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“Les cadres étrangers trouvent le management français déroutant”

Actu | Entretien | publié le : 03.04.2017 | Marie-Madeleine Sève

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“Les cadres étrangers trouvent le management français déroutant”

Crédit photo Marie-Madeleine Sève

Pour le directeur général de l’ESCP, le manager hexagonal, perçu par ses homologues étrangers, offre un visage moins autocratique que par le passé. Il reste néanmoins peu collectif, indéchiffrable dans ses attentes, et versatile dans ses décisions.

Votre dernier ouvrage porte un regard décalé, volontairement décentré sur les pratiques managériales en France. Pourquoi une telle étude ?

Parce que les managers étrangers, qui évoluent au sein des entités françaises, en France ou dans des filiales à travers le monde, comparaient sans cesse les usages des entreprises de leurs pays avec ceux des entreprises hexagonales qu’ils avaient rejointes. Certains étaient déroutés, se demandant pourquoi, par exemple, il fallait mettre en copie de mails basiques, les chefs n° 2, n° 3, n° 4 etc. Avec Ezra Suleiman et Yasmina Jaïdi, mes deux coauteurs1, nous avons voulu savoir en quoi existait une singularité française. Sans chercher à produire une thèse, nous avons adopté une approche scientifique2. Nous avons ainsi récolté une matière riche, vivante, des anecdotes édifiantes. Et une surprise de taille : la culture de la performance est une réalité pour les managers internationaux : 70 % des sondés estiment que leur manager en sont baignés. Mettant ainsi à mal le thème ambiant du « déclinisme » français.

Dès lors, peut-on dire qu’il existe un management à la française ?

Oui, mais pas dans le sens où on l’entend, où on le lit. Les années 2000 ont connu de profondes évolutions en ce domaine, qui battent en brèche maints préjugés ou stéréotypes, dont beaucoup sont hérités des travaux de Michel Crozier sur la sociologie des organisations. En particulier de ce qu’il a écrit sur une société bloquée, de tradition hiérarchique, centralisée, incapable de tirer parti de ses erreurs. Un autre chercheur, Philippe d’Iribarne, a démontré en 1989 « la logique de l’honneur », à l’œuvre dans les structures de notre pays, avec la pratique du corporatisme, et une gestion des carrières par le grade et l’échelon. Certes, les entreprises qui ont une culture administrative (SNCF, RATP, etc.), les collectivités territoriales, la fonction publique, en gardent des traces. De fait, elles n’avancent pas au même rythme que celles du CAC 40, dans lesquelles notre enquête révèle des mieux. Pour 63 % des interviewés, la culture française du management est unique.

Vous mettez aussi en évidence des paradoxes. Vous évoquez la hiérarchie, la primauté du chef…

Il existe en France une personnification du pouvoir. Le leader reste au-dessus du groupe. C’est même parfois le seul qui parle en réunion et qui conclut. 60 % des cadres étrangers citent le mot « hiérarchie » loin devant les mots « réseaux » et « centralisation ». L’un d’eux nous a raconté une scène typique : ses collègues français, en train de boire tranquillement un café pour faire une pause, ont littéralement englouti leur breuvage pour retourner vite à leurs tâches dès qu’ils ont vu leur chef passer devant eux. D’autres ont vu, sidérés, des homologues perdre leurs moyens lors d’une prise de parole, quand le boss arrivait. Près de 50 % des interviewés jugent que les Français ont un style de management autocratique. Et un attachement aux symboles du pouvoir. J’ai moi-même assisté à des délibérations interminables pour savoir quel titre serait attribué à un collaborateur : directeur adjoint, adjoint au directeur, directeur délégué, sous-directeur, vice-directeur. Ubuesque ! Cependant, les mêmes sondés expliquent qu’ils peuvent challenger facilement leur manager direct (53 %) et ne pas être obligés de suivre ce qu’il dit (64 %). C’est le supérieur lointain qui est distant. Le n + 1 est donc incarné, il ne se résume pas à une simple fonction. Il laisse la place au débat d’idées et aux désaccords et se sent concerné par ses équipes.

Autre paradoxe, vous décrivez tout à la fois un management « implicite » et des échanges parfois « musclés » avec les collaborateurs.

