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Vie des entreprises

François Roussely bouscule EDF sans effrayer ses agents

Vie des entreprises | METHODE | publié le : 01.01.2001 | Valérie Devillechabrolle

Dialogue renoué avec la puissante CGT, statut des agents préservé, accord généreux sur les 35 heures… François Roussely s'y prend habilement pour rallier syndicats et salariés à sa réforme d'EDF. Car la mission qui lui a été confiée – ouvrir le monopole en maintenant la paix sociale – est éminemment périlleuse.

Au dixième étage de cet immeuble d'EDF dominant le périphérique parisien, l'ambiance, ce soir-là, est conviviale. Ce 23 novembre, direction et syndicats patientent devant des petits fours en attendant les résultats des élections de représentativité. Pour François Roussely, le président d'EDF, arrivé vers 22 heures pour prendre la température du scrutin, l'événement est d'importance : il s'agit en effet du premier test électoral depuis son accession en juin 1998 à la tête de « l'entreprise préférée des Français ». Les résultats qui s'affichent pendant la soirée sur l'écran géant confirment rapidement la tendance : le rapport de force syndical reste quasi inchangé : 54 % pour la CGT, qui conserve son plus gros bastion en France ; 22 % pour la CFDT, en dépit d'une crise interne qui a vu ses principaux dirigeants écartés par la fédération Chimie-Énergie ; 14 % pour Force ouvrière, gardienne du temple du service public. Seule la CFE-CGC enregistre une progression, dans le collège cadres…

Un statu quo surprenant dans une entreprise publique en pleine révolution. Car c'est bien ainsi qu'il faut appeler l'ouverture, le 10 février 2000, du monopole d'EDF à la concurrence. Plusieurs milliers de clients industriels, représentant un tiers du chiffre d'affaires actuel d'EDF, ont, depuis le 1er janvier 2001, la possibilité de choisir leur fournisseur d'électricité. À François Roussely, que Lionel Jospin a chargé de cette redoutable mission, de gérer en douceur cette mutation sociale. Conquérir de nouveaux marchés sans renier les valeurs fondatrices de service public, moderniser l'entreprise sans effaroucher le personnel tient du grand écart. Les syndicats ne s'y trompent pas : « Les déclarations du président sont rassurantes mais elles sont contredites par la mécanique mise en œuvre », bougonne Gabriel Gaudy, responsable de Force ouvrière. « La direction avance toujours masquée pour ne pas faire de vagues », dénonce Georges Komorowski, l'un des nouveaux responsables de la branche CFDT de l'Énergie. Ancien chef d'orchestre de la professionnalisation des armées, François Roussely est engagé dans une aventure sociale périlleuse.

1 APAISER LES INQUIÉTUDES DU PERSONNEL

Pour les 116 000 agents d'EDF, les effets de la concurrence sont encore peu visibles : moins de 5 % des clients en question ont jusqu'à présent choisi d'aller s'approvisionner ailleurs. En dehors des quelque 5 000 à 6 000 personnes directement concernées par la gestion des grands clients ou encore par le marché de l'électricité à Londres, plus de 90 % du personnel continue de travailler à l'abri du monopole. Reste que si les agents approuvent massivement la nouvelle politique commerciale d'EDF – la moitié du chiffre d'affaires réalisé en 2005 sur de nouveaux marchés – ils ont aussi le sentiment de « ne pas être maîtres du jeu politique, économique et social », comme l'explique Pierre, un jeune juriste d'EDF. Bon nombre d'entre eux redoutent de faire les frais d'« une réduction de voilure » de la maison mère en France sans pour autant profiter des créneaux porteurs, réservés à des filiales spécialisées.

