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Politique sociale

Dialogue social : le modèle Rhône-Alpes

Politique sociale | REPORTAGE | publié le : 01.01.2001 | Frédéric Rey

En Rhône-Alpes, les partenaires sociaux pratiquent, loin des feux médiatiques, un dialogue qui pourrait servir d'exemple aux va-t-en-guerre parisiens. Ingrédients ? Un patronat imprégné de catholicisme social, des syndicats plutôt modérés et des lieux de rencontre informels, où tous parlent librement, sans être enfermés dans des logiques d'appareil.

Cet été, Brides-les-Bains, petite station thermale savoyarde, a accueilli de drôles de curistes. Dans un hôtel du village, une vingtaine de représentants du monde patronal et syndical rhônalpin se sont réunis au calme pour faire leur propre refondation sociale. Il y a là, autour de Jean-Paul Mauduy, secrétaire général du Medef Rhône-Alpes, les secrétaires régionaux des cinq grands syndicats. Au centre des discussions : la santé au travail. Curieux contraste : alors qu'à Paris les négociations sur l'assurance chômage entre patronat et syndicats tournent à la foire d'empoigne, en Rhône-Alpes, les partenaires sociaux renouvellent l'initiative en octobre pour discuter formation et compétences… deux mois avant leurs homologues nationaux. « Nous nous retrouvons autour de cas concrets d'entreprises pour alimenter une réflexion collective, explique Gérard Clément, coordinateur régional de Force ouvrière. Il n'y a pas d'enjeu derrière. » Forts du succès de ces deux journées, le patronat régional et les cinq confédérations envisagent de renouveler chaque année cette université d'été du social, garantie 100 % paritaire.

Certains y verront plus qu'une simple coïncidence. La deuxième région de France, qui fait souvent figure de bon élève, avec un taux de chômage de 8,6 %, inférieur d'un point au pourcentage national, pourrait aussi donner des leçons à la capitale en matière de relations sociales. Tefal à Rumilly, Boiron dans la banlieue de Lyon, la région compte quelques entreprises emblématiques. « La culture du dialogue, portée par un souci partagé de respect des partenaires, est exemplaire », affirme Michel Weil, directeur de l'Agence Rhône-Alpes pour la valorisation de l'innovation sociale (Aravis). Justement l'un de ces lieux où patronat et syndicats ont pris l'habitude de se parler. Sans s'en fermer dans des logiques d'appareil. Cette association est née, voici dix ans, parce que l'Agence nationale pour l'amélioration des conditions de travail (Anact) souhaitait implanter une délégation régionale et que, de leur côté, les partenaires sociaux avaient envie de travailler de manière prospective sur l'emploi.

Réformisme dans le sillon alpin

Aravis est aujourd'hui bien plus qu'une antenne de l'Anact. Elle a été maître d'œuvre en 1993 d'un programme d'insertion mené avec ATD Quart Monde et la société Tefal. En 1995, elle a développé dans plusieurs PME une méthode originale de prévention des conflits. Autre laboratoire rhônalpin, l'association Lasaire, créée par Pierre Héritier, un ancien secrétaire national à l'emploi de la CFDT, d'origine stéphanoise. « Nous l'avons conçue comme un outil de réconciliation de l'économique et du social en nous appuyant sur une culture de la négociation », explique son fondateur. Le dernier-né des think tanks régionaux, Rhône-Alpes Négociation (RAN) s'adresse en priorité aux petites entreprises, dépourvues de représentation syndicale.

Tous ont un point commun : ils sont œcuméniques et regroupent militants syndicaux et représentants des milieux patronaux. RAN compte parmi ses adhérents le Centre français du patronat chrétien (CFPC), le Centre des jeunes dirigeants (CJD), Antoine Martin, ex-DRH de Danone, à la retraite. Lasaire est présidé par Alain Godard, l'un des dirigeants de Rhône-Poulenc. Au conseil d'administration, on croise aussi bien Jean-Christophe Le Duigou, responsable du secteur économique à la CGT, qu'Hubert Bouchet, de Force ouvrière, ou Jacques Kheliff, secrétaire général de la Fédération CFDT chimie-énergie. Aravis aussi est une structure paritaire. « Le patronat n'y est pas allé en traînant les pieds, souligne son président, Yvon Condamin, P-DG de Chimiotechnic et vice-président du Medef régional. Notre force, c'est la priorité donnée à l'expérimentation sur le discours. »

Cette spécificité rhônalpine doit beaucoup aux caractéristiques des acteurs du social. Qu'ils soient patrons ou syndicalistes, nombre d'entre eux aiment cultiver leur différence par rapport aux organisations parisiennes. « Nous ne voulons surtout pas importer les mœurs nationales », note sans détour Gérard Clément, coordinateur régional de Force ouvrière. Entre l'ancienne capitale des Gaules et Paris, les relations, entachées par un contentieux hérité de la Révolution, restent marquées par une forme de concurrence.

