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Politique sociale

Ces juges de Luxembourg qui font la loi en Europe

Politique sociale | ZOOM | publié le : 01.01.2001 | Isabelle Moreau

Quelle est cette petite juridiction, forte de quinze juges et localisée à Luxembourg, dont les arrêts inquiètent les pouvoirs publics et irritent nos magistrats ? Réponse : la toute-puissante Cour de justice des Communautés européennes, gardienne du droit communautaire, lequel s'impose aux droits nationaux.

Un justiciable qui se présente à l'audience, face à 11 magistrats, tout de rouge vêtus. Une audience solennelle de la Cour de cassation ? Vous n'y êtes pas. La scène se passe au Luxembourg, Ghislain Leclere est belge et ses juges, deux femmes et neuf hommes ce jour-là, sont tous de nationalités différentes. Cette grande salle moderne entourée de cabines de traduction vitrées, c'est celle de la Cour de justice des Communautés européennes (CJCE), située sur le plateau de Kirchberg, à quelques minutes du centre de Luxembourg. Une fois n'est pas coutume, ce matin du 22 novembre, un ressortissant européen a choisi de plaider lui-même sa cause. L'affaire ? un litige qui l'oppose depuis plus de six ans à la Caisse nationale de prestations familiales luxembourgeoise. Et qui pourrait tout aussi bien concerner un assuré français, allemand ou italien.

Citoyen belge résidant en Belgique, Ghislain Leclere a travaillé au Luxembourg jusqu'en 1981, date à laquelle il a été victime d'un accident du travail. La Sécurité sociale du grand-duché lui verse alors une pension d'invalidité. En 1995, à l'occasion de la naissance au Luxembourg de leur fils, les Leclere, qui ne perçoivent pas de prestations familiales en Belgique, demandent à bénéficier de celles prévues par la loi luxembourgeoise. Refusé : ils n'habitent pas au Luxembourg. Commence alors le parcours du combattant propre au citoyen en butte à une administration, a fortiori lorsque ce n'est pas celle de son pays de naissance. Premier recours devant une juridiction luxembourgeoise, rejeté. Appel devant une juridiction supérieure, le Conseil supérieur des assurances sociales du grand-duché de Luxembourg, qui sollicite la CJCE pour l'aider à trancher le litige, ce qu'on appelle en jargon communautaire la « question préjudicielle ». « C'est un système de coopération juridictionnelle, explique Jean-Pierre Puissochet, le seul juge français de la Cour. Nous ne tranchons pas les litiges. Il nous appartient seulement de dire le droit communautaire, que les juges nationaux doivent ensuite appliquer. » Quel que soit le contenu de l'arrêt prononcé par les juges sur l'affaire Leclere, le Conseil supérieur luxembourgeois sera obligé de s'y conformer.

Le bras armé du droit européen

Toutes les juridictions nationales sont logées à la même enseigne. Le droit communautaire s'impose aux États membres. Et la Cour de Luxembourg est son bras armé. Certes, un particulier ne peut saisir directement la Cour, mais elle peut l'être par une juridiction nationale (la fameuse question préjudicielle, qui représente 60 % des litiges), une institution communautaire ou un État membre. Et, une fois rendus, impossible de contester les arrêts des 15 juges de Luxembourg. « En revanche, note Jean-Pierre Puissochet, des dispositions nationales prises pour interpréter un arrêt de la Cour peuvent être contestées devant la Cour européenne des droits de l'homme de Strasbourg. » Ce qui a, en pratique, peu de chances de se produire, chaque cour se référant volontiers à la jurisprudence de l'autre. En clair, quand la justice européenne passe, tout le monde obtempère.