François Roussely a donc entrepris une campagne de persuasion. Afin d'expliquer qu'il n'y aura pas une EDF concurrentielle cohabitant avec l'ancienne entreprise de service public : « Comme cette ouverture du marché à la concurrence n'a pas vocation à n'intéresser que les traders de Londres ou les directions des grands comptes, il est important que chacun redécouvre en quoi il est acteur de l'entreprise de demain. » Un objectif qu'il veut atteindre avant la fin du premier trimestre 2001. La direction a commandé des sondages internes, aux résultats mitigés : 57 % des agents pensent qu'ils vont participer au développement du nouveau chiffre d'affaires, mais 45 % craignent aussi de devoir contribuer à l'objectif d'amélioration de la rentabilité. Autre signe de malaise : en trois ans, 15 000 agents ont profité d'un départ anticipé. Et « les autres commencent à parler de leur retraite dès 45 ans », jure Yann Cochin, délégué du syndicat embryonnaire SUD Énergie.

Sur le terrain, la mutation a bel et bien commencé. Pour les 8 000 agents chargés du Réseau de transport de l'électricité (RTE), rien de changé en apparence. De par la récente loi sur l'électricité, ils font toujours partie d'EDF. Mais la direction de l'entreprise doit donner à Bruxelles des gages d'indépendance du RTE, censé acheminer aussi l'électricité des concurrents d'EDF. Exemple, sur les fiches de paie, les trois lettres du logo bleu EDF ont été remplacées par celles de RTE. Résultat, « les agents se demandent pour combien de temps encore ils feront partie de la maison », explique Maurice Marion, responsable du suivi des garanties collectives à la CGT.

Même flou en aval, chez les 1 200 commerciaux chargés des grands comptes. Depuis la signature, en juillet, d'un accord avec Dalkia, filiale de Vivendi, ils s'interrogent sur leur avenir. Surtout quand Yann Laroche, le nouveau numéro deux de la direction commerciale d'EDF, s'enflamme sur « le mariage de compétences et de cultures » entre Dalkia et EDF. « Quand nous demandons à négocier les conditions des éventuels transferts de personnel, on nous répond que ce n'est pas la peine car cela ne devrait concerner que quelques dizaines d'agents », indique Jean-Yves Roure, le dynamique patron de la CFE-CGC. Répondant à l'inquiétude des intéressés, la CGT a déposé son premier droit d'alerte dans l'histoire de l'entreprise.

Face à des rectifications de frontières susceptibles de se multiplier, concurrence oblige, François Roussely a décidé de lever toute ambiguïté. Le comité exécutif d'EDF, qui juge « indispensable de clarifier les mouvements des agents entre maison mère et filiales », a publié une circulaire généralisant la suspension du contrat de travail statutaire des agents transférés. Et codifiant le droit de retour et le maintien des droits de retraite dans la maison mère ! « C'est un chantier que nous avons découvert en 2000 : il nous fallait déjà nous mettre en conformité avec toutes les autorités compétentes », rassure Claude Hüe, la directrice du personnel et des relations sociales. Entre les propos des syndicats et ceux de la DRH, pas facile de s'y retrouver pour le personnel.

2 RENOUER LE DIALOGUE AVEC LA CGT

Pour mener à bien ce grand chantier, le président d'EDF s'est attelé à reconquérir une relative paix sociale. C'est le fruit d'une réconciliation entre la direction et la CGT, un tour de force qu'il a réussi six mois après son arrivée. « François Roussely a compris qu'il ne pouvait pas faire sans nous », souligne Frédéric Imbrecht, numéro deux de la CGT d'EDF… À la différence de ses prédécesseurs qui, pendant près de quinze ans, ont tenté de réformer EDF en contournant le principal syndicat de la maison. Cette remise en selle de l'organisation majoritaire chez les électriciens a été facilitée par le fait que Denis Cohen, le patron actuel de la Fédération CGT des mines et de l'énergie, proche de Robert Hue, a multiplié de son côté les signes d'ouverture.

