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Seul au milieu de tous, le DRH ?

À la une | publié le : 06.03.2017 | Lucie Tanneau

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Seul au milieu de tous, le DRH ?

Crédit photo Lucie Tanneau

On reconnaît la solitude du chef, du PDG à l’entrepreneur. On ne questionne en revanche jamais celle du directeur des ressources humaines. Entre direction, syndicats et salariés, les DRH sont à un poste d’équilibriste. Pourtant, confrontés à la complexité d’échanger sur leurs sujets de prédilection, de conduire les ressources humaines jusqu’au Codir et d’assumer les différentes facettes du métier en restant loyal à la direction tout en respectant la confidentialité, certains confient leur isolement.

Elle rêvait de ce poste depuis longtemps. Responsable des ressources humaines dans le magasin parisien d’un grand équipementier sportif. « C’était un poste généraliste, je touchais à toutes les facettes du métier… », raconte Aude Selly. Passionnant… mais épuisant et chronophage. Elle demande des embauches qui ne viennent jamais et s’isole. « La direction France et le service ressources humaines étaient en banlieue, j’étais seule à Paris. Je m’entendais bien avec les managers sur le site, mais mes problèmes administratifs ne les intéressaient pas. » Quant aux salariés, « ils me considéraient comme le bras droit de l’employeur, celle qui évalue les gens, qui les licencie. Quand j’allais à la salle de pause, les conversations s’arrêtaient… » Elle perd confiance, mais ne trouve personne à qui parler. Après une tentative de suicide, elle quitte l’entreprise. « Je n’en pouvais plus de sourire aux managers en préparant leur dossier de licenciement, de n’avoir aucune reconnaissance. » Elle est aujourd’hui consultante RH et enchaîne les missions pour ne pas s’enfermer dans un poste. « La solitude et la pression sur le dos du DRH sont trop fortes, et dans un monde de plus en plus judiciarisé, la position est vraiment inconfortable », résume-t-elle.

Dans son livre D comme DRH et… dépressif (éditions Tatamis, 2013), Jacky Lhoumeau raconte la même expérience. Ex-DRH d’un site du groupe pharmaceutique Sanofi, il ne travaille plus depuis son burn out, en 2011. « Le métier est difficile. Il a beaucoup évolué, on est entré dans un système normatif où les protocoles ont pris le pas sur l’initiative individuelle. » Pour lui, le DRH est seul au milieu de « forces contraires » : des salariés, de leurs représentants syndicaux et de la hiérarchie; des managers et de la direction… « Quand on tente de mettre des choses en place pour améliorer l’environnement de travail mais que l’on n’est pas écouté. Quand on écoute à longueur de journée les doléances des salariés mais que l’on ne trouve personne pour nous écouter. Quand on sait que notre marge de manœuvre est inexistante dans les négociations. Quand on sent la méfiance des salariés qui viennent nous voir… » Pour Jacky Lhoumeau, la position du DRH isole. « Heureusement, il y a des heureux, mais à la sortie de mon livre, j’ai reçu beaucoup de témoignages de DRH qui se retrouvent dans ce que j’ai décrit… »

Le seul salarie qui n’a pas de DRH.

Il n’existe pas d’études sur la solitude des DRH, ni de chiffres pour confirmer la tendance, mais la radioscopie des DRH de l’observatoire Cegos semble attester d’un malaise. « Je me sens seul(e) et en cas de difficulté, je ne peux en parler à personne au sein de l’entreprise », approuvent 41 % des sondés (6 % de plus qu’en 2012). Parmi eux, 47 % regrettent aussi « le manque de soutien de la part de la direction générale ». Le DRH est le seul salarié qui n’a pas de DRH. Bénédicte Ravache, secrétaire générale de l’Association nationale des directeurs de ressources humaines (ANDRH), reconnaît une solitude inhérente au métier. Un isolement physique dans les PME, où « la fonction est structurellement solitaire puisque le DRH n’a pas de responsable juridique, de responsable formation, ni même d’équipe RH parfois », ou dans les filiales des grands groupes, comme le décrit Aude Selly, seule sur un des sites de l’entreprise. Un isolement intellectuel aussi. « La solitude n’est pas forcément négative, mais quand on explique à ses collègues un sujet très pointu et qu’ils répondent « vas-y, on te fait confiance », on a l’impression de prêcher dans le désert, même si c’est une marque de confiance », illustre Philippe Canonne, le DRH de la Croix-Rouge française.

