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Enquête

LE MANAGER UN SUPERMAN SOUS PRESSION

Enquête | publié le : 01.01.2001 | Frédéric Rey

Le cadre actuel se doit d'être détendu, proche de ses troupes, organisateur hors pair. La réalité est moins rose. Coincé entre des ratios de rentabilité de plus en plus exigeants, la pression du client et les attentes de ses collaborateurs, ses marges de manœuvre sont très faibles. Gare au stress !

Ce jour-là, les chefs en ont pris pour leur grade. Le 18 septembre 2000, la nouvelle équipe dirigeante du groupe André, le vendeur de chaussures, rassemble les quelque 700 cadres de l'entreprise pour une fastueuse convention dans un auditorium, à la Défense. Depuis la prise de contrôle du groupe, le printemps précédent, par des fonds d'investissement anglo-américains, l'encadrement se demande à quelle sauce il va être mangé. Du haut de la tribune, Georges Plassat, le nouveau président du groupe, n'y va pas de main morte avec ses délégués territoriaux : Ils ont une jolie gourmette au poignet et lorsqu'ils s'adressent à un directeur de magasin, c'est pour lui demander, alors coco ! les affaires, ça va ? Non, pas du tout, répond l'autre. Eh bien, va prendre un café, ça ira mieux après… » Faisant allusion au climat social déplorable, Georges Plassat fustige ensuite le management esclavagiste et le paternalisme digne du XIXe siècle propres, selon lui, à l'entreprise.

Les petits chefs ont mauvaise presse et pas seulement chez André. Ainsi, Lucien Bigard, le dirigeant de l'usine de désossage de bœuf du même nom, a été dépeint comme un patron moyenâgeux pour avoir voulu fixer à heures précises les pauses-pipi de ses employés. En 1997, l'opinion publique a fait corps avec les ouvrières de l'entreprise de confection Maryflo, en guerre avec un contremaître aux méthodes de Rambo. Le petit chef buté et autoritaire fait aujourd'hui figure de dinosaure. En même temps que l'organisation taylorienne a été rangée – sauf exceptions – au rayon des souvenirs, le rôle et la représentation du responsable ont radicalement changé. « La hiérarchie doit désormais dépasser une attitude de commandement », explique Jean-Marie Perretti, professeur de gestion à l'Essec. Dans l'entreprise moderne, on ne parle plus de chef ou de patron, mais de coach leader ou de team builder. On ne demande plus à son supérieur l'autorisation de partir un quart d'heure plus tôt mais comment il compte vous empoweriser et accroître votre capital de connaissances… Car les salariés ont eux-mêmes changé. Fini, les exécutants zélés. Bienvenue aux collaborateurs polyvalents, responsables et autonomes.

Les petits chefs changés en supermanagers

Tous proactifs ! Voilà le nouveau mot d'ordre des grands magasins britanniques Marks & Spencer. Selon un projet en cours, les vendeurs vont devoir assumer une partie du travail de leur supérieur situé juste un rang au-dessus. Chez Du Pont de Nemours, tout en contrôlant la production, les opérateurs s'occupent de mille autres choses (voir page 15). Et c'est à la hiérarchie qu'il revient d'orchestrer cette belle mécanique. Elle doit organiser réellement le processus de production, fixer des objectifs cohérents, des priorités claires, expliquer la valeur de ce qui est demandé, fournir les accès à l'information, à l'expertise, à la coopération des autres salariés , détaille Yves Lichtenberger, chercheur au Laboratoire Techniques, Territoires et Sociétés (Latts) de l'université de Marne-la-Vallée.

En résumé, les petits chefs d'antan sont devenus des supermanagers. Le talent managérial se cultive désormais dans les séminaires de leadership development afin d'identifier les points forts des responsables et ceux qu'ils doivent améliorer. Rhône-Poulenc Agro a opté pour les sports de plein air en expédiant à la montagne tout un service, chef compris, pour construire un pont en bois au-dessus d'un torrent glacé. Un exercice qui est un grand classique du coaching, cet art de réveiller les talents, dynamiser les énergies et faire surgir un sentiment d'appartenance au sein d'une tribu. Jamais le niveau d'exigence à l'égard des responsables n'a été aussi élevé. Nouveaux héros de l'entreprise, les leaders doivent savoir animer, motiver, mobiliser, former, écouter, porter une attention aux autres et rester maîtres de leurs nerfs. Dans les pages emploi d'un quotidien national, un groupe d'édition à la recherche d'un cadre n'hésitait pas à annoncer la couleur : Curieux et créatif, le candidat possède une bonne résistance physique. Plein de sang-froid, il reste agréable et joyeux, même dans des états de stress tout à fait extrêmes …