Une telle réconciliation vaut bien quelques concessions. Le président d'EDF a pris soin d'apaiser, dès son arrivée, les conflits nés du non-respect du droit syndical au niveau local. Il a aussi cherché à faire baisser la pression dans le bastion cégétiste du nucléaire : en janvier 2000, la direction a ainsi lâché aux quelque 3 000 agents de la conduite nucléaire en grève une réintégration de primes équivalentes à 10 % de leur salaire. « Quitte à y sacrifier les augmentations générales prévues en 2000 pour l'ensemble des agents d'EDF », affirment les mauvaises langues.

Autre geste en direction de la CGT, la remise à flot à partir de cette année de la mutuelle complémentaire obligatoire de l'entreprise, gérée par le syndicat sur l'enveloppe de 2,4 milliards de francs versés chaque année par l'entreprise à la Caisse centrale d'action sociale. Il y avait urgence. Résultat d'une véritable gabegie, les coûts administratifs et informatiques de fonctionnement de la caisse représentent 24 % des charges de la mutuelle d'EDF, contre 12 % en moyenne dans un autre organisme, et ce régime particulier perd 30 millions de francs par an. Pour un rendement médiocre : afin de pallier la couverture insuffisante de la mutuelle au regard des cotisations élevées, pas moins de 12 000 agents ont, en un an, souscrit un troisième niveau de remboursement auprès de la nouvelle Mutuelle européenne de santé, créée sous l'égide de la CFE-CGC, de la CFDT et de la CFTC. « Pour redresser la barre et mettre les prestations de la mutuelle d'entreprise au niveau de celles d'Air France, nous avons calculé qu'il faut y injecter pas moins de 285 millions de francs sur cinq ans », estime Pierre Ducrocq, qui suit ce dossier pour la CFDT. Le tour de table est en passe d'être bouclé, à raison d'un tiers pris en charge par la direction, un tiers par les salariés et un tiers par des économies de gestion, avec la suppression d'au moins 200 emplois à la clé. Un effort historique de la part de la CGT…

Mais c'est bien sûr sur l'accord de RTT, signé en janvier 1999 par l'ensemble des organisations syndicales, CGT comprise, que le retour en grâce cégétiste a pris tout son sens. Pour obtenir « l'adhésion des personnels à son projet de développement », François Roussely n'a pas lésiné sur les moyens. Comme le résume Pierre-Éric Tixier, sociologue et auteur d'un ouvrage intitulé EDF-GDF, une entreprise publique en mutation (La Découverte), « le préambule de cet accord est moins libéral que ne l'était celui du précédent accord de 1997 ; le rôle des organismes statutaires y est réaffirmé ; les mesures proposées sont plus généreuses et les contreparties moins lisibles ». Paradoxe, c'est la CFDT qui a dû se battre « pour montrer que l'accord était équilibré, grâce à la modération salariale et à la flexibilité supplémentaire concédées. » Pour la CGT, cet accord a surtout permis au président d'EDF de « s'offrir un renouvellement de compétences à bon compte », observe Maurice Marion. Entre les 15 000 départs anticipés et les 18 000 embauches attendues, le corps social d'EDF sera renouvelé de plus de 20 % en trois ans, à masse salariale constante.

3 DÉMYTHIFIER LE STATUT HISTORIQUE DES AGENTS

Comme la direction d'EDF l'espérait, cet apport massif de sang neuf a contribué à donner un sacré coup de vieux au sacro-saint statut, pierre angulaire des relations sociales à EDF depuis 1946. Les raisons ? « On s'aperçoit que, pour venir à EDF, bon nombre de ces jeunes ont consenti certains sacrifices par rapport à leur emploi précédent, ce qui les rend exigeants », observe Patrick Delpeyroux, qui anime le stage d'intégration des nouveaux embauchés. « Nombre de ces jeunes trouvent un gros décalage entre les promesses faites à l'embauche, en termes de perspectives de carrière notamment, et la réalité en interne », souligne Jean-Yves Roure, de la CFE-CGC. Résultat, les démissions de jeunes embauchés ont augmenté de 28 % en un an. Du jamais vu à EDF !

