Vent debout contre le compte pénibilité depuis sa création, les organisations patronales font encore le pari de le couler en mettant la pression sur les branches.Au risque de braquer les syndicats.
Un an après la parution des derniers décrets, le compte personnel de prévention de la pénibilité (C3P) patine. Dans les entreprises comme dans les branches, discrétion absolue et attentisme prévalent. La faute aux confédérations patronales qui fustigent à tour de bras un dispositif présenté comme ultracomplexe, impraticable et coûteux, et semblent d’ailleurs en avoir convaincu l’opinion publique. Ces détracteurs tablent sur l’alternance, en mai 2017, pour s’en débarrasser. Mais, sur le terrain, l’offensive patronale ne fait pas l’unanimité. Loin des postures politiques, inquiètes des échéances légales imminentes, toutes les grandes entreprises ou presque sont dans les clous de la loi, mais ne souhaitent pas le faire savoir, affirment plusieurs acteurs clés du dossier. Une attitude légaliste portée par les experts-comptables dans les TPE-PME. « Nous sommes très sollicités par des branches et des entreprises qui souhaitent pouvoir évaluer simplement et efficacement la pénibilité », assure Bernard Cottet, directeur général de Didacthem, dont le cabinet a contribué à plusieurs référentiels.
La fronde n’empêche donc pas le C3P de se mettre en place cahin-caha, même si elle contrarie clairement son appropriation. À fin juin 2016, plus de 500 000 comptes personnels avaient déjà été ouverts. De nombreuses PME ont ainsi octroyé leurs premiers points aux salariés concernés par les quatre premiers critères de pénibilité, en vigueur depuis janvier 20151. Et le nombre de comptes pourrait dépasser les 2 millions lors de la prochaine mesure, car les entreprises doivent déclarer d’ici à fin janvier les salariés exposés en 2016 à l’un des six nouveaux critères2 ou à plusieurs d’entre eux. « Nous allons communiquer largement pour que les personnels concernés réclament leurs points, partout où les déclarations n’ont pas encore été effectuées », affirme Hervé Garnier, secrétaire national de la CFDT. L’intérêt du dispositif n’est pas des moindres : se former et/ou passer à temps partiel, et/ou partir plus tôt à la retraite (jusqu’à deux ans avant l’âge légal).
Pour éviter un boycott généralisé, l’État a lâché du lest. « Les modalités d’évaluation de la pénibilité ont été nettement assouplies, relève Michel Davy de Virville, chargé par le gouvernement d’une mission de simplification. Avec un référentiel, les branches peuvent identifier plus facilement les tâches ou les métiers pénibles, sans que les entreprises aient ensuite besoin de se livrer à des diagnostics individuels. » Ainsi, les deux fédérations patronales de la blanchisserie-teinturerie (regroupant 24 000 salariés) ont conclu un accord de branche avec quatre syndicats sur cinq. La Fédération nationale des boissons (10 000 salariés) a elle aussi signé un accord de branche, avec les cinq organisations syndicales. « Elle a acheté la paix sociale en étant souple sur l’appréciation des critères de pénibilité », critique un responsable patronal.
Par ailleurs, les fédérations d’employeurs de quatre branches ont élaboré unilatéralement leur référentiel et obtenu en novembre son homologation, synonyme de sécurisation juridique pour leurs entreprises adhérentes. Dont le commerce de gros (sur un périmètre de 400 000 salariés), adhérent du Medef ; du négoce de matériaux de construction et de bois, adhérent de la CGPME ; et de la poissonnerie, adhérente de l’UPA. « Ce sont essentiellement des branches comptant un petit nombre de facteurs d’exposition et de salariés concernés, relativise Pierre Burban, secrétaire général de l’U2P (UPA plus UNAPL). Pour les autres, le dispositif reste très complexe, s’agissant des six derniers critères de pénibilité. Comment évaluer, par exemple, la pénibilité de salariés d’entreprises artisanales du bâtiment, très polyvalents et qui n’ont jamais les mêmes chantiers ? »
Si une dizaine de nouveaux référentiels pourraient être déposés, dont celui de l’hôtellerie de plein air, la majorité des branches a choisi de jouer la montre et de faire l’autruche. À l’instar de la chimie, de la propreté ou du transport, sous la pression patronale, plusieurs puissantes fédérations se contentent de guides plus ou moins détaillés, sans valeur juridique. « Le C3P est difficilement praticable, voire impraticable pour la majorité des entreprises, justifie Alexandre Saubot, vice-président du Medef. De plus, il est coûteux, source d’inégalités au sein des entreprises et ne traite que le flux des salariés pour la période actuelle, pas le stock de ceux exposés depuis plusieurs années. »
Cette charge de l’organisation de Pierre Gattaz revêt une dimension politique forte. Moyen de se faire entendre en pleine campagne présidentielle, elle permet aussi au Medef de s’affirmer alors que la mesure de la représentativité risque de rebattre les cartes entre les organisations et que le fauteuil de numéro un est à prendre en 2018. D’où une certaine radicalisation. Élu à la présidence de l’UIMM sur un discours très hostile au C3P, Alexandre Saubot a d’ailleurs nettement durci le positionnement de sa fédération. Au point d’être accusé de mettre de l’huile sur le feu par le gouvernement. Un gouvernement étonnamment passif sur le dossier, tardant à homologuer les premiers référentiels…
Dans cette stratégie d’obstruction, les organisations patronales agitent un contre-feu juridique : puisque la loi permet aux entreprises de corriger leurs déclarations jusqu’en septembre, il est possible de ne rien déclarer fin janvier et d’attendre quelques mois, le temps qu’une nouvelle majorité supprime le C3P… Sauf qu’un décret récent précise que pour rectifier une déclaration, encore faut-il que le salarié ait été déclaré comme étant exposé. Le 31 janvier 2017 au plus tard !
