logo Info-Social RH
Se connecter
Newsletter

À la une

Le sexisme au travail, toujours tabou

À la une | publié le : 04.10.2016 | Emmanuelle Souffi

Image

Le sexisme au travail, toujours tabou

Crédit photo Emmanuelle Souffi

Blagues salaces, attitudes déplacées, pseudo-séduction… Les salariées ne sont pas épargnées par les conduites machistes. Mais peu osent briser l’omerta.

Pour son premier poste, elle a connu l’enfer. À 24 ans, Chloé* a essuyé durant six mois les quolibets de ses collègues, comptables comme elle. Chansons paillardes, questions aussi fleuries que « t’aime manger d’la bite ? », blagues en dessous de la ceinture… Sa naïveté en a pris un coup. « Jamais je n’aurais cru que de tels comportements pouvaient exister. Je tentais de répliquer mais rien ne les arrêtait, alors je faisais comme si je n’avais pas entendu », raconte-t-elle. Mise à l’écart par son patron, elle est poussée vers la sortie sans indemnités. Blessée, redoutant que le scénario ne se répète ailleurs, elle met des mois à retrouver confiance en elle.

Une histoire qui n’a rien d’exceptionnel. Difficile à croire mais pourtant, en 2016, le machisme perdure. Le monde du travail reste le terrain de prédilection des misogynes, qui pullulent surtout dans les lieux de gouvernance et les métiers dits masculins. Ainsi, 80 % des salariées se disent régulièrement confrontées à des attitudes ou décisions sexistes, selon un sondage réalisé en 2013 par le Conseil supérieur de l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes (CSEP). Et 20 % confient avoir subi des gestes ou des propos à connotation sexuelle répétés, d’après une étude du Défenseur des droits datant de 2014.

Si le monde politique, secoué par les affaires DSK et Baupin, commence tout doucement à briser la loi du silence et à condamner ses brebis galeuses, les entreprises, elles, font l’autruche. Pour lutter contre ces remarques et gestes que la loi condamne, Laurence Rossignol, la ministre des Familles, de l’Enfance et des Droits des femmes, a lancé le 8 septembre la campagne de sensibilisation « Sexisme, pas notre genre ! ». Car le sexisme ordinaire, jugé banal parce que banalisé, annonce souvent le pire. « Les propos misogynes constituent un terreau favorable au harcèlement, observe Laure Ignace, juriste à l’Association européenne contre les violences faites aux femmes au travail (AVFT). Ils participent de la même idée : exercer un pouvoir sur l’autre sexe. »

Affaires sans suite.

Ces dernières années, l’arsenal législatif s’est considérablement étoffé. La définition du harcèlement sexuel a ainsi été élargie aux « propos et comportements sexistes » en 2012. Un pas en avant ? Certes, mais seules 1 050 plaintes ont été déposées en 2015, un chiffre stable selon le ministère de la Justice. Et à peine une soixantaine de condamnations ont été enregistrées, les procureurs ayant tôt fait de classer les affaires sans suite. « Les poursuites pour sexisme sont très rares alors que des femmes vivent ces situations tous les jours ! Dans la presse, c’est pareil. On sanctionne les propos homophobes et racistes, mais pas ceux qui sont sexistes », s’insurge Laure Ignace. Un constat que pourra étayer l’Assemblée nationale, qui a lancé une mission d’information pour évaluer ce délit.

Plus récemment, la loi Rebsamen de 2015 a aussi introduit un article dans le Code du travail qui épingle clairement les agissements sexistes. Y sont définis comme tels « tout agissement lié au sexe d’une personne, ayant pour objet ou pour effet de porter atteinte à sa dignité ou de créer un environnement intimidant, hostile, dégradant, humiliant ou offensant ». Les féministes auraient pu crier victoire. Mais non. « Sa portée est plus symbolique que juridique », regrette l’avocate Emmanuelle Boussard-Verrecchia. Car les preuves des quolibets et autres « mains au cul » restent toujours aussi dures à collecter. « Comme en matière de discriminations, la victime doit apporter des éléments de faits et l’entreprise démontrer l’absence de sexisme », poursuit la juriste.