De tous les avantages liés au statut, c'est, à l'heure actuelle, le système de rémunération des agents, relooké en 1982, qui concentre toutes les critiques. La directrice du personnel en convient volontiers : « Quatre salariés sur cinq estiment qu'il ne reflète pas leur contribution aux résultats de l'entreprise », précise Claude Hüe. Par exemple sur les plateaux clientèle, où se retrouvent pêle-mêle anciens agents administratifs reconvertis en commerciaux et jeunes bac + 2. Première source de déséquilibre, les salaires de base : pour recruter ces jeunes souvent expérimentés, EDF a payé le prix fort en leur offrant un salaire brut de l'ordre de 9 700 francs, quand ceux des anciens avoisinent, hors ancienneté et faute de reclassement, les 7 900 francs. L'écart se creuse davantage ensuite : seuls 17 % des anciens bénéficient d'un avancement au choix, contre 35 % des nouveaux. Moyennant quoi, en dépit de ce traitement de faveur, « les jeunes se plaignent d'un manque de reconnaissance de leur travail, d'une remise en cause de leurs garanties individuelles et d'une absence de repères collectifs », observe le cégétiste Maurice Marion, constatant l'apparition des premières grèves chez les commerciaux. « À la différence des anciens, ces jeunes veulent être rémunérés à la compétence et à la sueur du maillot plutôt qu'au diplôme et à l'ancienneté », précise Patrick Delpeyroux.

Pour mettre à plat ce système, la direction a ouvert au printemps une grande négociation avec ses partenaires syndicaux. Pour Claude Hüe, « cette réforme vise une lisibilité plus forte en introduisant un déroulement de carrière qui reconnaisse la progression dans l'emploi ». Les discussions promettent toutefois d'être serrées. La CGT a d'ores et déjà fustigé l'« arbitraire » du nouveau système de classification mis en œuvre. Quant à FO, elle dénonce pêle-mêle « le glissement vers une politique d'individualisation des salaires, l'importance accordée à l'intéressement au détriment des pensions des retraités et la remise en cause de divers avantages en nature… »

D'autres négociations ont été lancées pour « bétonner » le nouveau paysage social de l'EDF postmonopole. Comme celles visant à créer un comité d'entreprise européen. « Ce sera le seul lieu d'échanges sur la stratégie, les valeurs et la politique sociale des 8 500 salariés d'EDF travaillant, hors de France, sur le territoire européen », se félicite la directrice du personnel. Reste à finaliser les prérogatives de ce comité. « La direction parle de lieu d'information, nous de droit de consultation en amont », prévient Patrick Pierron, le nouveau responsable de la branche énergie de la CFDT.

4 REPRENDRE EN MAIN L'ENCADREMENT

Dernier chantier auquel François Roussely et l'infatigable Claude Hüe se sont attaqués : l'encadrement. Jusqu'à présent, c'était un peu le chaînon manquant dans la stratégie du président. Depuis son arrivée, il n'avait eu de cesse d'asseoir son autorité en matant les rébellions et autres guerres des chefs qui avaient précipité la chute de son prédécesseur, Claude Alphandéry. À cause de la très grande liberté laissée aux responsables des différentes branches et de l'absence de toute transparence, l'ancienne direction en était presque arrivée à perdre la maîtrise de domaines aussi stratégiques que le parc nucléaire. Grâce à la poigne de fer de son directeur de cabinet, Gérard Wolf, un ancien préfet, François Roussely a remis de l'ordre : remplacement des dinosaures, mise au régime sec des directions centrales pléthoriques – d'ici à 2001, 30 % des 1 000 premiers emplois de direction devraient avoir disparu –, recentralisation de la gestion des moyens (immobiliers, informatiques, contrôle de gestion), mise en place d'une organisation matricielle croisant une spécialisation par métiers et par marchés sur le plan national avec une présence territoriale et polyvalente… « Nous pourrons construire des centrales en Chine à partir du moment où nous mettrons le moins de temps possible pour rétablir le courant en Gironde », assure François Roussely, qui garde un souvenir cuisant des tempêtes de décembre 1999. L'heure est donc à la « responsabilisation des chefs d'unité ».