« Ce n’est pas facile d’être celui qui gère l’humain, qui anime le dialogue social en entreprise », complète Bénédicte Ravache. Le DRH est « le seul à la table du Codir qui peut gérer tous les autres ». Il doit respecter « un niveau de confidentialité spécifique et gérer les problèmes individuels tout en faisant avancer l’entreprise ». Pour elle, il incarne aussi le droit du travail en entreprise, avec toutes ses contraintes: « ce que la France entière déteste ». L’empêcheur de tourner en rond. « Les process, avec des prises de décision longues et compliquées et la multiplication des outils pour faire du reporting, accentuent l’isolement », analyse Pierre Marzin, consultant entreprise à l’Apec. « Le DRH est obligé d’utiliser ces outils, mais ils lui donnent une vision chiffrée au détriment des contacts réels avec les salariés. »

« Le DRH a tout un tas de raisons de se sentir seul, mais c’est l’accumulation qui peut être difficile à vivre », acquiesce la secrétaire de l’ANDRH, qui oriente les DRH vers leur manager et directeur, ou la médecine du travail lorsque cela se révèle nécessaire. « Au quotidien, les réseaux lui permettent d’échanger avec ses pairs », rappelle-t-elle également. Face au besoin de parler des professionnels, l’association a lancé l’an dernier une ligne d’écoute qui leur est dédiée (lire page 20). S’il est difficile d’évaluer si la solitude du DRH est plus répandue aujourd’hui, ils sont en tout cas de plus en plus à en témoigner.

Le sentiment de parler dans le vide.

Car si la solitude touche tous les managers, la position du DRH est particulière. « Il fait de plus en plus partie des comités de direction, mais son rôle est perçu comme un poste de coût et non de profit, avec parfois le sentiment de parler dans le vide », analyse Denis Monneuse, sociologue et auteur de l’essai Le Silence des cadres (Vuibert, 2014). En dehors des comités directeurs, la crise économique a aussi compliqué la situation des directeurs de ressources humaines. « Ce sont eux qui doivent annoncer les mauvaises nouvelles, justifie Denis Monneuse. On leur demande de faire l’accompagnement du changement, mais les salariés en ont marre de changer tout le temps. Ils sont coincés entre ces deux discours, ça peut expliquer une solitude. » Certains parlent de « conflit de valeurs ». Quand ils doivent mettre en œuvre une réorganisation qu’ils jugent inadaptée ou sans moyens suffisants. Ou passer sous silence des agissements de la hiérarchie qu’ils ne cautionnent pas.

« La crise du DRH est la crise d’une époque, martèle François Silva, enseignant-chercheur au Cnam. L’incertitude qui touchait les ouvriers touche désormais tout le monde, même les diplômés: ça augmente le stress. » Associé à la direction en tant que business partner, le DRH peut servir de fusible en cas de souci. « Des situations où le DRH est lâché par sa direction ont toujours existé, mais il y en a de plus en plus », regrette Philippe Canonne, même si la formation d’un « couple » plus fort avec le DG peut atténuer ce sentiment (lire pages 24-25).

Plus que la crise et la multiplication des PSE, pour lesquels le DRH est accompagné, l’évolution du monde du travail a renforcé chez certains ce sentiment d’isolement. Plusieurs évoquent la judiciarisation de la société, une nouvelle forme de pression. « Pour un oui ou pour un non, on peut avoir un procès. On est censé garantir la réglementation, mais elle change tout le temps. C’est inconfortable », reconnaît le DRH de la Croix-Rouge. Il évoque aussi « la complexité croissante des réglementations » avec « de nouvelles lois tous les ans: Rebsamen, formation, El Khomri… ».

Replacer le drh au cœur de l’entreprise.

La généralisation des nouvelles technologies a aussi modifié les relations humaines en entreprise, et confiné de plus en plus de DRH dans leurs bureaux. « Dans le quotidien, on envoie de plus en plus de mails, on ne prend même plus son téléphone… alors les rencontres en face à face, je n’en parle même pas! », reconnaît Valérie Alovisetti, DRH de transition chez General Electric et membre de la Compagnie des DRH. « Les mails rendent le métier plus abstrait, ça peut être frustrant », confirme Denis Monneuse. « Les RH n’ont plus le temps d’aller sur le terrain et ont de plus en plus le sentiment de gérer des numéros, ça participe à la fracture entre le siège et les salariés, et contribue à l’appauvrissement des relations du DRH », explique le sociologue. L’internationalisation des entreprises y contribue, elle aussi. « Je me suis retrouvée perdue quand ma PME est devenue européenne puis mondiale », regrette Anne Haumesser, ancienne DRH « passionnée » d’une entreprise alsacienne de l’agroalimentaire. « Tout d’un coup, j’ai eu moins d’échanges, moins de synergie et chaque prise de décision prenait beaucoup plus de temps: je ne me sentais plus en phase avec le management exercé. Et c’est difficile en tant que DRH de provoquer l’adhésion sur des sujets où tout le monde a un avis. » Elle a depuis quitté l’entreprise, mais admet que la fin a été douloureuse. « Avouer qu’on a un problème, c’est tabou, c’est reconnaître qu’on n’est pas à la hauteur », regrette-elle.

