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Le travail étudiant en voie d’ubérisation

Décodages | publié le : 06.03.2017 | Catherine Abou El Khair

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Le travail étudiant en voie d’ubérisation

Crédit photo Catherine Abou El Khair

Une poignée de start-up investissent le créneau délaissé du travail étudiant. Au cœur de leur modèle, le statut de micro-entrepreneur, qui assure rémunérations attractives pour les jeunes et prestations low cost pour les entreprises.

Le job qu’a déniché Jihane a tout du bon plan. Une mission « hyperflexible » de vingt heures à étaler sur un mois. Dans les locaux cosy d’une start-up où règne une « très bonne ambiance ». Pour un travail « pas du tout compliqué » payé 11,50 euros nets de l’heure, cette étudiante à l’Essec a fait de la « qualification de lead » pour Onefinestay. Rachetée par le groupe AccorHotels, l’entreprise propose aux particuliers de louer leurs appartements à des touristes. La tâche de Jihane consiste à collecter toutes les informations nécessaires auprès des loueurs pour mettre en ligne leurs offres d’hébergement.

Aujourd’hui âgée de 22 ans, elle n’exclut pas de retourner sur StaffMe, la plateforme qui lui a permis de dénicher ce petit boulot. Collage d’étiquettes, empaquetage de matelas, distribution de flyers, hôtessariat dans des salons… ce nouveau service lancé en 2016 a le mérite « de rassembler toutes ces offres ». Avec pour seul prérequis de s’inscrire en tant que micro-entrepreneur.

Crème de la crème, Side, Werevo, Student Pop, Proxiloop, Manners… Ces nouvelles plateformes proposent du travail à des étudiants sous cette condition. Large, le spectre des activités couvertes varie selon leurs spécialisations : des travaux manuels au consulting, en passant par de l’animation commerciale ou du développement informatique. Aujourd’hui, au moins 16 000 étudiants se seraient inscrits sur Crème de la crème, plus de 10 000 chez StaffMe, 15 000 chez Side. Ces sites font mouche. Beaucoup de jeunes comptent sur un job pour payer leur école, leur loyer ou mettre du beurre dans les épinards. Si possible en évitant la case fast-food ou des emplois trop contraignants. En 2016, 46 % des étudiants déclarent exercer une activité rémunérée pendant l’année universitaire, selon le dernier rapport de l’Observatoire national de la vie étudiante. Le ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche a recensé plus de 2,5 millions d’inscriptions dans les cursus post-bac 2015-2016.

Autant dire un gros marché! Pourtant, rares sont les services à répondre à leurs attentes. « Culturellement, les entreprises refusent l’idée d’avoir à payer pour recruter des étudiants », décrypte Édouard Watine, fondateur de Prostudent, un jobboard spécialisé dans l’emploi étudiant qui travaille avec plusieurs grandes enseignes. « J’ai voulu travailler, un été. J’ai envoyé des tonnes de CV sur les jobboards comme Indeed, Jobetudiant ou Prostudent. Mais je n’ai reçu aucune réponse », raconte Binta, étudiante à l’Epita, une école qui forme des ingénieurs informatiques. Puis la jeune femme de 19 ans a découvert Crème de la crème, avant de jeter son dévolu sur Side. Son statut de micro-entrepreneur sitôt obtenu, elle a déjà effectué plusieurs missions : pour une start-up spécialisée dans la traduction de textes, de l’événementiel dans un salon, mais aussi pour un traiteur… De quoi financer une partie de son semestre d’études en Corée du Sud. « Entre amis, on échange beaucoup pour comparer les sites », confie la jeune femme, très enthousiaste.

Travail à prix cassés.

Et pour cause. Là où les jobs étudiants classiques ne décollent guère du salaire minimum, Side impose par exemple des « rémunérations pré-négociées » minimales de 12 euros par heure. Le secret ? Le régime de micro-entrepreneur. En l’adoptant avant leurs 25 ans, les étudiants peuvent demander une aide à la création d’entreprise (Accre). Pendant trois trimestres, leurs cotisations sont réduites à 5,8 % dans le cas de la prestation de services. L’étudiant peut choisir de rester assuré par sa mutuelle étudiante pour couvrir les risques de maladie. Aussi, l’absence de charges patronales permet aux plateformes de facturer leurs services de sélection et de recrutement. Tout en restant compétitives. D’après les calculs de StaffMe portant sur une dizaine de leurs clients, une heure de travail via leurs services coûterait à leurs clients 7 euros de moins (17 euros HT) qu’en intérim (24 euros HT). Du pain bénit pour les entreprises en recherche de petites mains pour effectuer sur-le-champ des missions, sans la « paperasse » du contrat salarié.