Sur le terrain, alors que nombre d'entre eux ont perdu certaines de leurs prérogatives, ces patrons d'unité se retrouvent en première ligne pour gérer tout à la fois les soubresauts des 35 heures, les incertitudes autour du cœur de métier, les tiraillements nés de l'émergence de la nouvelle organisation commerciale par marchés. Autant de vicissitudes qui n'ont pas ébranlé l'enthousiasme de certains. Olivier Carré, désormais patron de 600 agents au centre de distribution de Cherbourg (Manche), dont 40 postes dans le nouveau centre d'appels de nuit, estime « avoir déjà tous les moyens d'exercer un management à base d'objectifs clairs, de coaching et de déroulement de carrière sans tomber dans le travers d'une entreprise à deux vitesses ».

Toutefois, tous les managers, marqués par l'ancienne gestion très standardisée d'EDF, ne se sentent pas aussi à l'aise. « C'est une affaire de personnalité et de profil », précise-t-on à l'observatoire social de l'entreprise. Claude Hüe en est consciente. C'est la raison pour laquelle elle vient de lancer une vaste réflexion sur les modes de management : « Pourquoi ne pas bâtir une université d'entreprise pour nous permettre de mieux cerner le profil souhaité et aider ces managers à mieux analyser la performance ? » s'interroge-t-elle. En attendant de mettre en œuvre cet objectif, Claude Hüe est disposée à donner rapidement aux cadres de nouveaux signes de reconnaissance. Pourquoi pas sur la réduction d'un temps de travail que la direction reconnaît elle-même avoir laissé un peu filer ? Reste que tous ces chantiers ne sont encore qu'à l'état d'ébauche. Et si François Roussely a bel et bien commencé à tourner la page de l'ancien statut, il lui faut encore, pour convertir les personnels d'EDF à la concurrence, finaliser les garanties collectives du nouveau groupe énergétique.

Entretien avec François Roussely
« Il faut un meilleur équilibre entre l'avancement à l'ancienneté et la reconnaissance des mérites de chacun »

Tout prédestinait François Roussely, fils d'électricien périgourdin, pétri de la culture du service public, à prendre un jour les commandes d'EDF. Qu'il s'agisse d'alléger le mammouth étatique au profit des collectivités locales, avec les lois de décentralisation de Gaston Defferre, de réformer la police nationale avec son mentor en politique, Pierre Joxe, ou encore de piloter la professionnalisation des armées, cet énarque, ancien conseiller à la Cour des comptes, âgé de 54 ans, a fait la preuve de sacapacité à adapter de « grandes structures régaliennes » à leur nouvel environnement. À charge pour ce grand commis de l'État qui doit ouvrir le monopole d'EDF à la concurrence de conserver la paix sociale dans une entreprise publique du genre rebelle.

Quelle politique de ressources humaines accompagne votre stratégie d'ouverture à la concurrence d'EDF ?

Toute l'histoire d'EDF se caractérise par la concomitance d'un projet industriel et d'un projet social. Nous ne pouvions pas nous lancer, sans rupture, dans la nouvelle aventure industrielle, commerciale et internationale que représente l'ouverture à la concurrence d'EDF, sans l'adhésion des personnels. Nous avons conçu les 35 heures comme un pacte social. Cet accord, qui a été beaucoup critiqué, à tort, à sa signature en janvier 1999, donne déjà un nouvel élan à l'entreprise grâce à l'embauche de 18 000 jeunes, à masse salariale constante. À charge pour nous de capter les capacités de réactivité, d'imagination, d'innovation de ces jeunes et de les mêler aux ingrédients des générations précédentes, dépositaires, elles, des valeurs de service public, pour fabriquer une nouvelle entreprise. Ce ne sera plus tout à fait l'EDF de Marcel Paul mais elle ne ressemblera pas non plus à une immense salle de marché de l'électricité.

