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Les plus et les moins d’une démarche ambitieuse

Dossier | publié le : 01.02.2017 | E. B.

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Les plus et les moins d’une démarche ambitieuse

Crédit photo E. B.

Bien-être, agilité, performance… La libération d’une entreprise peut engendrer tout cela. Mais la formule présente également des dérives et des risques particuliers, y compris juridiques.

« Nous devons suivre un mouvement de société qui vise de plus en plus la réalisation de soi au service du bonheur, du bien-être. En osant la confiance pour exprimer son talent, son métier dans sa mission, ses passions dans et hors l’entreprise. »* Nicolas Hennon est directeur général de Kiabi et le grand ordonnateur de la libération de cette entreprise. Il n’hésite pas à assigner à ce changement de mode de management deux objectifs : l’amélioration du bien-être des collaborateurs et l’augmentation des performances économiques. Pourtant, chez le distributeur de l’habillement, la libération a démarré mezza voce en 2013.

Les 100 premiers managers du groupe ont mené un travail sur la responsabilisation de chacun, sans plan d’action ni communication à la sortie. Quelques dirigeants précurseurs ont lancé des « journées de libération » avec des salariés volontaires pour échanger sur le sens de la transformation à opérer. Ces réflexions ont abouti à construire une nouvelle posture professionnelle au sein de l’entreprise. Chaque salarié est invité à considérer qu’il peut prendre « toute décision qui a pour objectif de servir le client, à condition qu’elle soit dans son périmètre de responsabilité », relève le rapport de Conseil & Recherche (C&R).

Comme Kiabi, la plupart des entreprises libérées ont inclus des moments dédiés au développement d’idées ou des propositions de participation à des projets en dehors du périmètre de compétences de chacun. Objectif ? Créer un lien plus souple entre l’entreprise et l’individu, en proposant davantage d’autonomie. De façon à ce que les attentes des individus en matière de réalisation de soi se croisent avec les intérêts de l’entreprise et que les personnes trouvent davantage de sens à leur travail. En moyenne, selon l’équipe de recherche collaborative de C&R, les entreprises libérées veillent davantage au bien-être de leurs collaborateurs, au niveau matériel comme au niveau du développement des compétences ou de l’épanouissement personnel.

Autres bienfaits de la formule, une liberté de parole permettant aux employés de s’exprimer sur les besoins du quotidien, les problématiques rencontrées ou les réussites, sans craindre de perdre leur emploi ou d’entraver leur carrière. Soumis au point de vue critique de leurs pairs et de leurs collaborateurs, les managers doivent adopter un comportement différent, plus humain, permettant de faire tomber les barrières de pouvoir. Enfin, la proximité et la meilleure compréhension de l’autre semblent se renforcer grâce à des formations ou du tutorat de partages d’expérience. Mais ce cercle vertueux n’a rien d’automatique.

Dégraissage

Consultant spécialisé dans la responsabilité sociétale des entreprises et directeur des relations institutionnelles du groupe Alpha, Martin Richer ne nie pas l’intérêt de l’entreprise libérée, mais il dénonce également une « face plus sombre ». « L’expérience du magasin Auchan de Saint-Quentin est très significative des dérives possibles du modèle de l’entreprise libérée », estime-t-il. Sur ce site, ce modèle a servi à dégraisser les effectifs. On a distribué de nouvelles responsabilités aux employés afin de supprimer des postes d’encadrement. Leur charge de travail s’est nettement alourdie, car à leurs tâches traditionnelles se sont progressivement ajoutées de nouvelles attributions, sans reconnaissance véritable, hormis une prime de 40 euros.