La France est bien placée pour le savoir. Les élus du Palais-Bourbon ont adopté, dans la nuit du 28 au 29 novembre dernier, contre l'avis des députés communistes, un amendement à la proposition de loi sur l'égalité professionnelle qui lève l'interdiction du travail de nuit des femmes. Tout cela pour se mettre en conformité avec une directive européenne de… 1976 sur l'égalité professionnelle hommes-femmes. Après beaucoup de résistance, la France a finalement baissé pavillon devant la Cour européenne. Il faut dire que les juges luxembourgeois s'y sont pris à plusieurs reprises. En 1991, ils ont constaté l'incompatibilité de la législation française sur le travail de nuit des femmes avec la directive. En 1997, ils ont condamné la France pour ne pas avoir transposé la directive. C'est in extremis que la législation hexagonale a été modifiée. Car, à partir du 30 novembre 2000, les foudres européennes menaçaient de s'abattre sur Paris, avec une astreinte financière de 950 000 francs par jour à la clé.

Ce n'est pas la première fois que la France est ainsi épinglée par la CJCE. En début d'année, les juges de Luxembourg ont estimé qu'elle agissait illégalement en soumettant ses frontaliers travaillant dans un autre État de l'Union à la CSG et à la CRDS. « En matière de Sécurité sociale, souligne Hélène Michard, membre du service juridique de la Commission européenne, des cas individuels qui posaient des problèmes énormes ont été résolus par la jurisprudence de la Cour. Elle a donné un coup de pouce extrêmement important dans le domaine de la libre circulation. »

C'est notamment le cas des arrêts Kohll et Decker de 1998 qui ont fait l'effet d'une bombe dans les différents pays de l'Union européenne. Qu'a dit en substance la Courde Luxembourg ? qu'une réglementation nationale posant des conditions plus strictes que celles prévues par le droit communautaire pour le remboursement par la Sécurité sociale de médicaments ou de soins fournis dans un autre État membre constitue une entrave injustifiée à la libre circulation des marchandises et à la liberté de prestation de services.

Traduction : dissuader, par une réglementation tatillonne, les gens de se faire soigner dans un autre État est totalement contraire au droit communautaire. On mesure la brèche que la CJCE a ouverte dans les systèmes de santé nationaux. Et l'effroi de pays comme la France, imaginant des bataillons de malades traversant les frontières pour bénéficier de prestations dans d'autres pays européens, au risque de menacer l'équilibre précaire des comptes de la Sécu.

Plus de conflits avec les États

Cette toute-puissance de la Cour de justice européenne suscite autant d'appréhensions que de fantasmes. Par exemple à Force ouvrière. « La Cour a été saisie d'affaires concernant l'ouverture des concours aux ressortissants européens reposant sur le principe de libre circulation des travailleurs, s'inquiète Gérard Noguès, secrétaire général adjoint de la Fédération des fonctionnaires FO. Nous craignons que les concours internes soient ouverts aux ressortissants européens, ce qui créerait un autre concours externe et remettrait en cause le principe de promotion interne de la fonction publique française. »

Chef de la mission des affaires européennes à la Direction générale de l'administration et de la fonction publique, Raymond Piganiol se veut rassurant. Il estime que la jurisprudence de la CJCE « ne remet pas en cause la liberté pour un État d'organiser sa fonction publique comme il l'entend ». En précisant toutefois : « Nous essayons d'anticiper et, quand il y a des interrogations, nous disons aux juridictions de nous interroger avant de poser une question préjudicielle. Car un arrêt de la Cour de Luxembourg pourrait être de l'ordre du séisme de grande magnitude. »

Toutes les décisions des 15 juges de Luxembourg ne sont pas explosives. Mais les juridictions nationales hésitent tout de même à les saisir. Et, en la matière, les juges français sont les plus rétifs. En 1999, la France a questionné 17 fois la Cour, beaucoup moins souvent que l'Autriche (56), l'Allemagne (49), l'Italie (43) ou même la Grande-Bretagne (22). « Dans le domaine social, explique Marie-Ange Moreau, professeur de droit à l'université d'Aix-Marseille III, les magistrats français – à la différence des allemands ou des britanniques qui ont compris que cela pouvait servir de levier en droit interne – ne posent guère de questions préjudicielles. » Particulièrement en droit du travail, « où seuls 10 % des textes sont d'origine communautaire ».