Et si toutes les organisations syndicales ont, pour la première fois depuis 1982, signé un accord, c'est parce qu'elles étaient convaincues que notre ambition pour EDF défendait un patrimoine commun. Mais ce n'est pas un plébiscite pour la direction et cela n'exclut pas les divergences.

Quels sont les termes de cet échange ?

Cet accord offre déjà aux personnels le bénéfice des 35 ou 32 heures collectives. Il marque aussi la rupture avec la politique de suppression d'emplois, car on ne motive pas ainsi une entreprise qui a autant de défis à relever. Notre accord vise au contraire à créer 1 000 emplois par an dans les domaines (marketing, informatique, juridique, financier) où nous avions besoin de compléter notre expertise. En contrepartie, les salariés ont accepté une modération salariale, une diminution des tableaux d'avancement et une réduction de moitié des heures supplémentaires. Outre un programme de 300 millions de francs d'économies, sur les dépenses de communication notamment, nous avons aussi lancé une refonte de nos achats, soit une économie de 15 % dès la première année. Pour continuer d'offrir les prix de l'électricité parmi les plus bas du marché, nous devons poursuivre notre effort de productivité.

Quels efforts d'adaptation attendez-vous des agents ?

Qu'ils comprennent que l'entrée dans la concurrence n'est pas synonyme de régression du service public. Le groupe EDF ne se résumera pas seulement à la remontée du cash dans les comptes consolidés de l'entreprise. Il se définira aussi par des objectifs industriels, le respect porté à nos clients démunis, la préservation de l'environnement, un effort significatif de formation pour l'ensemble de nos personnels. Nous attendons aussi que les agents acceptent le développement à l'international parce que l'ouverture se traduira par des pertes de parts de marché en France qu'il faudra compenser. Nous souhaitons enfin qu'ils fassent un effort d'imagination pour passer d'une logique d'offre standardisée d'un produit banalisé et sans potentiel d'innovation à la vente de solutions énergétiques individualisées.

Cela vous oblige à conclure des alliances avec Dalkia…

Nous avons choisi par efficacité d'en passer par une stratégie de croissance externe d'abord avec Clemessy et aujourd'hui avec Dalkia. Compte tenu de la course de vitesse d'ores et déjà engagée avec nos concurrents, nous avons trouvé la meilleure solution. Je suis aussi persuadé qu'après avoir vécu cinquante ans en monopole, la culture EDF ne peut évoluer qu'en se confrontant avec d'autres métiers et d'autres cultures. Mais je comprends aussi l'inquiétude de certains agents quant aux conditions sociales dans lesquelles ces mariages s'opèrent. Le droit d'alerte déposé par la CGT lors du rapprochement avec Dalkia nous a montré la nécessité de les informer régulièrement de l'avancement de nos projets et d'établir un cadre négocié pour organiser la mobilité et garantir les droits des personnels. Notre insertion sur les marchés concurrentiels ne doit pas se faire à leur détriment.

Le statut des personnels constitue-t-il un frein ?