D’ailleurs, Vincent Mignot, l’ancien directeur général d’Auchan France, avait l’ambition de raccourcir au minimum la chaîne de décision dans l’ensemble des magasins français. « Là où il y a 40 chefs, on va faire confiance à 97 employés qui deviendront les patrons de leur propre marché », soulignait-il. À son départ en décembre 2015, Auchan avait supprimé quelque 1 300 postes de managers. « Ce genre d’exemple est loin d’être isolé, poursuit le consultant. La libération peut aussi cacher l’ambition d’éliminer les corps intermédiaires comme les organisations syndicales ou les responsables des ressources humaines. »

Source de stress

Les investigations de François Pichault dans le cadre de l’étude de C&R au sein du service public fédéral belge lui ont permis de constater plusieurs failles dans l’implication des collaborateurs, et notamment une mise à l’écart des syndicalistes. « La participation des acteurs syndicaux s’est révélée problématique, explique le professeur de sociologie à HEC-École de gestion de l’université de Liège. D’abord parce qu’ils ont été exclus des réflexions initiales et n’ont rejoint la démarche qu’en tant que collaborateur, au gré des opportunités offertes. Ensuite parce que, jugeant que les décisions étaient prises en amont, ils ont choisi de se retirer des groupes de travail et se sont concentrés sur la négociation syndicale, laquelle est restée très centrée sur des aspects liés au bien-être et à la contestation du processus. »

Par ailleurs, l’implication des salariés dépend aussi de leur charge de travail. Ceux qui subissent des pressions opérationnelles et qui croulent sous les tâches n’ont pas le temps de prendre part aux groupes projet et aux formations non obligatoires. Mais c’est surtout la transformation des managers en coordinateurs qui pose question. « Les employés qui se retrouvent sans managers sont très sollicités sur le plan cognitif, souligne Martin Richer. Ils doivent en particulier prendre des décisions d’arbitrage sur la qualité ou la marge commerciale, auxquelles ils ne sont pas habitués. Si le virage vers la libération est effectué trop rapidement et sans accompagnement, ceux qui n’ont pas le capital culturel ont du mal à suivre. » La libération crée alors du stress et engendre une augmentation du turnover.

Organisme instable

« La disparition du management classique ne signifie pas celle du contrôle. Avec la libération, il est simplement exercé par le groupe. Chacun est appelé à atteindre ses objectifs pour ne pas handicaper le résultat de l’équipe », prévient François Geuze, président de Référence RH, le réseau national des troisièmes cycles spécialisés en ressources humaines, et ancien DRH. Et d’alerter sur les dérives, en citant l’exemple de Morning Star, un fournisseur d’analyses d’investissement, chez qui, assure-t-il, « 50 % des collaborateurs recrutés quittent l’entreprise au bout de deux ans, par manque de visibilité sur leurs possibilités d’évolution et en raison d’un mode de fonctionnement où tout le monde contrôle tout le monde ».

En réduisant la ligne hiérarchique, une entreprise libérée devient un organisme instable. « La moindre dérive doit engendrer l’intervention de la direction pour être corrigée et permettre de retrouver la stabilité, note François Geuze. Beaucoup d’entrepreneurs ne le comprennent pas. Il s’agit d’un travail de tous les instants pour assurer l’équilibre. » Il cite l’expérience de Sogilis, une entreprise qui développe des applications pour l’aéronautique. « Christophe Baillon, le dirigeant, s’est rapidement aperçu du besoin d’investir dans le management, l’organisation et la communication pour que la libération fonctionne sans couac, observe le spécialiste. C’est la raison pour laquelle il a recruté un directeur des ressources humaines. »

Une bonne idée à en croire certains observateurs. Car en supprimant le management intermédiaire, les entreprises libérées augmentent les risques juridiques. « Un salarié pourrait contester le fait d’être obligé de prendre des décisions sans pouvoir en référer à un responsable. En plaidant le manque d’organisation du travail, il pourrait obtenir gain de cause devant un conseil de prud’hommes », assure François Geuze. Réduction des formes de prescription du travail, disparition des fiches de poste, suppression des missions clairement définies, tassement des niveaux hiérarchiques peuvent engendrer une résiliation judiciaire du contrat de travail. En effet, si le contenu de l’emploi du salarié est modifié, cela peut être analysé comme une modification du contrat de travail supposant l’accord écrit du salarié.

Un salarié peut même attaquer en plaidant le harcèlement moral s’il est sans chef à qui se référer, notent les rédacteurs du rapport. Pour s’en prémunir, les directions doivent respecter une approche collaborative et s’assurer que le double objectif de résultats positifs pour l’entreprise et les salariés est constamment atteint.

* Exemple tiré du rapport du cabinet C&R.

Auteur

  • E. B.