Et, en toute logique, la hiérarchie n'est plus seulement évaluée sur sa capacité à respecter les objectifs budgétaires qui lui ont été fixés, mais aussi sur son aptitude à diriger. Avec la méthode dite du 360 degrés, qui se répand dans les grands groupes, ce sont les salariés eux-mêmes qui donnent leur avis sur leur responsable direct. Un questionnaire est distribué au concerné, à son supérieur et à un échantillon anonyme de collègues et de subordonnés. Ces évaluateurs et l'intéressé attribuent des notes sur divers items. Comme l'ensemble des plus grandes entreprises françaises, Renault soumet un millier de ses cadres dits à haut potentiel à cet exercice. Quatorze critères ont été sélectionnés. Pour le constructeur, le manager idéal doit être à la fois créatif et innovant, loyal et intègre, business minded (“avoir le sens des affaires”), respectueux des délais et bon organisateur ». Les résultats sont transmis à l'intéressé, qui s'en sert pour « autoréguler son management ». « C'est un outil de progrès au service du développement personnel qui permet aussi de rationaliser l'entretien annuel », précise Jean-Michel Kerebel, le directeur des ressources humaines. Si les entreprises insistent autant sur l'importance des compétences managériales, ce n'est pas tant par désir de chouchouter leur personnel que par souci de rentabilité. Dans les nouvelles organisations, la hiérarchie est plus que jamais la clé de voûte de la performance collective. Pour atteindre les objectifs de plus en plus ambitieux fixés et réévalués chaque année, les managers d'équipe n'ont guère d'autre marge de manœuvre que de jouer sur la mobilisation de leurs subordonnés.

Coincé entre le marteau et l'enclume

La tâche est souvent ingrate. Par exemple lorsqu'il s'agit de récompenser financièrement l'effort des uns ou des autres. Avec la disparition des augmentations collectives de salaire au profit de l'individualisation, la hiérarchie se retrouve en première ligne : elle doit en effet gérer la répartition d'une enveloppe dont le montant aura été décidé par la direction financière. « Toute l'année, je m'échine à motiver mes troupes, à leur demander une plus grande implication, raconte le chef de service d'une compagnie d'assurances. Et, à la fin de l'année, je me retrouve au moment des augmentations salariales avec une portion congrue à répartir. Maintenant, pour faire avaler la pilule, j'ai décidé de saupoudrer équitablement entre tous les membres de l'équipe. » Autre difficulté que doit affronter le responsable : la pression qui s'est installée sur les équipes, avec des organisations focalisées sur la satisfaction du client. « C'est au manager que revient cette gestion du stress, souligne Jean-Marie Perretti. La nature de la relation hiérarchique se caractérise de plus en plus par une négociation des missions. » Coincé entre le marteau et l'enclume, le manager doit respecter les objectifs de résultat et de qualité, tout en intégrant des contraintes sur lesquelles il n'a souvent pas les moyens d'agir. Même pour l'achat d'une photocopieuse. « Par souci de peser sur les fournisseurs, de grosses entreprises ont centralisé les achats pour l'ensemble des unités. Les responsables, dépourvus d'un budget matériel, doivent passer par le siège », rapporte Bruno de Courrèges, du cabinet Sustainable.

Pour ces nouveaux managers, la sanction peut être brutale. Dans une lettre uniquement signée de son prénom, Peter Salsbury, un ancien dirigeant de Marks & Spencer, s'est adressé ainsi aux directeurs de magasin : « Si vous réussissez, vous devez être récompensés. Dans le cas contraire, cet échec vous incombe. » De leur côté, tous les directeurs de magasin du groupe André ont signé une clause dans leur contrat de travail qui les rend responsables du vol. Si celui-ci dépasse 1 % du chiffre d'affaires, ils risquent le licenciement. « C'est une source de grande anxiété, souligne Christophe Sandoz, délégué CFTC. Nous demandons depuis longtemps des équipements antivol sans pouvoir les obtenir. Un de mes collègues s'est fait voler 60 boîtes de chaussures en trois semaines. Il a préféré démissionner. »