Facile de prendre en photo l’affiche réalisée par vos gentils collègues avec votre tête sur une image pornographique. Plus compliqué, en revanche, de dénoncer cet autre qui passe son temps à vous reluquer. Marthe* s’en énerve encore. Un jour, confrontée au regard insistant d’un collègue, elle est allée le voir pensant qu’il avait besoin d’aide. Avec un aplomb qui la scotche encore, il lui rétorque alors qu’il mate « juste [ses] fesses ». La gifle part. « J’avais honte, j’ai regardé ma tenue, jean et baskets, comme si des vêtements plus courts avaient pu justifier son comportement », confie l’intéressée.

Dernière pierre à l’édifice, la loi El Khomri, promulguée le 8 août, qui renforce les obligations des employeurs. Passés complètement inaperçus dans le brouhaha autour de l’inversion de la hiérarchie des normes, des articles élargissent les attributions des CHSCT sur le terrain de la lutte contre le sexisme et enrichissent le contenu du règlement intérieur (voir page 27).

Ripostes difficiles.

Depuis les accusations de harcèlement portées par plusieurs membres d’Europe Écologie Les Verts contre Denis Baupin, le téléphone de l’AVFT n’arrête pas de sonner. On y comptabilise deux nouvelles dénonciations par jour, contre deux par semaine auparavant. « Les femmes parlent, c’est juste qu’on ne les écoute pas ! » assure Laure Ignace. Le mal est donc bien là, et le sexisme ordinaire profondément ancré. « C’est une idéologie qui repose sur la domination d’un sexe sur un autre, comme le racisme », résume Brigitte Grésy, la secrétaire générale du CSEP.

Parce qu’il est ambivalent, protéiforme, graduel, les ripostes au phénomène sont difficiles à trouver. « La frontière, c’est le consentement », pointe la juriste de l’AVFT. Dans son rapport de 2015, le Conseil supérieur de l’égalité professionnelle en donne une photographie glaçante. Il y a les blagues apparemment anodines mais qui ramènent l’autre au rang d’objet. Répétitives, elles grignotent l’estime de soi. Brigitte Grésy se souvient encore du jeu de mots douteux d’un ancien chef lancé dans un discours alors qu’elle venait d’être nommée à un poste transversal : « Vous avez acquis une légitimité horizontale »…

Mais ce poison peut prendre d’autres formes. Les marques d’incivilité et de mépris, telles que couper la parole en pleine réunion ou piquer l’idée d’une collègue en la reformulant, sont tout aussi insidieuses et déstabilisantes. Niée dans son professionnalisme, la femme se retrouve alors à jouer les potiches ou les faire-valoir. Sexistes également les interpellations familières comme « ma belle », « ma jolie », « ma petite »… « Il s’agit alors d’une forme de paternalisme qui repose sur un non-parallélisme des formes et qui chosifie les femmes », commente Brigitte Grésy, par ailleurs auteure de Petit Traité contre le sexisme ordinaire (éditions Albin Michel). Entrent aussi dans la panoplie du parfait macho la pseudo-séduction ou les compliments insistants sur une robe ou une nouvelle coiffure.

Plus insidieuses encore, les idées reçues sur les compétences et les savoir-faire dits féminins ou masculins, véhiculées et entretenues par nombre de managers mais aussi d’experts. Elles renforcent les stéréotypes de genre et aboutissent, par exemple, à refuser une promotion à une femme cadre parce qu’elle serait… trop douce et pas assez autoritaire. De quoi nourrir les comportements discriminatoires. DRH, Catherine* s’est ainsi battue pour faire partir en expatriation une jeune maman. Son chef pensait que c’était trop compliqué pour elle. « Ça part d’une bonne intention, mais décider de ce qui est bon pour une femme avec des arguments d’homme sans même lui demander son avis, c’est du sexisme », estime-t-elle.

