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Salaires à la carte chez Lucca

Décodages | publié le : 06.03.2017 | Adeline Farge

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Salaires à la carte chez Lucca

Crédit photo Adeline Farge

Pas de négociations individuelles chez Lucca. Les employés proposent eux-mêmes leur salaire. Une idée séduisante qui peut conduire à quelques dérives.

Les négociations individuelles pour obtenir une petite rallonge sur sa fiche de paie ? Un enfer. Ceux qui ont des sueurs froides à l’approche de la date fatidique peuvent envier les salariés de Lucca, une société d’édition de logiciels de ressources humaines basée à Nantes et à Paris. Dans cette entreprise française à l’esprit start-up, les 44 collaborateurs fixent eux-mêmes leur salaire. L’idée est venue à Gilles Satgé, le boss, après la lecture de Maverick, de l’entrepreneur brésilien et PDG de la Semco, Ricardo Semler. Un adepte des rémunérations et des horaires de travail à la carte. « Les négociations individuelles avec les supérieurs créent une ambiance tendue. Beaucoup stagnent dans leur rémunération et accumulent les frustrations. Le nouveau système a réglé ce problème. Les collaborateurs ne doivent pas quitter la boîte pour une question de salaire », explique Gilles Satgé.

Des rouages bien huilés.

Si l’expérimentation, décidée en comité de direction, n’est pas si neuve, les règles du jeu ont été remises au goût du jour en 2016, après une phase de croissance. La première : avoir trois ans d’ancienneté dans l’entreprise pour participer au grand oral. Lors d’une première réunion collective, les participants écrivent sur un papier leur nom, leur salaire actuel et l’augmentation souhaitée. Après l’ouverture des enveloppes, chacun devra défendre ses prétentions à tour de rôle : prise de responsabilités, qualité du travail rendu, hausse des activités… Ce n’est pas seulement son chef qu’il faut convaincre, mais l’assemblée entière. « Les salariés doivent fixer leur rémunération selon leur valeur sur le marché. L’entreprise leur fait confiance et ne les infantilise pas. S’ils se surévaluent, ils auront du mal à se défendre face au groupe », raconte Frédéric Pot, cofondateur et responsable RH.

Les collaborateurs n’osant pas contredire en public leur camarade peuvent adresser anonymement leurs objections au service des ressources humaines. « On leur montre que leurs avis comptent dans les décisions de l’entreprise. Quand ils sont responsabilisés et écoutés, ils sont plus motivés et impliqués dans leur travail », glisse Gilles Satgé. Lors d’un second round, toutes les remarques sont transmises au salarié, qui est libre de revoir sa position ou bien de la maintenir. C’est lui qui a le dernier mot. Chez Lucca, le salaire de chacun est dévoilé sur l’intranet et connu de tous. « Les salariés ont tendance à s’autocensurer de peur de ne pas être à la hauteur de leurs prétentions. Les écarts de salaires sont connus. Les rémunérations ne sont plus un sujet de suspicions entre collègues. Tout est transparent », estime Frédéric Pot.

L’idée est séduisante mais suscite des réticences chez les observateurs. D’abord parce que tout le monde n’est pas à l’aise pour parler en public, admettent les fondateurs eux-mêmes. « Les salariés ne sont pas tous de bons orateurs publics. Les plus timides qui n’ont pas confiance en eux n’arrivent pas à se vendre. Même s’ils sont bons dans leur métier, ils sont pénalisés. Des inégalités dans les salaires peuvent en découler », signale Laurent Quintreau, secrétaire général du Betor-Pub CFDT. Au-delà de la création d’une mauvaise ambiance, les conséquences juridiques peuvent être lourdes. « Une augmentation doit refléter la performance du salarié, évaluée par son manager lors d’un entretien annuel évaluation. Or, lors du grand oral, les salariés peuvent être jugés sur des affinités subjectives. Cela fait peser un risque de discrimination qui engage la responsabilité de l’employeur », prévient Me Patrick Thiebart, avocat spécialisé en droit social. Pour rendre le système plus équitable, Cyril Brégou, associé du cabinet People Base CMB, recommande un accompagnement à la fois sur la préparation au grand oral et sur l’évaluation entre pairs. « Les salariés doivent suivre une formation et avoir des grilles de lecture pour s’évaluer sur des critères objectifs », insiste Cyril Brégou. Partager un café le matin ne suffit pas pour juger de la justesse d’une augmentation.

Auteur

  • Adeline Farge