il avait l’habitude d’être placé au devant du desk, avec les meilleurs, il avait été relégué à l’arrière, avec les stagiaires. Ce qui, dans cet univers, traduit une humiliation ultime », illustre Jamila El Berry, avocate de la famille de Rémy Thabard. L’inspection du travail a fait état d’un management « dur » pratiqué par le supérieur du directeur des activités de marché ainsi qu’une absence de reconnaissance manifeste. Dans son compte rendu d’entretien annuel, son supérieur note brutalement, sans mise en garde précédente, que « c’est une dernière chance pour Rémy pour se développer dans cette activité », dans ce cas précis recenser les besoins exprimés par les traders et développer des nouveaux produits. Après l’entrevue fatale, cet ancien de Polytechnique et de l’Ena répète sans cesse qu’il est « minable ». Il ne se voit plus aucun avenir professionnel.

Pour autant, Myriam Couillaud, directrice des ressources humaines de HSBC France affirme que ce tragique événement n’a pas eu l’effet d’un électrochoc pour mieux protéger en amont les risques du harcèlement moral et du stress en son sein. « Ce drame a bien sûr marqué l’entreprise et ses salariés mais cela n’a pas enclenché davantage de mesures pour prévenir les risques psychosociaux que celles déjà mises en place et en permanence renforcées », assure-t-elle. En l’occurrence, un observatoire du stress piloté par la médecine du travail. « Avant sa visite médicale, le salarié est invité à répondre à un questionnaire, ce qui sert de mesure quantitative et de dispositif d’alerte en cas de risques psychosociaux élevés. Sur les cas de harcèlement, la médecine du travail peut parfois nous interpeller, et nous déclenchons immédiatement une enquête », précise-t-elle. Elle met également en avant la mise à disposition d’un psychologue du travail deux jours par semaine depuis fin 2014, quand les médecins détectent une situation difficile. Ainsi qu’un numéro vert d’écoute en cas d’urgence. Enfin, elle souligne la formation « Être au top » dispensée à l’ensemble des salariés et « Être au top pour manager » qu’ont suivie les 1 200 encadrants de HSBC. Et « depuis 2013, le recours à des coachs a été multiplié par quatre. Cela peut permettre de régler des situations complexes par exemple quand les relations interpersonnelles se tendent », estime la DRH.

Natixis aussi a mis en place un service de soutien psychologique par téléphone en cas d’urgence, mais le nombre d’appels « se compte sur les doigts d’une main », rapporte Cécile Tricon-Bossard, DRH adjointe de la banque, qui prévoit de « renforcer ce service en incitant les personnels à appeler également quand ils sont confrontés à une difficulté professionnelle ou en rapport avec leur relation avec leur manager. » C’était une des mesures de l’accord de prévention des risques psychosociaux signé en 2010, actuellement en renégociation.

Burn-out et machisme ambiant

Un matin, sur la route qui la mène au desk, Françoise1 se rend compte qu’elle ne regarde pas la route. Elle aurait pu renverser quelqu’un sans même s’en apercevoir. Elle fait demi-tour et se rend chez son médecin, habitué à la voir accompagner ses enfants en bas âge, sans jamais consulter pour elle-même. Là, il la force à rentrer à la maison puis demande à son mari de lui retirer son téléphone portable professionnel. Son patron continue de lui demander des comptes pendant son arrêt maladie pour burn-out… Prolongé quasiment un an. « Sous antidépresseur et anxiolytique pour la première fois de ma vie, je n’étais plus bonne à rien. Ni à m’occuper de mes enfants, ni même de mes chiens », raconte l’ancienne trader d’une grande banque française, six ans plus tard. À l’époque, elle enchaîne les nuits blanches, perd 7 kilos en trois mois. « Je n’arrivais plus à me nourrir, je vomissais tout le temps, je pensais avoir un cancer. J’ai même demandé à faire une coloscopie », se souvient-elle. Une situation découlant directement d’un machisme ambiant. Françoise était systématiquement prédisposée au café et a porté plainte pour harcèlement sexuel de la part de son supérieur (la procédure est en cours) et discriminations visibles sur salaires. « Mon nouveau chef me planifiait des voyages à Londres le mardi pour le jeudi alors que j’avais des enfants de 4 à 12 ans à gérer, des réunions tous les soirs à 19 h 30 alors que le marché ferme à 17 h 30. J’estimais que j’avais déjà fait une bonne journée et que je n’avais pas à traîner dans les couloirs jusqu’à pas d’heure, se souvient la quinquagénaire. On a même essayé de me faire financer des trucs tordus », confie celle qui était sur un poste desk Delta One, « comme Jérôme Kerviel », précise-t-elle.