Pourtant, dans un contexte de durcissement des conditions de travail (voir encadré), le C3P est plus qu’un symbole. « Malgré ses imperfections, le compte pénibilité constitue une avancée pour les salariés, réagit Jocelyne Marmande, secrétaire confédérale FO. Il est hors de question de le supprimer. Qui peut imaginer que les salariés perdent les points acquis ? » Les organisations patronales suggèrent de transférer les points acquis sur le compte personnel de formation. François Asselin, président de la CGPME, propose, par ailleurs, qu’une commission médicale externe « effectue un suivi annuel renforcé des salariés exerçant des métiers jugés pénibles par la branche et constate les éventuels effets sur leur santé. Tous les cinq ans, la branche pourrait actualiser la liste des métiers pénibles et les politiques de prévention ». D’accord sur l’avis médical, l’UPA refuse en revanche d’accoler une étiquette pénible à des postes qui ont parfois du mal à attirer.
Mais comment ensuite compenser les effets à long terme de la pénibilité sur la santé ? « Aujourd’hui, les entreprises engagées dans la prévention de la pénibilité aménagent les postes et facilitent les reconversions, assure Alexandre Saubot. Dans le cas très particulier du travail de nuit, seule situation où un lien de causalité est établi avec l’espérance de vie, les salariés touchent des primes. Dès lors, pourquoi vouloir systématiser les départs anticipés ? » Un argument que réfute Hervé Garnier, à la CFDT : « Les primes de nuit sont une contrepartie aux horaires difficiles et aux contraintes pesant sur la vie personnelle, elles ne compensent en rien la diminution de l’espérance de vie en bonne santé, attestée par plusieurs études. »
Une chose est sûre : pour la majorité issue des urnes en mai 2017, le dossier de la pénibilité devra être manié avec précaution. Difficile, en effet, de fâcher d’emblée le Medef. Mais aussi la CFDT, partenaire privilégiée des exécutifs successifs. Or le C3P constitue pour elle un marqueur social décisif. Avec le dispositif carrières longues, c’est l’une des deux contreparties majeures qu’elle avait obtenues en échange de son soutien à la réforme des retraites de 2003… portée par François Fillon ! Une contrepartie qui aura mis plus d’une décennie à trouver une traduction concrète.
512 162 titulaires d’un C3P.
76 % d’hommes.
44 % ont entre 41 et 55 ans.
6 % ont été exposés à plusieurs facteurs de pénibilité.
25 280 entreprises concernées.
86 % sont des PME de moins de 300 salariés.
Source : Fonds de financement des droits liés au compte personnel de prévention de la pénibilité (juin 2016).
Malgré les innovations technologiques, la numérisation et l’automatisation, la pénibilité physique ne se réduit pas en France, rappelle le rapport Bras-Bonnand-Pilliard remis en novembre au Premier ministre. Depuis trente ans, le nombre de personnes exposées aux charges lourdes, postures pénibles ou encore au bruit s’accroît sensiblement. L’Hexagone est par ailleurs l’un des pays européens où l’exposition à la pénibilité des salariés est la plus forte. Le rapport souligne les atouts du C3P dans la prévention de la pénibilité : il pourrait dynamiser la mise en œuvre du document unique d’évaluation des risques et permettre une évolution des emplois pénibles ou une reconversion des salariés concernés via les points formation accumulés. « Mais il serait nécessaire de prendre en charge les coûts salariaux, et pas seulement les coûts pédagogiques, pour faciliter les départs en formation », préconise Gaby Bonnand. Si le rapport regrette l’absence de visibilité sur l’évolution des taux de cotisation pénibilité et s’interroge sur la pérennité du financement, il loue néanmoins le mécanisme incitatif du nouveau dispositif par rapport à celui du taux AT-MP.
1. Horaires de nuit, horaires alternés, travail répétitif, travail en milieu hyperbare.
2. Bruit, postures pénibles, manutentions manuelles de charges, produits chimiques, vibrations mécaniques et températures extrêmes.