Pour autant, toute la région ne baigne pas dans ce climat de dialogue constructif et serein. « Entre les agglomérations de Lyon, Saint-Étienne et Grenoble, les cultures politiques et syndicales divergent et souvent s'opposent », rapporte un observateur. Dans chaque organisation, qu'elle soit d'obédience patronale ou syndicale, cohabitent deux tendances antagonistes. Ce qui contraint leurs dirigeants à se montrer très pragmatiques. La plaine lyonnaise concentre les plus radicaux, le sillon alpin regroupe les plus enclins au réformisme. Exemple à la CFDT, où l'union du Rhône est traditionnellement plus frondeuse que celles des départements voisins. Le journal interne du syndicat fait toujours référence à la rébellion des ouvriers de la soie, en 1831, à travers le slogan Canut toujours ! « Entre l'union du Rhône et celle de l'Isère, c'est du bugne à bugne », résume un adhérent cédétiste. Ce qui a bien failli coûter à Jean Vanoye sa réélection au poste de secrétaire général de l'union régionale lors du dernier congrès de Rhône-Alpes. Car cet enseignant venu du Sgen est… grenoblois.

Tout comme Bruno Bouvier, nouveau secrétaire régional de la CGT. L'union régionale cégétiste n'échappe pas au fameux clivage. Si les militants dauphinois sont parfaitement à l'aise avec l'ouverture souhaitée par Bernard Thibault, on ne peut pas en dire autant des camarades lyonnais, qui descendent dans la rue dès que le parti communiste appelle à manifester. Force ouvrière aussi possède de nombreuses chapelles. Entre l'Ardéchois Gérard Clément, antiblondéliste, et les militants trotskistes de Saint-Étienne ou de l'académie de Lyon, tout le monde est loin d'être sur la même longueur d'onde. Par souci d'équilibre, aucune tendance ne s'impose à l'autre, et les lignes syndicales sont pavées de compromis.

Réactionnaires contre cathos

Le monde patronal n'est guère plus uni. « Allez faire un tour du côté du transport, des cliniques privées, des sous-traitants du Tricastin ou des PME de la vallée de l'Arve, en Haute-Savoie, c'est le visage le plus réactionnaire du patronat », affirme un syndicaliste CFDT. À l'inverse, des sociétés comme Casino, à Saint-Étienne, ou Schneider Electric, à Grenoble (ex-Merlin Gerin), se distinguent par une grande pratique contractuelle. Tandis qu'une partie des patrons lyonnais se réfèrent à un catholicisme social historique. C'est en Rhône-Alpes que sont nées Les Semaines sociales, un mouvement dont la vocation était de diffuser la doctrine sociale de l'Église, devenu depuis un lieu de réflexion privilégié sur le monde du travail, ou qu'a grandi l'école de pensée Économie et Humanisme, développée par l'économiste Jean-Marie Albertini.

Dans les années 20, le patronat local défendait déjà la création d'allocations familiales, en affichant sa doctrine : « un salaire minimal assure la subsistance de l'individu, une prime au rendement favorise la production, une allocation subvient aux charges de famille et encourage la natalité ». Quatre-vingts ans plus tard, le Lyonnais Bruno Lacroix, P-DG d'Aldes Aéraulique, président de la commission formation du Medef et ancien patron des patrons lyonnais, se réclame toujours de « cet humanisme social qui insiste sur la valeur de l'homme ».

Ce fort courant catholique prône le dialogue social. Le Stéphanois Maurice Pangaud, administrateur des facultés catholiques et président de l'Union patronale Rhône-Alpes jusqu'en 1992, a été l'un des fondateurs d'Aravis. Mais cette influence imprègne également les syndicats. Y compris la CGT ! Au début des années 70, l'union régionale a été dirigée par Joseph Jacquet, qui détonnait dans le paysage cégétiste des Trente Glorieuses. Cet ancien résistant a été le seul responsable à ce niveau à ne pas avoir sa carte au parti communiste. Catholique, auteur d'un livre écrit en collaboration avec un évêque de Lyon, Joseph Jacquet va entretenir de bonnes relations avec des patrons chrétiens ou d'autres issus, comme lui, de la Résistance. La CGT de Rhône-Alpes, première organisation syndicale aux élections prud'homales, n'a d'ailleurs jamais joué de façon systématique une partition contestataire. « Nous avons eu très tôt une capacité à nous extirper des vieux clivages historiques », souligne Bruno Bouvier, le responsable régional du syndicat ouvrier.