Acheter le silence

De la Société générale, l’ancien patron de Jérôme Kerviel, Luc François, est passé chez Natixis, qui a recruté ce repenti de l’affaire comme patron du global market. « Pas de commentaire, c’est un vrai professionnel », justifie simplement Cécile Tricon-Bossard, DRH adjointe de la nouvelle banque d’adoption de ce loup de la finance. Comme beaucoup dans le secteur, Françoise estime que « l’affaire Kerviel a délié les langues. Il a porté le chapeau. C’est évident que tout le monde était au courant ». Après cela, les traders ont compris qu’ils travaillaient sans filet. À l’inverse, la DRH adjointe de la banque estime qu’« une des réponses de l’affaire Kerviel a été le renforcement de la réglementation. L’encadrement du trader est plus fort, il se sent moins seul dans son travail ». « Comme parmi les traders, vous avez un casting de personnes très individualistes, si on les paie, ils ne mordent pas la main de ceux qui les nourrissent. Le problème en post crise, c’est qu’on ne les a plus rémunérés suffisamment. Là, ils se sont mis à vider leur sac », fait savoir Françoise. Après les subprimes, elle et ses collègues n’ont pas obtenu de bonus. Or, la part variable de leur salaire représentait au moins la moitié de leurs revenus. « Depuis 2010, on paie de nouveau les traders pour que la masse se taise », analyse-t-elle. « Avant la crise bancaire, on achetait le silence en interne via une rémunération très avantageuse. En contrepartie, les traders acceptaient une pression de la hiérarchie et des journées interminables. Les transactions au moment des départs étaient généreuses, cela incitait au silence. Maintenant que les banques ont moins d’argent, les langues se délient », confirme Anne-Sophie Luçon, experte de la banque au cabinet de recrutement Michael Page.

Une pression énorme

« Les traders sont soumis à une énorme pression du chiffre, comme dans les milieux commerciaux », assure Françoise. Sans compter « la peur des amendes et le stress des restructurations en général dans le secteur bancaire. Résultat, les bons se dégoûtent vite du métier », estime Éric Singer, associé du cabinet de chasse de têtes Singer & Hamilton. « Nous recevons de plus en plus de traders dégoûtés du monde bancaire qui cherchent à se reconvertir. Leur durée de vie est très courte avec une fenêtre de tir entre 25 et 45 ans, surtout dans les postes de front office, en gestion d’actifs », confirme l’experte de Michael Page. Un constat que réfute la DRH de Natixis. « Les traders font partie des populations les moins concernées par les niveaux de stress élevé selon notre baromètre. Ils le vivent plutôt bien, c’est une partie inhérente à leur fonction. Quand on est très sensible au stress, on ne fait pas de trading », se dédouane Cécile Tricon-Bossard. Parmi ceux qui s’avouent les plus angoissés chez Natixis, les salariés les plus âgées, les femmes et ceux dont le temps de transport est le plus long. « De ce fait, les traders sont plutôt des hommes jeunes habitant près de leur lieu de travail », ajoute la DRH adjointe de la banque. Quant aux 13 % de femmes qui peinent à se faire une place dans les salles de marché de Natixis ? « Un kit de communication a été distribué à tous les managers pour leur rappeler les règles concernant le harcèlement de nature sexiste ou autre et ils suivent une demi-journée de formation sur la thématique de la prévention des RPS depuis 2 013 », souligne Cécile Tricon-Bossard. Un premier pas après le déni.

Une gestion RH d’exception pour les lanceurs d’alerte de la finance

C’est une première. La justice française reconnaît implicitement le statut de lanceur d’alerte. Natixis a été condamnée à réintégrer l’un d’entre eux et à lui verser 330 000 euros d’indemnités, huit ans après le licenciement d’un salarié qui avait dénoncé des manipulations en cours, dans un arrêt provisoire de la cour d’appel de Paris du 16 décembre 2016, révélé par Mediapart. Son licenciement pour « insuffisance professionnelle » et « comportement inapproprié » envers ses collègues, « dans son emploi ou un emploi équivalent » est déclaré nul. De quoi chambouler la gestion des RH des personnels « gênants ». « Le cadre s’impose à nous. Nous avons informé les managers que les collaborateurs peuvent invoquer la protection du statut de lanceur d’alerte pour se protéger, comme nous l’avions fait pour le harcèlement », commente simplement Cécile Tricon-Bossard, DRH adjointe de Natixis.

« Le statut protecteur du lanceur d’alerte peut particulièrement jouer dans les rapports de force propres au milieu financier, notamment sur la thématique des paradis fiscaux », confirme Anne-Sophie Luçon, experte de la banque au cabinet de recrutement Michael Page. Comme Jérôme Guiot-Dorel, ancien trader de la Bred, qui a dénoncé en interne, en 2010, des faits de « création comptable ». En 2014, il a publié un « conte éthique », Le Vaillant Petit Trader, dans lequel il romance son expérience au sein de la banque. Le conseil de prud’hommes a reconnu son licenciement comme abusif, la banque a fait appel. « Le détournement de comptes de résultat qu’il dénonce entre dans le cadre de l’intérêt général prévu par la loi Sapin II [votée le 8 novembre 2016, NDLR] », estime Nicole-Marie Meyer responsable alerte éthique au sein de Transparency International France. Tout comme les détournements de fonds ou le blanchiment d’argent. En revanche, l’histoire de cette directrice des affaires juridiques d’une grande banque française licenciée alors qu’elle était en arrêt pour burn-out ne rentre pas dans ce cadre. Elle menace sa direction de dénoncer un plan social déguisé qui l’a positionnée dans une situation de « conflit éthique », en échange d’une rupture conventionnelle à la hauteur de ses exigences en termes de rémunération : elle connaît la marge de manœuvre de son employeur, puisque c’est elle qui a géré les précédents départs. En vain. Pour autant, « un plan social déguisé ne concerne pas l’intérêt général », selon l’experte de Transparency International. La protection des lanceurs d’alerte ne peut pas être évoquée à tous les coups.

1. Prénom modifié (procédure judiciaire en cours).

Auteur

  • Rozenn Lesaint