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Vie des entreprises

Surf au bureau et droit du travail

Vie des entreprises | CHRONIQUE JURIDIQUE | publié le : 01.01.2001 | Jean-Emmanuel Ray

La diffusion en entreprise du Web, de l'intranet ou du courrier électronique, lesquels peuvent être utilisés à des fins aussi bien professionnelles que personnelles, pose les problèmes du contrôle de leur usage par l'employeur et de l'accès des syndicats à ces nouveaux outils de communication.

Un employeur peut-il prendre connaissance des mails de ses salariés, voire du contenu de leur disque dur ? Un salarié gérer de son poste de travail un site concurrent ? Un conseil de prud'hommes écarter comme contraire à l'obligation de loyauté le contenu détaillé des mails très personnels reçus et envoyés par un collaborateur ? Un syndicat exiger l'accès à l'intranet, sous peine d'ouvrir un site Internet vengeur consultable par le monde entier ? Un comité d'entreprise s'émouvoir pénalement de sa non-consultation à propos de la « charte intranet ou de la « Netethic désormais appliquée au personnel ?

La Confédération européenne des syndicats a publié en novembre 2000 un rapport sur le travail à distance (« une initiative législative est nécessaire », précise la CES), la Grande-Bretagne a adopté en octobre 2000 le Regulation of Investigory Act, très permissif pour les entreprises, pendant que l'Allemagne invitait au contraire ses partenaires sociaux à négocier un accord respectueux de la vie personnelle au bureau. La Cnil française, qui s'était émue dans son rapport 2001 de la cybersurveillance des salariés en évoquant le « contremaître virtuel », doit publier une recommandation sur ce sujet.

La croissance et la mode des nouvelles technologies de l'information et de la communication (NTIC) ne posent pas seulement de redoutables questions sur la nature du contrat du télétravailleur ou l'incitation au travail à domicile. Tout le Code du travail peut désormais être revisité, mettant nombre d'entreprises en difficulté. Mais ce court-circuitage vise également les syndicats et autres institutions représentatives du personnel : si créer son propre site est très tendance, encore faut-il qu'il soit attractif pour durer et que le syndicalisme ne devienne pas lui aussi virtuel.

Or si le téléphone puis le Minitel avaient posé des problèmes similaires, les solutions d'hier paraissent difficilement transposables : ainsi en matière de surveillance du courrier électronique (1°) ou encore de droit syndical (2°).

1° La surveillance du courrier électronique : cachez ce mail…

L'ambivalence (sinon l'hypocrisie) règne ici en maître : alors que la plupart des chartes et autres règlements intérieurs précisent que s'agissant d'un outil de l'entreprise utilisé sur le lieu et le temps de travail seule une utilisation professionnelle est acceptable, une immense tolérance – pouvant à terme se transformer en usage – est presque partout constatée : Téléphone au bureau et vie personnelle , revu et non corrigé, en dehors d'excès caractérisés ou des comportements délictueux.

a) Nature juridique des chartes Internet

En matière de courrier électronique, il est fort utile de se doter de règles internes en forme de code du savoir-vivre, avec, en particulier, une limitation du volume du courrier comme du nombre des destinataires pour éviter tout embouteillage du système (mais aussi des messages destinés à susciter une vague de protestation : la cybergrève). Mais quelle en est la nature ?

Ces règles générales et permanentes constituent une adjonction au règlement intérieur si elles comportent des mesures disciplinaires en cas d'infractions aux normes ainsi définies. Comme telles, elles doivent être soumises à la consultation préalable du comité d'entreprise, puis au contrôle de proportionnalité de l'inspecteur du travail, puisque ces mesures sont restrictives des libertés. Mais depuis l'arrêt du Conseil d'État du 11 juin 1993, il n'est pas certain que cette assimilation soit pertinente : La note à caractère déontologique s'imposait à Mme Chicard, alors même qu'elle n'avait pas été incorporée aux dispositions du règlement intérieur. 

Tout dépend donc de leur contenu exact. De toute façon, une clause du règlement intérieur relative à la solution de conflits d'intérêts, si elle est excessive par sa généralité et son imprécision, a été à juste titre écartée par le juge » (Cass. soc., 9 juin 1998, Citibank).

Deuxième solution, comme le remarquait le même arrêt, l'annexe au contrat de travail dûment paraphée : « Aucune clause contractuelle n'obligeait le salarié à céder les actions qu'il pouvait détenir lorsque son employeur lui en faisait la demande. »

Troisième solution : l'accord collectif, tactiquement difficile à obtenir et techniquement peu efficace dans cette matière placée sous le signe de l'ordre public.

b) Mails et droit probatoire

« La loyauté qui doit présider aux rapports de travail » est chère à la Cour de cassation : l'arrêt du 14 mars 2000 a rappelé que « l'employeur a le droit de contrôler et de surveiller l'activité de ses salariés pendant le temps de travail. Seul l'emploi de procédé clandestin de surveillance est illicite » (faute grave pour la prise de paris en continu « pendant le temps de travail et avec le matériel de l'entreprise »). Si par exemple le salarié a été dûment prévenu de la présence d'un logiciel de contrôle des connexions, la production des relevés de facturation téléphonique pour établir la réalité d'une utilisation anormale du téléphone à des fins personnelles est acceptée (Cass. soc., 11 mars 1998). Il n'en irait pas forcément de même lorsqu'il s'agit du contenu (utilisation du Net pour diffuser des informations confidentielles : mise à pied de trois jours confirmée; cons. prud'h., Montbéliard, 19 septembre 2000).

