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AnalyTICS RH et droit du travail

Idées | Juridique | publié le : 06.03.2017 | Jean-Emmanuel Ray

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AnalyTICS RH et droit du travail

Crédit photo Jean-Emmanuel Ray

Quel DRH n’a jamais rêvé d’une alerte le mettant en garde six mois à l’avance sur la démission de ses cinq meilleurs commerciaux, accompagnée des solutions pour fidéliser chacun d’entre eux ? Quel DRH n’a jamais rêvé de remettre à sa place le directeur financier lui expliquant régulièrement que la finance, c’est du sérieux comme 1 + 1 = 2, bref du quantitatif, alors que des RH tout quali, on attend encore le ROI (return on investment)  ? Puis de lui démontrer par A + B que la politique de fidélisation des très volatils informaticiens de 22-30 ans a eu un impact direct sur la réalisation des objectifs fixés un an auparavant ?

Du suivi à la prévision

Grâce au big data, les grandes entreprises passent des analytics descriptifs aux analytics prédictifs (ce qui devrait se passer) puis aujourd’hui aux analytics prescriptifs (ce qu’il faudrait faire, le cas échéant, après enrichissement avec d’autres bases). Cet outil d’aide à la réflexion puis à la décision est survendu par des consultants visant astucieusement les trous noirs des RH : erreurs de recrutement, absentéisme, départs de talents…

Or tous les services – et pas seulement paie ou RH – accumulent jour après jour un nombre exceptionnel de données sur chacun des collaborateurs de l’entreprise. Alors, imaginons qu’un grand groupe remonte sur trois ou quatre ans en construisant un programme destiné à vérifier quelques intuitions, puis cède aux chants d’un consultant ayant mixé 2 milliards de données à partir de groupes comparables, ou glané plus de 250 millions de profils sur les réseaux sociaux et autres job boards

Analyser en interne des données sur les entretiens d’évaluation ou les discussions sur le réseau social interne produit aussi des signaux faibles mais parfois fort utiles. S’ils reposent sur des bases très larges et dépassent la vague corrélation en démontrant une véritable causalité, ces croisements – pas exclusivement RH – visant les collaborateurs clés peuvent révéler des réalités inconnues, parfois contre-intuitives. Par exemple, les stock-options fidélisent-elles les cadres concernés ? Pas si sûr car, au-delà de l’arrivée d’un patron toxique, de nombreux éléments exogènes (des impôts à la mutation du conjoint) sont omniprésents. Comme dans toute GRH donc, « that’s the big question ».

Associer DSI, DRH et DPO

Disons-le franchement, la formation initiale du juriste social ou du RH est rarement un baccalauréat S avec mention très bien traduisant une vieille passion pour les statistiques ou les probabilités. C’est plutôt le chemin de croix des maths depuis le CE2, comme un informaticien génial méconnaissant les contraintes réglementaires. Un juriste RH a rarement la culture du chiffre et ressemble à ces nombreux juges nommant un expert dans un domaine technique. Si, en droit, « l’expert est dans la main du juge » qui peut ne tenir aucun compte de son rapport, c’est souvent le juge qui est dans la main de l’expert : « Cela doit être beau car je n’y entends goutte. » Un DRH ne voulant pas sortir de sa zone de confort peut donc se faire mener en bateau par un DSI lui construisant les algorithmes qu’il faut pour démontrer les résultats qu’il veut, en concluant : « Les chiffres parlent d’eux-mêmes! » Pis, se noyer lentement si les indicateurs sont mal conçus, trop nombreux ou tout simplement infaisables.

Alors comment mettre en chiffres les qualités essentielles d’un bon manager de terrain* ? Cette question sensible en termes de pouvoir peut faire l’objet d’une guerre de tranchées DSI/DRH-Juridique, à éviter sous peine de lourdes désillusions, voire de prison. Car sur les Analytics plane une question à cinq ans de prison et 300 000 euros d’amende (226-18 du Code pénal) : la licéité de la collecte puis de l’utilisation de ces masses de données directement ou indirectement (quand les données soigneusement anonymisées des « services généraux » visent cinq salariés) personnelles, voire « sensibles » s’agissant du très classique absentéisme (données de santé mais aussi vie privée, grève ou heures de délégation). Sans parler du transfert à l’étranger – donc pas toujours licite – de fichiers pas forcément légaux, comme par exemple le petit fichier informatique du responsable commercial : « Hubert consacre hélas plus de temps à ses mandats syndicaux qu’à l’entreprise. »

Le règlement communautaire du 27 avril 2016 qui entrera en vigueur l’an prochain change de logique, passant des formalités préalables (déclarations et autorisations à la Cnil) à une logique de conformité nettement plus responsabilisante pour les entreprises. Il vise en effet expressément le profilage dans son article 4.4 : « Utilisation des données à caractère personnel pour évaluer certains aspects personnels relatifs à une personne physique, notamment pour analyser ou prédire le rendement au travail, la santé, les préférences personnelles, les intérêts, la fiabilité, le comportement, la localisation ou les déplacements de cette personne physique. » Comme le notait un DRH lors du dernier atelier de l’Observatoire des réseaux sociaux (www.obsdesrse.com), sa position vis-à-vis des Analytics est paradoxale : garant de la protection des données personnelles de chacun des salariés (qui peut à tout moment lui en demander communication), il va aussi chercher à les exploiter le plus finement possible. Il serait donc intéressant de connaître le profil des futurs titulaires de la délégation de pouvoir en ce domaine, devant le cas échéant rendre des comptes au DPO (data protection officer), désormais chef d’orchestre de la conformité voulue par le règlement 2016 mais aussi correspondant officiel de la Cnil et nécessairement associé à tout déploiement d’analytics.

« Culture cockpit »

Les reportings phagocytant déjà les journées de nombre de managers n’ayant alors plus le temps de s’occuper de leur équipe, on voit poindre le malaise pour des services RH, par ailleurs souvent englués dans le pointilleux suivi des obligations légales. Exigeant toujours plus de données, les analytics pourraient renforcer cette dérive en forme d’autisme quantitatif si répandu aujourd’hui, comme un conducteur de voiture ne regardant plus la vraie route mais exclusivement concentré sur son tableau de bord. Sans parler de l’effet Big Brother auprès du personnel.

Cette « culture cockpit » n’a pas que des inconvénients pour les responsables soucieux de leur confort à court terme : transformant les collaborateurs en chiffres et dissimulant de forts écarts-types, adieu les problèmes personnels à résoudre et la somme de cas particuliers que représente toute collectivité de travail. « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme » (Rabelais, 1531) : le pouvoir algocratique peut tuer une entreprise.

Jean-Emmanuel Ray

Professeur de droit à l’université Paris I-Sorbonne, où il dirige le master professionnel « Développement des ressources humaines et droit social » et à Sciences po. Il a publié en septembre 2016 la 25e édition de « Droit du travail, droit vivant » (éditions Liaisons WK-RH).

* Le master 2 professionnel « Développement des ressources humaines et droit social » de Paris I organise une conférence à la Sorbonne le vendredi 31 mars à 18 h 30 sur « AnalyTICS, éthique et droit du travail » (voir drh-sorbonne.fr)

Auteur

  • Jean-Emmanuel Ray