À partir des années 80, le modèle social rhônalpin va trouver un autre ambassadeur de choc, le conseil régional. Maire de Belley, dans l'Ain, le centriste Charles Millon arrive à la tête de l'assemblée régionale en 1988. Il s'entoure d'hommes comme Guy Émerard, issu lui aussi du mouvement catholique social, qui va jouer un rôle capital en matière de formation. Avec le patronat, la région lance un vaste programme d'orientation professionnelle dans les collèges et lycées. Et Rhône-Alpes débloque en 1993 un budget de 100 millions de francs pour faciliter l'accès à l'emploi des diplômés. Mais le dossier qui va marquer l'ère Millon, c'est la réduction du temps de travail. Après les grandes grèves contre le plan Juppé, Millon crée la surprise en annonçant une grande initiative en faveur de la diminution du temps de travail. Avant que Gilles de Robien ne fasse accepter un dispositif législatif dans ce sens. À l'Union patronale Rhône-Alpes, Bruno Lacroix commence par hurler. Mais le pragmatisme finit par l'emporter et un groupe de travail se met en place, composé d'une vingtaine de patrons de la chimie et de la métallurgie. Entre-temps, le vote de la loi Robien a fourni un cadre juridique.

Vivres coupées pour Aravis

Aravis voit alors ses ressources s'envoler grâce aux crédits de la région pour aider les entreprises dans une démarche baptisée aménagement du temps de travail. « Le nombre d'accords Robien conclus en Rhône-Alpes n'est proportionnellement pas plus important que dans d'autres régions, note Michel Weil, directeur d'Aravis. Mais le pourcentage des emplois créés, 14 %, est supérieur à la moyenne, de 11 %. C'est révélateur de cette capacité de négociation. » Ce dispositif d'appui servira même de modèle à l'accompagnement de la loi Aubry sur tout le territoire. « Cette période a été très novatrice grâce à cette capacité à nouer des relations sortant de la dialectique traditionnelle », se souvient Jean Vanoye, responsable régional de la CFDT.

Mais, en 1998, c'est la fin de l'union sacrée. Lors des élections régionales, Charles Millon noue alliance avec l'extrême droite pour tenter de conserver son fauteuil. Les syndicats rejoignent le Forum citoyen, présidé par Jean-Marie Albertini, qui vient de se créer contre Millon. Par mesure de rétorsion, la région coupe les vivres à Aravis. Entre partenaires sociaux, les relations se tendent aussi. Au CNPF, Jean Gandois a passé la main à Ernest-Antoine Seillière, qui part en guerre contre les 35 heures et annonce une période de glaciation avec les syndicats. Toutefois, à Lyon, le dialogue finit toujours par reprendre le dessus. D'autant que les partenaires sociaux n'ont pas déserté leurs lieux de rencontre traditionnels. « Après deux années d'attentisme, il fallait renouer les liens », estime le cédétiste Jean Vanoye.

Le 22 novembre dernier, Medef et CFDT rhônalpins se retrouvent à la même tribune pour défendre un projet commun d'insertion des demandeurs d'emploi, qui se veut aussi une déclinaison locale du Pare. Une initiative que les autres syndicats ne voient pas d'un bon œil. « La CFDT tire la couverture à elle », regrette Bruno Bouvier, de la CGT. « Gare à l'importation des mœurs nationales ! » prévient Gérard Clément, de FO. Les syndicats n'entendent pas laisser la CFDT faire ainsi cavalier seul sur la scène sociale régionale.

Dans l'Ain, les difficultés à recruter rapprochent patrons et syndicats

Le plein-emploi dans la Plastic Valley, c'est déjà une réalité. Le département de l'Ain accueille le bassin d'Oyonnax, qui concentre les entreprises de la plasturgie et a vu son taux de chômage passer sous les 5 %. Et voilà qu'on parle de nouveau de pénurie d'emplois. Les employeurs de la plasturgie, abonnés aux difficultés de recrutement avant l'embellie économique, avaient réagi dès 1992 avec la mise en place d'actions de développement des compétences destinées à des chômeurs de longue durée. Mais cela n'a pas réglé tous les problèmes. « Les entreprises sont actuellement à la recherche de 800 opérateurs de presse, explique la chambre patronale de la plasturgie Centre-Est, alors que le nombre de demandeurs inscrits dans cette spécialité à l'ANPE est à peu près équivalent. » Ce constat a amené les entrepreneurs à bâtir localement le programme Piramide (Projet d'insertion rapide par des moyens innovants des demandeurs d'emploi). L'association paritaire Aravis a effectué la phase préalable de diagnostic auprès d'un échantillon d'une dizaine de sociétés. Mais l'originalité de la démarche est d'y avoir aussi associé les syndicats des salariés de la plasturgie. Les cinq organisations vont se retrouver aux côtés des employeurs dès janvier pour une série de tables rondes. « Nous avons notre explication sur cette difficulté à trouver de la main-d'œuvre : elle est en bonne partie liée aux mauvaises conditions de travail et de rémunération et à l'absence de reconnaissance, souligne Thierry Perrin, responsable CFDT du Syndicat de la plasturgie. Le dialogue est amorcé et c'est un grand pas pour nous. Il y a encore quelques années, certains employeurs faisaient la guerre aux syndicats. Aujourd'hui, ils nous reconnaissent comme des interlocuteurs à part entière. »

Auteur

  • Frédéric Rey