Sur Crème de la crème, les étudiants sont très réactifs aux appels d’Anthony Bugeat. « Dans les douze heures, je reçois entre quatre et cinq devis », se satisfait le dirigeant d’Axioma, une TPE basée à Brive-la-Gaillarde (Corrèze) vendant des produits agricoles. Ici, nuls taux minimum n’encadrent la négociation. Par ce biais, il dit avoir payé 15 000 euros pour la réalisation d’une vidéo, d’un nouveau logo, d’un site internet et d’un dossier de presse. Là où l’ensemble de ces prestations lui en coûterait 50 000 via des professionnels. Les grandes entreprises sont également sur le coup. Crème de la crème collectionne aussi les références prestigieuses de grands groupes : SNCF, Pernod Ricard, GRDF, Danone, KPMG… Parfois, elles font même travailler des teams d’étudiants micro-entrepreneurs. Étudiant à Sciences po, Alexandre a ainsi chapeauté la réalisation par quatre camarades de plusieurs dizaines d’études de marché qu’il fallait livrer sous deux semaines à un groupe mondial de messagerie. Un job rémunéré 2 800 euros bruts et qui l’a occupé « trois à quatre heures par jour ».

Proche du salariat.

Jusqu’où iront ces plateformes ? Dans le cadre d’un test, StaffMe loue actuellement ses services à « l’un des plus grands groupes de distribution » dont elle préfère taire le nom pour des raisons d’image. Car, comme les chauffeurs Uber ou les livreurs de repas, la frontière avec le salariat reste poreuse. La question se pose lorsque le travail est effectué dans les locaux de l’entreprise, quand le revenu est affiché en taux horaire… Codirigeant de Side, Pierre Mugnier dit s’assurer que les entreprises ne détournent pas le statut pour pratiquer du salariat déguisé. « Les requalifications en CDI sont des cas extrêmes », indique Amaury d’Everlange, cofondateur de StaffMe. L’avocat d’affaires estime avoir écarté ce risque en limitant la durée des missions à trois mois et l’accès à la plateforme aux moins de 26 ans. Side, en revanche, laisse sa plateforme ouverte aux jeunes diplômés, dans une limite de trois années.

L’autre enjeu porte sur la place de ces missions au sein des formations initiales. Vont-elles tuer les stages ? Nombreux sur certaines plateformes, les étudiants se montrent très en attente d’expériences à mettre en avant sur leur CV. À Sciences po Paris, ils seraient 500 inscrits sur Side, à en croire une brochure de la grande école. Quelque 900 étudiants de l’école de développement informatique d’Epitech seraient sur Crème de la crème. Sans que l’établissement soit dans la boucle. Bien que son logo apparaisse sur ce même site, l’école des Gobelins se refuse à toute publicité pour les plateformes de crowdsourcing. « Nous trouvons bien plus opportun de développer des partenariats au sein des cursus, notamment dans le cadre de notre coopérative de projets, plutôt que de laisser nos élèves seuls face à des commanditaires », explique par mail Élise Mathieu, responsable de la communication de l’école de l’image. Pour des missions pouvant confiner à des microtâches caractéristiques de la gig economy. Président de la Confédération générale des junior-entreprises, Romain Tanguy regarde la plateforme Crème de la crème d’un œil circonspect. « Nous proposons aux entreprises des prestations similaires et pratiquons les mêmes tarifs », remarque-t-il. La plateforme, elle, ne se plie pas pour l’instant à des normes de qualité ou à des objectifs pédagogiques précis. Une nouvelle concurrence à laquelle l’étudiant en école de commerce veut répondre.

Repères

46 % des étudiants déclarent exercer une activité rémunérée pendant l’année universitaire, selon le dernier rapport de l’Observatoire national de la vie étudiante.

2 551 100 jeunes sont inscrits en 2016 dans les cursus post-bac, selon le ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche.

Auteur

  • Catherine Abou El Khair