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Maladies psychiques, un tabou au boulot

Décodages | publié le : 02.01.2017 | Catherine Abou El Khair

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Maladies psychiques, un tabou au boulot

Crédit photo Catherine Abou El Khair

Schizophrénie, bipolarité, autisme… Rares sont les entreprises qui en parlent. Même si les mentalités évoluent peu à peu, le chemin pour déstigmatiser ces troubles et aider les salariés qui en sont atteints est encore long.

« Surtout, ne dites pas que vous êtes schizophrène. » Responsable du développement social chez Messidor, une association spécialisée dans l’insertion des personnes handicapées psychiques, Stéphane Grange se rappelle avoir donné ce conseil à Cyril. En vain. C’est la première information qu’a livrée ce candidat lors d’un entretien de recrutement pour un poste dans un hôtel. Réaction du recruteur ? « Il a rigolé », se souvient ce professionnel de l’insertion, qui l’accompagnait ce jour-là. « Nous sommes vite repartis sur le poste de travail »… Mais le mal avait été fait, l’entreprise n’a pas donné suite.

Schizophrénie, bipolarité, dépression chronique, troubles obsessionnels compulsifs, autisme… Les maladies psychiques, qui affectent la gestion des émotions des individus, leur comportement, n’ont pas droit de cité dans l’entreprise. « Il y a un manque d’empathie face à ces handicaps. Une peur de l’effet miroir, de la contagion », explique Claire Le Roy-Hatala, sociologue, experte du handicap psychique en entreprise. Pourtant, aucun employeur n’est à l’abri. « On n’imagine même pas les moyens que certains mettent en œuvre, en termes de maintien dans l’emploi », confie Laurence Bernard, directrice administrative et financière d’Arihm Conseil, un cabinet expert dans la santé psychique au travail.

Mais la discrétion reste de mise. Organisatrice de la Journée mondiale des troubles bipolaires en France, Alice Vignaud a ainsi été bien en peine de trouver des employeurs acceptant d’évoquer le sujet. Même pour donner l’exemple ! « Les entreprises ne souhaitent semble-t-il pas associer leur image à des troubles psychiques », estime cette membre de la commission nationale handicap de l’ANDRH.

Et pour cause : alimentées par les faits divers, les idées reçues sur les troubles psychiques sont encore tenaces. Les schizophrènes seraient des tueurs fous, les bipolaires ingérables et les dépressifs un peu trop mous… Invisible par nature, dissimulé dans les hôpitaux psychiatriques ou les établissements de services d’aide par le travail, le handicap psychique prête à fantasmes par méconnaissance. Et à de graves malentendus, par confusion avec le handicap mental, qui touche aux déficiences intellectuelles. Car la distinction légale, encore récente, ne date que de 2005. « Le handicap psychique est encore mis en parallèle avec l’inaptitude », constate Marli Stieffatre, directrice du développement de Vivre Asso, une association d’entraide qui vise à insérer et à accompagner ces profils. Pourtant, selon une enquête de l’Union nationale de familles et amis de personnes malades et/ou handicapées psychiques (Unafam) réalisée en septembre 2016, 89 % des personnes souffrant de tels troubles travaillent en milieu ordinaire. Bien souvent sans le dire.

Conditions de travail.

Pour casser les préjugés, l’association Clubhouse France leur donne la parole. Nelly, une ancienne membre de cette association, parle de sa bipolarité dans des entreprises ou à l’occasion de colloques afin de montrer que troubles psychiques et emploi ne sont pas incompatibles. Malgré une première dépression qui, à la fin de ses études, l’a conduite à l’hôpital, elle a eu « une vie professionnelle riche et épanouissante ». Cette femme de 55 ans s’affirme comme une vraie dégourdie du marché de l’emploi, toujours prête à saisir une nouvelle opportunité professionnelle. Tour à tour enseignante en droit, conseillère en insertion professionnelle, commerciale puis responsable de formation dans une grande agence d’intérim, son parcours a été stoppé net par deux hospitalisations intervenues dans les années 2000, conduisant à son licenciement.