Des arguments que Jean-Luc Vergne balaie d’un revers de main. Le retraité, qui continue les missions temporaires, a été le DRH heureux de Sanofi, d’Elf Aquitaine puis de PSA, comme il le raconte dans son livre Itinéraire d’un DRH gâté (Eyrolles, 2013).

Savoir dire non.

« Le DRH est là pour que les salariés soient bien dans leur travail, pas pour se regarder le nombril: je ne connais aucune profession qui est rose, l’important est que le positif l’emporte sur le négatif », tranche-t-il. S’il reconnaît qu’il a parfois « serré les dents », il ne comprend pas comment un DRH, « qui est au cœur des hommes », peut « se sentir seul ». « Le directeur de la communication se sent seul, le directeur qualité croit que tout le monde lui en veut… » Pour lui, le DRH doit assumer sa place pour ne pas être isolé. « On doit savoir dire non à son patron et ne pas tout déléguer à des cabinets de juristes ou d’avocats, sinon, évidemment, on perd le contact. » « Le contrepoint à la solitude, c’est l’autonomie », réplique aussi Bénédicte Ravache, de l’ANDRH. « Le DRH a la main sur beaucoup de sujets, et c’est ce qui rend son métier passionnant… »

Reste que le DRH traîne une image négative. « Le DRH mène des actions qui n’ont pas d’effets sensationnels, du coup beaucoup se demandent ce qu’il fait, il devient invisible », regrette Anne Bitz, ancienne DRH chez RATP Dev. Si elle a connu des moments difficiles, notamment la tentative de suicide d’un collaborateur, elle a su s’entourer pour ne pas subir seule cette pression. Échange avec des coachs sur les dossiers difficiles, événements de team building dans son Codir, et adhésion au réseau RH& M. « On doit faire le marketing du métier pour lui redonner de la visibilité », défend-elle. C’est dans le même esprit que le think tank RH& M a lancé fin janvier deux études pour encourager les DRH à se valoriser. « Quand on pense au DRH, on voit les plans sociaux », regrette Edgard Added, le président du groupe. « Le problème des DRH est qu’ils se sentent non reconnus et toujours contestés: on va ressortir 20 raisons d’être fier d’être DRH. » Défendre le métier pour replacer le DRH au cœur de l’entreprise. « Dans certaines entreprises, ce sont les managers qui gèrent les ressources humaines. Ce n’est pas possible, on oublie le côté humain en considérant que le DAF peut le faire », regrette Valérie Alovisetti.

« Aujourd’hui, on encourage la libération de la parole, on parle du bien-être en entreprise: les DRH doivent pouvoir s’exprimer aussi. Il faut casser cette culture française de la solitude du chef », encourage François Silva. « Il faut un changement de mentalité: du DRH qui doit s’autoriser à parler sans avoir peur de décevoir ses supérieurs, et de la hiérarchie qui est censée être à l’écoute », résume Jacky Lhoumeau.

Philippe Canonne, DRH de la croix-rouge

« Plusieurs facteurs expliquent la solitude des DRH: c’est un métier du verbe, de rapports humains, de négociation: les collègues et la direction ne comprennent pas toujours ce que vous faites. Il y a une forme de solitude positive, où notre expertise est reconnue mais pas forcément comprise. On nous laisse de l’autonomie, mais quand on explique nos points de vue, on a l’impression de prêcher dans le désert. Il y a aussi une forme plus négative, avec la peur d’être lâché par sa direction. Personne ne s’occupe de ce stress, les DRH eux-mêmes n’en ont pas toujours conscience. »

« Tu fais tout ça toute seule? »
Aude Selly*, ex-RRH d’un grand équipementier sportif, consultante RH

La prise de conscience a commencé comme ça. RRH d’un grand magasin, j’adorais mon métier et ne comptais pas mes heures. Mais pour les salariés, j’étais le bras droit de l’employeur: en cas de blâme ou de licenciement, je personnifiais la direction… même les syndicats ont demandé ma tête! Je n’étais pas en accord avec toutes les décisions, mais une RRH doit rester loyale. Je m’entendais bien avec les managers, mais ils ne connaissent pas le domaine RH: être seule, c’est aussi ne pas être écoutée quand on propose des choses. Je rêvais d’un poste de DRH, aujourd’hui c’est terminé: trop de solitude, trop de pression et trop de risques. »

* Auteure de « Quand le travail vous tue, histoire d’un burn out et de sa guérison » (Ed.Maxima) et anime la page Facebook Burnout, stress, épuisement professionnel

Auteur

  • Lucie Tanneau