Si le maintien de ce statut, prévu par la nouvelle loi, constitue la contrepartie de l'adhésion des personnels et le prix à payer pour que cette entreprise passe du XXe siècle au XXIe siècle en conservant ses valeurs de service public avec la même efficacité dans un univers différent, ce n'est pas cher payé. Ce statut, qui se justifiait par l'équilibre social et industriel des cinquante dernières années, n'en est pas moins appelé à évoluer et à s'enrichir dans le cadre de conventions collectives négociées au niveau de la nouvelle branche. Ce nouvel ensemble constituera le cadre dans lequel se déroulera la politique sociale d'EDF. De ce point de vue, l'impatience de nos jeunes embauchés nous aiguillonne. Car ni la stabilité de l'emploi ni le régime de retraite ne constituent en eux-mêmes des arguments suffisants pour les convaincre de rester pendant trente-cinq ans dans l'entreprise. Nous devons fonctionner autrement.

En réformant votre politique de rémunération ?

Notre politique de rémunération ne doit pas être un frein mais accompagner le dynamisme de l'entreprise, tout en étant compatible avec les systèmes de rémunération de nos filiales à l'étranger. Nous souhaitons notamment trouver un nouvel équilibre entre là l'ancienneté et une reconnaissance des mérites et de l'expérience de chacun dans le cadre de plages de déroulement de carrières élargies. Sans nous exposer à l'arbitraire, bien sûr.

Allez-vous modifier les instances représentatives d'EDF ?

Tant que ces instances servent de lieux d'échanges sur la façon de conduire nos projets et de promotion des intérêts légitimes des personnels, elles ne constituent pas un handicap. En revanche, je vis comme un handicap de ne pas avoir un lieu où puissent être évoqués les problèmes sociaux du groupe à l'échelle mondiale. Si les négociations en cours vont nous doter d'un comité d'entreprise européen, le problème demeure s'agissant de nos filiales situées en dehors de l'Europe. Il nous faut en effet lever la suspicion permanente qui pèse sur nous lorsque nous sommes amenés à prendre des mesures sociales concernant ces personnels. Si le statut de 1946 n'a pas vocation à leur être appliqué, nous devons, en revanche, les faire bénéficier d'un certain nombre de principes négociés avec les syndicats locaux, en conformité avec leur droit national.

Comment comptez-vous adapter le régime spécial de retraite d'EDF au choc démographique à venir ?

Nous sommes prêts pour engager dans les semaines ou les mois à venir avec les organisations syndicales une première discussion sur le constat à partager. La croissance des dépenses de retraite liée à l'évolution démographique du régime va en effet coïncider avec le renouvellement de notre parc de production et les charges de démantèlement de nos centrales les plus anciennes. Au total, cela représente une centaine de milliards de francs. Autre argument qui pousse à engager la discussion, nos dépenses de retraite, qui sont en partie provisionnées sur des comptes hors bilan, doivent être transparentes.

Une fois ce constat partagé, comment pensez-vous aborder la discussion ?

La solution réside dans les efforts que nous serons capables de consentir les uns et les autres. Mais, quel que soit le régime de transition adopté, aucune négociation ne serait possible sans la garantie de l'État d'honorer les charges de retraite. Reste à trouver l'équilibre et les mécanismes financiers qui garantissent le paiement de cette dette sociale à un coût supportable pour les entreprises en sachant qu'une partie de la charge résiduelle incombera à l'État. En son temps, France Télécom y était parvenue dans des conditions qui en ont fait rêver beaucoup, mais je ne crois pas que l'État soit aujourd'hui en mesure de les réitérer. Nos interlocuteurs syndicaux ayant eux-mêmes beaucoup travaillé sur cette question, nous pouvons mettre tous ces éléments sur la table, dans la tranquillité d'une négociation technique, loin des débats idéologiques. On a assez regretté de ne pas s'en être emparé lorsque les circonstances économiques étaient plus favorables, au début des années 90. De ce point de vue, le rapport Charpin a bien fait évoluer les choses. Il faut ouvrir le choix entre rémunération d'activité et pension d'inactivité et laisser à chacun le soin d'arbitrer non plus en fonction d'un âge couperet, mais du niveau de pension souhaité.

Propos recueillis par Denis Boissard et Valérie Devillechabrolle

Auteur

  • Valérie Devillechabrolle