Aujourd’hui stabilisée et sur le chemin de la réinsertion, elle se montre très prudente sur le choix des postes auxquels elle candidate, afin d’éviter toute rechute. « Je me suis rendu compte que, pour travailler confortablement, de bonnes conditions de travail étaient la base », raconte-t-elle. Le moment est aujourd’hui propice pour parler du sujet. « La montée du burn out a hélas ! levé le voile sur les troubles psychiques en entreprise », constate Valérie de Launay, ex-DRH de Malakoff Médéric, aujourd’hui chargée des partenariats à la Fondation Falret, une association spécialisée qui fournit les services de médecins experts des troubles psychiques aux entreprises. Pour Martine Keryer, secrétaire nationale santé au travail et handicap à la CFE-CGC, aborder de front l’épuisement professionnel et le handicap psychique doit favoriser la prise de conscience.

Sensibilisation.

La médecin du travail est à l’origine du plan de sensibilisation au handicap psychique mis en œuvre en interne. En juin dernier, les référents handicap des fédérations ont suivi une journée de formation sur ce sujet. « On va bientôt l’ouvrir à tous les adhérents », explique-t-elle. « Quand on intègre les addictions ou les troubles alimentaires, là, une paupière se lève dans l’assistance », explique David Herz. Ce pro de la communication, cofondateur de l’agence spécialisée Tell Me The Truffe, s’est associé au cabinet DFD Consulting pour préparer les entreprises à gérer ces handicaps.

Il n’empêche, libérer la parole sur ce sujet n’est pas une mince affaire. À l’intérieur de l’entreprise, parler ouvertement des troubles psychiques gêne tout le monde : des salariés concernés aux collègues, en passant par les responsables RH, voire les médecins du travail. « Une entreprise a décidé de mettre en place un coaching pour une collaboratrice anorexique. Lorsque nous sommes venus faire avec elle un bilan de situation, lui parler de son poids et de sa santé, on s’est rendu compte qu’ils ne lui avaient même pas expliqué pourquoi nous étions là », raconte Diane Flore Depachtère, directrice de DFD Consulting. « Parfois, vous avez l’impression de dire des choses très gentilles telles que : je pense que tu es malade, qu’il faut que tu te reposes. Mais même ces mots-là suscitent des réactions très négatives, estime de son côté Valérie de Launay, de la Fondation Falret. Le dialogue doit être conduit avec un professionnel pour employer les bons mots. Chaque trouble psychique s’appréhende d’une certaine façon », juge-t-elle.

Fréquents, les échecs d’intégration de personnes handicapées psychiques peuvent en décourager plus d’un. En 2014, l’accord handicap d’Akka Technologies prévoyait de recruter davantage de travailleurs handicapés, sans exclure les candidats souffrant de troubles psychiques. « Volontairement, on ne s’est mis aucune barrière, explique Didier Baichère, le vice-président chargé des ressources humaines. Hélas ! deux tiers de ces recrutements se sont soldés par des démissions. » Salariés et managers n’ont pas su réagir face aux absences, comportements irréguliers, sautes d’humeur constatés dans certains services. Pour comprendre ce qui s’est passé et « déculpabiliser » les équipes, l’entreprise de services numériques a organisé une session de formation sur les troubles psychiques. Jusqu’où se préoccuper de ces salariés, comment aborder le sujet de la non-prise de médicaments, à l’origine de certaines décompensations ? C’est à ces questions que l’entreprise doit proposer des réponses. Pour l’ex-DRH d’Alcatel-Lucent, si tout le monde doit se montrer vigilant, chacun doit rester dans son rôle.

Le handicap psychique doit, certes, être anticipé par l’entreprise. Mais quid, alors, de la confidentialité ? Gestionnaire de deux agences Cap Emploi dans les Pyrénées-Orientales, Michel Maury joue la transparence lorsqu’il appuie le recrutement d’un demandeur d’emploi ayant ce profil. Sans prononcer les mots schizophrénie ou bipolarité, il informe des incidents possibles ou des signes avant-coureurs d’une crise sur le lieu de travail, tels une soudaine négligence vestimentaire ou un repli sur soi lié à des hallucinations auditives. Et de fait, même dans le cadre d’une discussion sur l’aménagement d’un poste de travail, un employeur averti devine en filigrane la nature du handicap… « Il s’agit de prévenir pour pouvoir gérer la situation et avoir une veille instruite. On le fait avec l’accord du demandeur d’emploi. S’il refuse, on ne pousse pas à son recrutement », explique ce spécialiste, l’un des rares à proposer de longue date, en France, un appui spécifique dans le cadre d’un Cap Emploi. Même si certains font marche arrière, un employeur averti en vaut deux…

Vie cachée.