C’est un fait. Aux yeux des cadres étrangers, cet implicite au quotidien freine leur intégration. L’informel étant prépondérant pour 55 % d’entre eux, il leur faut savoir lire entre les lignes. Avec de notables différences selon les nationalités. Les Britanniques, les Allemands, les Américains sont déstabilisés par l’absence de règles de communication. Alors que les Chinois, accoutumés aux non-dits, n’en sont pas gênés. En témoigne le temps d’adaptation aux us et coutumes françaises. Il est en moyenne de 12,8 mois pour l’échantillon, mais les ressortissants du Royaume-Uni l’estiment à 17,1 mois, contre 6,6 mois pour les Chinois. Les doubles sens, les sous-entendus, sont pour les premiers difficiles à décrypter. Sauf à avoir récupéré des éléments de contexte. « Une suggestion est en général une manière de donner un ordre », a constaté un manager italien. A contrario, la parole devient très explicite, voire trop directe, lors des entretiens d’évaluation encore très critiques. Ou lors de joutes oratoires en réunion, par goût de la rhétorique. Avec de l’agressivité.

Et qu’en est-il du processus de décision ?

Il ressemble aux méandres de la Seine entre Melun et Rouen ! On va chercher les avis de divers acteurs, on examine les scenarios possibles dans le détail, tout est pesé, le pour et le contre, avec prudence. Pour les managers internationaux, trop de décisions importantes se prennent à la machine à café. Ce qui a été débattu longuement et tranché en réunion, est détricoté dans les couloirs, parce que la discussion s’y poursuit, que le chef est sensible à un nouvel argument. Ou bien la réunion ne fait qu’entériner les conversations informelles, tenues en petits comités en amont. Et pour couronner le tout, aucune décision n’est gravée dans le marbre. Une incertitude féconde en agilité, mais anxiogène pour les sondés.

L’innovation, la créativité ne sont-elles pourtant pas perçues comme des qualités du management hexagonal ?

Pas de cette façon. Les enquêtés soulignent que chacun est libre de proposer ses idées, de partager ses expériences, de prendre des initiatives. Les moins de 40 ans se félicitent d’un « intrapreneurship » favorisé dans les grandes entreprises. Seulement le chemin est parfois tortueux. Car le mode de management hexagonal oscille entre rigueur et flexibilité. Apparemment, le cadre est strict, dans les relations de travail, les rapports hiérarchiques, l’organisation, le protocole respectant les statuts. Pour autant, tout col blanc doit être capable de sortir de ces rigidités, de tordre le cadre sans le casser, d’agir « out of the box », avec subtilité.

L’arrogance française, est souvent vilipendée hors de nos frontières. A-t-elle disparu ?

Non, elle est bien présente. Sur ce point, les femmes sont sévères envers la gent masculine française. Selon elles, les hommes se placent au-dessus de leurs pairs dans le reste du monde. De surcroît, en comparant les réponses féminines et masculines, nous notons qu’elles jugent les managers français individualistes, et par là même, peu collaboratifs. Un ressenti partagé par les Anglo-Saxons et les Indiens, à l’inverse des Chinois et des Polonais. Toujours selon les femmes, les réseaux sont très forts dans les groupes du CAC 40, le collectif s’exprime dans des cercles restreints et éprouvés. Pour évoluer, il faut faire ses preuves mais aussi travailler sur sa visibilité en interne.

Face à ces absences de repère, à ces incompréhensions, que peuvent faire les DRH ?

D’abord, il y a du positif. Le manager est vécu par les cadres étrangers comme quelqu’un d’humain, à l’écoute, ayant le sens de la performance. Ensuite, pour dépasser les clivages culturels, et surtout pousser les chefs à faire confiance à ce qui est différent d’eux, le DRH a intérêt à insérer des étapes internationales dans leur parcours. Et à repenser les processus d’intégration des multinationaux, en y donnant les clés de lecture sur les comportements internes.

Frank Bournois

Professeur en management, ex-directeur du CIFFOP (centre en ressources humaines), Frank Bournois est directeur général de l’ESCP Europe. Ancien conseiller auprès de comités de direction de grands groupes, il a fait du benchmarking et de la prospective des pratiques de management dans les grandes entreprises européennes, un thème de prédilection. Il publie aujourd’hui « la prouesse française. Le management du CAC 40, vu d’ailleurs » (Odile Jacob, mars 2017).

1. Les 20 sociétés du CAC 40 participant à l’enquête ont envoyé une liste d’au moins 100 managers internationaux, lesquels ont couvert 96 nationalités au total. Entre 2014 et 2016, près de 2 500 cadres étrangers ont ainsi répondu via 41 questions posées par Internet, suivies de 50 entretiens en face-à-face.

2. Yasmina Jaïdi est maître de conférence à l’université Paris II Panthéon-Assas (Ciffop) et Ezra Suleiman est professeur à l’université de Princeton.

Auteur

  • Marie-Madeleine Sève