Comme Marthe, celle-ci ne s’est jamais laissée faire. Au risque d’être brocardée ou taxée de « coincée ». « Si on ne réagit pas immédiatement et qu’on laisse passer sous prétexte d’humour, c’est la porte ouverte au pire », prévient cette quinquagénaire. Durant sa carrière, elle en a entendu des vertes et des pas mûres. Un jour où elle avait augmenté une mère célibataire clairement moins payée que ses collègues, son P-DG lui a rétorqué : « Ça ne sert à rien, elle est pieds et poings liés avec nous, elle ne partira jamais. »

Coûteuses dénonciations.

Le sexisme exploite les failles. Et sape le moral. « Les dégâts psychologiques sont considérables », assure Emmanuelle Boussard-Verrecchia, qui a vu certaines de ses clientes complètement brisées. Un mal auquel les entreprises, qui aiment à vanter leurs politiques de responsabilité sociale, feraient bien de s’attaquer. Y compris pour des raisons économiques. « Un climat sexiste paternaliste a des conséquences négatives sur les performances », observe Benoît Dardenne. Professeur en psychologie sociale à l’université de Liège, en Belgique, il s’apprête ainsi à conduire des études en entreprise pour mesurer ses effets plus précisément.

Malgré tout, s’opposer peut coûter cher. Catherine en sait quelque chose, elle qui a perdu son poste. Beaucoup préfèrent donc se taire plutôt que d’être deux fois victimes. Seulement 9 % des salariées disent ainsi avoir parlé à leurs supérieurs hiérarchiques de ce qu’elles subissaient, selon l’étude du CSEP. Et les représentants du personnel ne constituent pas davantage un recours. Les femmes ne saisissent les syndicats que dans 4 % des cas. Il faut dire qu’ils sont eux-mêmes fréquemment concernés, en interne, par ces comportements déviants…

« Pour ces femmes, le coût de la dénonciation est plus élevé que celui de l’acceptation », déplore Brigitte Grésy, qui parle de « blanchiment du sexisme ». Pourtant, comme le soulignait Simone de Beauvoir à l’entrée du mot « sexisme » dans Le Petit Robert en 1978, « nommer, c’est dévoiler. Et dévoiler, c’est déjà agir ».

80 % des salariées se disent régulièrement confrontées à des attitudes ou décisions sexistes.

4,7 % des viols sont commis sur le lieu de travail, soit 4 090 par an.

20 % ont subi des gestes ou propos à connotation sexuelle répétés.

Sources : LH2/CSEP 2013, Insee 2007, Ifop/Défenseur des droits 2014.

Sexiste ou pas ?

Voici une courte liste de choses vues ou entendues au boulot. Certaines banales, d’autres moins. À vous de faire la part des comportements machistes.

1 « Ma jolie », « ma belle », « ma cocotte »

OUI NON

2 « Ça, c’est un boulot de gonzesse »

OUI NON

3 Payer l’addition

OUI NON

4 Couper la parole en pleine réunion

OUI NON

5 Refuser une augmentation car le conjoint gagne bien sa vie

OUI NON

6 « Tu devrais t’habiller plus court »

OUI NON

7 « Ta robe te va bien »

OUI NON

8 « J’espère qu’elle est culbutable » (en parlant de la nouvelle stagiaire)

OUI NON

9 « Tu es enceinte ? Mais je croyais que tu aimais ton travail ? »

OUI NON

10 « Ce projet, on va y mettre nos couilles »

OUI NON

11 « Le seul truc que t’as à faire en réunion, c’est d’être bonne »

OUI NON

Réponses

Oui : 1, 2, 4, 5, 6, 8, 9, 10, 11

Non : 3, 7

* Le prénom a été modifié.

Auteur

  • Emmanuelle Souffi