« Le handicap psychique, c’est quelque chose qu’on ne dévoile pas. Or il faut absolument en parler », martèle Jocelyne Marsallon, responsable qualité de vie au travail chez Ipsen. À la demande de la direction générale, ce laboratoire pharmaceutique français s’est engagé sur le sujet et organisé pour repérer les situations à risque. En sensibilisant, sur tous ses sites, médecins du travail, juristes et responsables de ressources humaines. Objectif : éviter des licenciements pour insuffisance professionnelle, ou faute, en aménageant les postes. Chez Ipsen, les personnes souffrant de trouble psychique peuvent se faire accompagner d’un coach, qui joue un rôle de confident mais aussi d’intermédiaire avec le management. Pour venir à bout de la stigmatisation, c’est le département de qualité de vie au travail qui traite de ces sujets. « Quand j’étais simple chargée de mission handicap ici, les gens pouvaient avoir peur de venir me parler à la cantine. Cette connotation n’existe plus aujourd’hui », indique Jocelyne Marsallon.

Reste à convaincre les principaux intéressés. « Le problème, c’est la productivité, confie Luc*, qui se sait bipolaire depuis sept ans mais garde le secret. Je peux être en dépression 80 % du temps. Parfois, ça vous fout par terre. Mais comme je travaille à distance, personne ne le voit. Le boulot est fait à l’heure, mais personne ne sait à quel rythme », raconte ce consultant dans une grande entreprise informatique, âgé de 47 ans. Dans un métier aussi compétitif, dévoiler sa bipolarité l’expose à la placardisation.

Technicien d’exploitation informatique et schizophrène, Julien* refuse lui aussi de parler des hallucinations auditives qui peuvent survenir les mauvais jours… Même au médecin du travail, suivant en cela les conseils d’une infirmière en hôpital de jour. Mais, doté de la reconnaissance de travailleur handicapé, il se prend parfois à douter. « Ça me rapprocherait de mes collègues de parler de toute cette vie cachée qu’ils n’entrevoient pas », reconnaît-il. Qui sait, certains d’entre eux seraient peut-être concernés, ou leur entourage ?

5 millions d’euros pour l’emploi accompagné

La mesure a été particulièrement saluée par les associations s’occupant des handicaps psychiques. Le gouvernement prévoit d’inscrire dans la loi de finances 2017 un budget de 5 millions d’euros pour financer de « l’emploi accompagné ». Prévu dans la loi travail, ce nouveau dispositif permet à des salariés souffrant de handicap d’être suivis par un coach.

Pour Stéphane Grange, responsable du projet social chez Messidor, il s’agit d’un vrai coup de pouce, car l’accompagnement humain, qui coûte cher, constitue la seule solution pour intégrer en milieu ordinaire les personnes souffrant de dépression chronique, de schizophrénie ou de bipolarité. Elles sont très exposées au chômage. Selon l’Unafam, seules 20 % travaillent. Rares sont celles qui demandent de l’aide à Cap Emploi. En 2015, 7,5 % des personnes accompagnées par ce service spécialisé ont déclaré un handicap psychique, soit environ 13 000 personnes. Seules 20 % d’entre elles ont retrouvé du travail. « Pour réinsérer une seule personne, il faut cinq encadrants », explique Stéphane Grange. L’association expérimente depuis 2012 la « méthode IPS » (individual placement and support). Importée du monde anglo-saxon, elle consiste à placer directement un candidat en emploi, avec l’assistance d’un coach, plutôt que d’attendre que sa pathologie se stabilise.

En 2016, une centaine de personnes sont ainsi suivies par une équipe de job coachs, qui va bientôt s’agrandir. Pour Messidor, cette aide financière permettra de réaliser sa vocation historique : réinsérer en milieu ordinaire d’abord avant de recourir aux établissements d’aide par le travail, peu adaptés à ces profils et davantage destinés aux personnes souffrant de troubles mentaux.

* Les prénoms ont été changés.

Auteur

  • Catherine Abou El Khair