L'arrêt de la chambre sociale du 18 juillet 2000 a par ailleurs écarté à juste titre un anonymat source de toutes les dérives : « Le fait pour une banque de mettre en place un système d'exploitation intégrant un mode de traçage permettant d'identifier les consultants des comptes ne peut être assimilé ni à la collecte d'une information personnelle au sens de l'article L. 121-8 ni au recours à une preuve illicite, le travail effectué par utilisation informatique ne pouvant avoir pour effet de conférer l'anonymat aux tâches effectuées par les salariés. » Il semble néanmoins contestable qu'en l'espèce le système ne puisse tomber sous le coup de l'article L. 121-8.

c) Mails et vie privée au bureau : à l'écoute du personnel

Effet de mode et capacités exceptionnelles pour transmettre immédiatement à l'étage inférieur comme à l'autre bout du monde lettres, textes scannés, mais aussi dessins, photos, voire vidéos : il était prévisible que nombre de salariés surfent longuement sur le temps et sur le lieu de travail, l'essentiel des connexions ayant d'ailleurs lieu entre 9 heures et 18 heures, comme le savent très bien les sites réservés aux loisirs qui ont créé le panic button.

Au-delà des comportements délictueux pouvant le cas échéant engager la responsabilité civile, voire pénale de l'entreprise (consultation de sites pédophiles à partir du poste de sa secrétaire : six mois de prison; T. corr., Le Mans, 16 février 1998), la question la plus banale reste le contrôle du temps passé à surfer vers des sites très extraprofessionnels, mais aussi celle du contenu des messages envoyés. Dans les deux cas, rappelons que l'accès à Internet, qui pose le plus de problèmes, est loin d'être autorisé sinon possible pour tous, et si l'expérience Minitel peut resservir, les risques de piratage comme de virus importés (cf. les dégâts I love you) ou exportés rendent la conciliation des intérêts très difficile.

S'agissant du temps passé sur des sites non autorisés (et au-delà des bureaux paysagers rendant l'exercice difficile), les nombreux logiciels existants (ex : Little Brother) permettent soit de lister précisément les sites accessibles (voire d'intégrer après accord les plus utiles sur l'intranet), soit de séparer le bon grain laborieux de l'ivraie ludique. Encore faut-il avoir préalablement prévenu individuellement chaque salarié et consulté le comité d'entreprise sur cette technique de contrôle, mais également vouloir entrer dans une logique aussi périlleuse pour le public en cause (« Big Brother is back ») que chronophage.

Le contrôle du contenu des mails, et surtout du disque dur, pose de redoutables questions. Comme l'a par exemple indiqué le conseil de prud'hommes de Nanterre le 16 juillet 1999, la saisie du disque dur ne peut être valablement effectuée sans un minimum de garanties visant à éviter toute manipulation technique, particulièrement facile à effectuer, y compris par de facétieux collègues ou un jeune adjoint soucieux de promotion : un comportement délictueux intervient rarement à partir de son propre poste de travail.

Non seulement une telle incursion peut rendre la preuve irrecevable, mais elle peut aussi mener son auteur en correctionnelle depuis la décision du tribunal de Paris du 3 novembre 2000. Un an après un piratage du réseau interne et divers cafouillages amoureux, un thésard dont les mails représentaient la moitié du courrier électronique d'un laboratoire de recherche scientifique comptant 70 personnes a obtenu la condamnation à 10000 francs d'amende du directeur et de la responsable de la sécurité informatique pour violation de correspondance par voie de télécommunications : ils avaient pris connaissance à son insu du contenu de sa boîte électronique.

Faisant œuvre créatrice mais ne prenant guère en compte (bien à la française) les énormes risques techniques liés à une telle inviolabilité, le tribunal a en effet estimé que « le terme correspondance désigne toute relation par écrit existant entre deux personnes identifiables, qu'il s'agisse de lettres, de messages ou de plis fermés ou ouverts : cette relation est protégée par la loi, dès que le contenu qu'elle véhicule est exclusivement destiné par une personne dénommée à une autre personne également individualisée, à la différence des messages mis à disposition du public […]. L'envoi de messages électroniques de personne à personne constitue donc de la correspondance privée ». À bon entendeur…

2° Droit syndical et intranet/Internet

« L'affichage des communications syndicales s'effectue librement sur les panneaux réservés à cet usage. Les tracts peuvent être librement diffusés dans l'enceinte de l'entreprise aux heures d'entrée et de sortie du travail » : pour les jeunes générations, l'article L. 412-8 évoque « Juridic Park ». Mais depuis qu'en décembre 1998 un salarié solitaire a créé le site Ubi Free, bientôt suivi par Cryo-Secours, puis par l'intersyndicale d'Elf informant en temps réel les surfeurs du monde entier de l'évolution du conflit, puis de sa victoire, les DRH ont senti passer le vent du boulet. En termes de communication, la puissance d'un site créatif et habilement médiatisé est sans commune mesure avec le bon vieux tract syndical interne (cf. les négociations 35 heures dans les grands groupes).

Si, dans un premier temps, l'accès, même contrôlé, à l'intranet était exclu par la plupart des directions, la création en retour d'un site Internet consultable par les internautes clients du monde entier les a souvent amenées à composer : mieux vaut laver son linge sale en intranet.

Minimum syndical : quelques dizaines d'accords collectifs ont donc été signés dans des entreprises françaises soucieuses de se ménager une image de modernité pour ces circuits internes. Mais d'une extrême prudence et, dans la plupart des cas, expérimentaux : comme l'a rappelé le tribunal correctionnel de Versailles le 20 novembre 1998, il ne peut être question de refuser à un syndicat ce que l'on accorde à l'autre sous peine de discrimination.

Auteur

  • Jean-Emmanuel Ray