Avocat au cabinet Fidal et président de l'Institut européen des juristes en droit social, Jacques Brouillet fait le même constat : « En Europe, on demande aux juges de prendre position car le droit social européen souffre d'une insuffisance de textes. On assiste aujourd'hui à un glissement vers un gouvernement des juges. Mais je préfère un gouvernement des juges compétent à un législateur incompétent. Car les juges européens sont de bons défenseurs du droit social européen. » Un compliment qui devrait faire rougir Jean-Pierre Puissochet. « Les juges européens tranchent lorsque les textes sont équivoques. C'est particulièrement vrai pour le droit social, où la législation est très complexe », ajoute le magistrat de la CJCE. La Cour luxembourgeoise n'est pas inactive. La preuve, elle vient de rendre en octobre 2000 son premier grand arrêt concernant l'interprétation de la directive de 1993 sur certains aspects de l'aménagement du temps de travail. Si elle a jugé, comme la Cour de cassation française, que l'astreinte n'était pas du temps de travail, elle n'a pas exclu, à l'inverse de la chambre sociale, que ce soit du temps de repos.

Conseiller d'État à une époque où les juges du Palais-Royal considéraient les décisions de Luxembourg comme un « grignotage de la suprématie française », Jean-Pierre Puissochet ne tient plus ce genre de discours : « La page a été tournée. La Cour est désormais reconnue et n'est plus en situation conflictuelle avec les États. » En France, Marie-Ange Moreau remarque ainsi que la chambre sociale de la Cour de cassation n'a plus les mêmes réticences qu'auparavant vis-à-vis de Luxembourg. « Depuis le début des années 90, elle prend systématiquement en compte la jurisprudence communautaire. » Conseiller doyen de la chambre sociale, Philippe Waquet apporte cependant un bémol : « Nous n'avons pas de problème de pouvoir avec les juges communautaires, mais nous avons le droit de critiquer telle ou telle décision. » Cet éminent juriste souhaite ainsi que « les juges communautaires ne prennent pas des virages à 90 degrés tous les quinze jours ». Ses propos visent notamment les cas où, « lorsque les pays posent des questions préjudicielles sur des sujets rebattus, comme les restructurations, les juges sont tentés de changer un mot ou une phrase ».

Une critique que réfute vivement Philippe Léger, le seul Français parmi les neuf avocats généraux de la CJCE, qui ont pour mission de proposer des solutions aux juges communautaires. « La Cour modifie sa jurisprudence de manière prudente », affirme-t-il.

Empêcheurs de juger en rond

Inévitablement, en s'immisçant dans les chasses gardées des juges nationaux, les magistrats de la Cour européenne sont parfois considérés comme des empêcheurs de juger en rond. Derrière les critiques, il faut sans doute voir aussi une pointe de jalousie. Car les magistrats de Luxembourg bénéficient de conditions de travail à faire pâlir d'envie la plupart des juridictions nationales : les bureaux du plateau de Kirchberg, desservis par des couloirs interminables qui relient le bâtiment de la Cour et celui du Tribunal de première instance (voir ci-contre), sont modernes et spacieux. Chacun des juges dispose d'une escouade de collaborateurs très compétents et peut faire appel à un service de documentation performant. Sans oublier un élément de train de vie qui fait vite oublier la monotonie de la vie à Luxembourg : la rémunération des membres de la Cour s'élève à quelque 100 000 francs par mois.

À la tête de la juridiction depuis six ans, l'Espagnol Gil Carlos Rodriguez Iglesias (voir portrait) tient solidement la barre. Pour lui, pas l'ombre d'une hésitation : le pouvoir de la CJCE est parfaitement « légitime ». « Il faut bien une autorité indépendante qui rappelle aux États membres leurs obligations. » Ce pionnier du droit européen dans son pays invite volontiers ses pairs à venir à Luxembourg. La Cour accueille déjà plus de 1 000 visiteurs chaque année, en comptabilisant les juristes qui viennent y plaider. Parmi eux, Hélène Masse-Dessen, avocate au Conseil d'État et à la Cour de cassation, qui mesure de plus en plus l'importance de la jurisprudence de la Cour et reconnaît s'y référer davantage, « notamment dans le domaine de l'égalité hommes-femmes ». Un thème très présent parmi les 550 affaires portées devant la Cour de Luxembourg en 1999.