Pas la moindre parcelle d'autonomie

Courroie de transmission entre la direction générale et les directeurs de magasin, le responsable régional s'assure de l'évolution des résultats en fonction des objectifs. « Mais les directeurs n'ont pas la moindre parcelle d'autonomie, poursuit Christophe Sandoz. Nous disposons d'un crédit d'heures insuffisant pour nos employés. Notre rémunération étant liée au chiffre d'affaires, plusieurs d'entre nous effectuent fréquemment des dépassements d'horaires. Mais il existe aussi un effet pervers, celui de répercuter cette pression, dont le responsable est victime, sur ses employés. » David Courpasson, professeur à l'École de management de Lyon, n'est pas surpris : « Pour que l'édifice tienne, les entreprises doivent placer à ces postes clés des individus capables de supporter ces ambiguïtés. »

Le secteur public n'est pas épargné. Pour répondre aux nouveaux enjeux du marché de l'emploi, l'ANPE a imaginé un plan de « management orienté clients et agents ». Pour Jean-Paul Thivolie, secrétaire général du syndicat des cadres de l'ANPE, « tout cela est bien beau sur le papier, mais dans la réalité c'est une autre paire de manches ». « Depuis des années nous sommes confrontés à une superposition des missions et des objectifs. Aujourd'hui, on nous parle de la nouvelle offre de services qui vise encore plus de qualité en affinant la prestation selon les profils des demandeurs, mais sans nous accorder les moyens adéquats. Aux managers de se débrouiller avec leurs ressources et des marges de manœuvre virtuelles. En résumé, on nous demande à la fois d'être des exécutants zélés et des créatifs. Si vous refusez d'entrer dans ce jeu, vous êtes un ringard. Si vous ne réussissez pas, vous êtes un mauvais manager. »

En tentant de concilier l'impossible, ces nouveaux managers craquent parfois. Paradoxalement, la disparition de la hiérarchie taylorienne coïncide avec la multiplication des plaintes pour harcèlement moral. La publication en 1998 du livre de Marie-France Hirigoyen le Harcèlement moral : la violence perverse au quotidien (éditions Syros) a servi de révélateur. « Ce n'est pas parce que les entreprises sont passées d'organisations bureaucratiques à des modèles entrepreneuriaux que le lien hiérarchique a disparu, bien au contraire, explique David Courpasson. Les managers ont toujours le contrôle de la performance. Lequel s'est considérablement durci avec le développement d'instruments implacables – outils de reporting, tableaux de bord et autres ratios. » Soumis lui-même à un stress intense, le responsable d'équipe trop fragile le répercute sur ses subordonnés… Le coach leader se transforme en petit despote.

Tous des Aimé Jacquet
L'ex-entraîneur des Bleus incarne le coach idéal

Aimé Jacquet, meilleur coach de France ! Depuis la victoire de l'équipe de France de foot au Mondial de l'été 1998, bien des consultants ou des chefs d'entreprise se sont mis à rêver de shorts et de chaussures à crampons pour leurs managers. L'entraîneur des Bleus est devenu l'incarnation du chef idéal qu'il faut imiter. Dans les argumentaires de cabinets de conseil, on a vu fleurir de nombreuses recommandations pour s'inspirer des jeux du stade. Florilège : « Comme Aimé Jacquet, le coach sait prendre en compte la personnalité et les valeurs de chacun pour apprendre à cette personne à capitaliser sur ses points forts et à développer ce qu'elle peut apporter de meilleur au collectif », souligne la brochure d'un cabinet parisien. « Aimé Jacquet ne regardait pas les buts de l'équipe adverse mais déployait toute son énergie pour motiver ses joueurs, apporter de la cohésion dans le groupe et définir la stratégie gagnante », explique Olivier Devillard, psychosociologue et conseiller en changement. Le football n'est pas le seul sport mis à contribution. Le rugby a aussi ses adeptes. Le producteur de foie gras Labeyrie ou la SSII Europstat ont dans leurs rangs plusieurs anciens amateurs du ballon ovale très appréciés pour leur « fighting spirit ». Le cabinet Groupe G propose des séminaires de management centrés sur ce sport établissant une analogie entre la stratégie mise en œuvre sur le terrain et celle de l'entreprise sur son marché. De là à envoyer leurs salariés dans les mêlées, il n'y a qu'un pas déjà franchi par certaines entreprises.

Auteur

  • Frédéric Rey