Deux ans pour traiter une affaire

Le nombre de dossiers ne cesse de grossir, à raison d'une cinquantaine supplémentaires chaque année, toujours plus complexes. Conséquence, la Cour européenne de justice « croule littéralement sous le nombre d'affaires », s'inquiète Gil Carlos Rodriguez Iglesias. Pour le juge français Jean-Pierre Puissochet, c'est bien simple : « La Cour et ses membres sont à bout de souffle. » Un engorgement facile à mesurer. La durée moyenne de traitement d'une affaire y est désormais de deux ans. Afin de désencombrer la juridiction, les chefs d'État et de gouvernement des 15 pays membres de l'Union européenne se sont mis d'accord début décembre, lors du Conseil européen de Nice, sur un certain nombre de principes qui risquent de bouleverser le fonctionnement actuel de la Cour. Il est ainsi prévu que, sur la base de transferts de compétences, de nouvelles chambres juridictionnelles soient adjointes au Tribunal de première instance et qu'il puisse traiter des questions préjudicielles, jusqu'à présent réservées à la Cour.

En attendant la concrétisation de ces mesures, la CJCE a prévu de réduire les délais de traduction en recrutant cette année une cinquantaine de juristes linguistes supplémentaires, portant leur effectif total à près de 400. Car, après la phase de délibéré qui se fait en français, la langue de procédure en vigueur à Luxembourg, un arrêt ne peut être rendu que s'il a été traduit dans chacune des 11 langues de l'Union européenne. Un travail titanesque, mais indispensable, car les décisions des juges de Kirchberg doivent irriguer l'ensemble des juridictions des Quinze. Nul magistrat n'est censé, en effet, ignorer la jurisprudence édictée par la Cour de Luxembourg…

Un tribunal pour aider la CJCE

Moins connu que sa grande sœur, le Tribunal de première instance, créé en 1989 pour désengorger la Cour de justice, se prononce depuis lors sur tous les recours (dont la complexité ne cesse de croître et dont beaucoup sont en référé) formés par des personnes physiques ou morales concernant essentiellement la concurrence, les droits antidumping et la fonction publique communautaire. Les arrêts qu'il rend sont susceptibles de recours (c'est le cas de 40 % d'entre eux) devant la Cour, qui les confirme à 80 %.

« Aujourd'hui, explique André Potocki, l'un des 15 juges du Tribunal, deux domaines sont susceptibles d'avoir les conséquences les plus lourdes, ce sont les concentrations d'entreprises et les aides des États. » Au-delà d'un certain seuil, en effet, les concentrations d'entreprises de dimension européenne doivent recevoir l'aval de la Commission européenne. Le but étant d'éviter la position dominante et l'abus de pouvoir sur les marchés. « À l'heure actuelle, on assiste à une valse de projets de fusions, explique le Français. Le Tribunal doit dire dans un minimum de temps si la Commission a eu raison ou non de refuser telle ou telle fusion ou de l'assortir de conditions particulières.

Il y a une inadéquation entre le rythme du Tribunal et celui du monde économique et financier. » C'est la raison pour laquelle une phase plus rapide est envisagée dès l'année prochaine, qui passera notamment par un raccourcissement des échanges de mémoires entre les parties.

L'autre grand domaine qui monte en charge, ce sont les aides d'État. « Lorsqu'un État membre accorde une aide à une entreprise, c'est souvent pour des raisons liées à l'emploi », explique le juge français.

Il y a donc des débats très délicats pour savoir si ces aides sont compatibles avec le Marché commun. « Le Tribunal va devenir une grande cour d'appel du droit des affaires européen », pronostique-t-il.

Auteur

  • Isabelle Moreau