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Esthéticiennes : souffrir pour rendre belle

Décodages | publié le : 03.09.2016 | Rozenn Le Saint

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Esthéticiennes : souffrir pour rendre belle

Crédit photo Rozenn Le Saint

La plupart des 31 500 esthéticiennes salariées exercent dans des TPE, les autres dans des enseignes aux politiques RH peu structurées. La profession souffre de conditions de travail très dégradées. Et même parfois dangereuses pour la santé. Enquête.

Enceinte, Nadia* a osé demander à son patron un masque de protection. Cette esthéticienne voulait limiter l’inhalation des fumées toxiques qui s’échappent de l’appareil à cire quand elle le nettoie à l’aide de solvants. « Que je m’expose moi, c’est une chose, mais je ne souhaitais pas que mon bébé subisse les risques de mon métier, raconte cette salariée d’un salon franchisé de Body Minute. Le gérant m’a répondu que je n’avais qu’à me le payer. » Et tant pis pour l’obligation de sécurité qui lui incombe ! Une histoire banale. « Au début de ma carrière, on m’a contrainte à utiliser du trichloréthylène. Aujourd’hui les risques sont connus, cela n’est plus admissible. Il existe des produits alternatifs », témoigne Carole Peyrefitte, meilleur ouvrier de France, qui gère son propre salon.

L’Hexagone recense aujourd’hui 77 000 travailleurs dans le secteur de la beauté. Une majorité travaillent à leur compte, les autres sont employés essentiellement par des petites structures souvent low cost. Un patron toujours sur le dos, aucune échappatoire quand cela se passe mal… Les inconvénients de la TPE sans les avantages. Leader du secteur ? Body Minute, qui revendique 10 % de part de marché des instituts de beauté. Mais la politique RH n’est pas le fort de l’enseigne. Celle-ci, qui n’a pas souhaité répondre à nos questions, n’a d’ailleurs pas de DRH malgré ses 1 500 salariés. Autre mastodonte du secteur de la cosmétique, Yves Rocher a également ignoré nos sollicitations.

Et pourtant, les témoignages ne sont guère positifs. « Il a fallu qu’une employée d’un salon parisien attrape la gale et la transmette à son mari pour que le port des gants pour les soins du corps soit recommandé. Nous touchons quand même à des parties intimes et les conditions d’hygiène ne sont pas toujours respectées », affirme une employée d’un des 400 salons Body Minute français. Les épilations se pratiquent pourtant à la chaîne, à raison de vingt minutes par client, aisselles et maillot intégral compris. Qui plus est en manipulant quotidiennement des solvants dangereux pour la santé, sans jamais avoir été sensibilisé. « L’une de mes collègues est devenue allergique à ces produits chimiques, un eczéma aux mains l’empêche à présent d’exercer », rapporte Nadia. Des problèmes médicalement prouvés. « Généralement, cela commence par une gêne. Si rien n’est fait pour l’éviter, cela se transforme en allergie », précise Robert Garnier, maître de conférences et praticien hospitalier au Centre antipoison de Paris.

Lobbying industriel.

Identifier les produits nocifs n’est pas chose aisée car, sur les flacons cosmétiques, aucun pictogramme encadré de rouge n’indique un quelconque danger, à l’image de ce qui se pratique pour les produits ménagers ou les insecticides. Le fruit du lobbying des industriels auprès de Bruxelles, qui ont obtenu une exception en matière d’étiquetage. Principale source d’information des professionnels ? Une enquête télé diffusée sur France 2 en avril 2016 consacrée aux produits cosmétiques et aux perturbateurs endocriniens (qui peuvent être une cause d’infertilité) mettant en scène des esthéticiennes. Un reportage diffusé dans le magazine « Envoyé spécial » qui a fait grand bruit au sein de la profession, à 92 % féminine.

Le combat collectif pour de meilleures conditions de travail est presque inexistant. « Le taux de syndicalisation de la profession est quasi nul, admet Richard Roze, chargé du secteur à Force ouvrière. Au cours du dernier cycle électoral, seules 11 entreprises ont pu présenter des candidats avec une étiquette syndicale pour les scrutins DP et CE. » Le principal rempart des 31 500 salariées ? Les clients, témoins des mauvaises pratiques. « C’est le seul secteur ou des clients nous appellent pour nous dire que les patrons traitent mal leur personnel », affirme Stéphanie Prat-Eymeric, coordinatrice FO pour l’esthétique.

À défaut d’un accord portant sur la santé et la sécurité au travail, le secteur dispose d’une convention collective nationale, celle de l’esthétique-cosmétique, signée en juin 2011. Mais le dialogue social ne s’y montre sinon guère nourri. Premier cheval de bataille des rares défenseurs des travailleurs, les salaires, qui ne décollent pas du Smic. La rémunération s’élève à 1 450 euros brut pour une esthéticienne de base, soit 85 % des effectifs. S’y ajoute, depuis l’an dernier, une prime d’ancienneté qui atteint 37,50 euros mensuels après trois ans d’activité et 200 euros au bout de vingt-cinq ans de carrière.

Un avantage à relativiser, les salariées restant en moyenne quatre ans dans le même institut. « Il y a deux types d’employées, précise Guillaume Martin, négociateur CFTC de branche pour l’esthétique-cosmétique. Celles des TPE sont mieux loties car les patronnes ont besoin de garder leur personnel. Beaucoup prennent, par exemple, totalement en charge la complémentaire santé. Celles des grandes enseignes, en revanche, subissent une éternelle politique de réduction des coûts. » À eux quatre, Body Minute, Yves Rocher, Esthetic Center et L’Onglerie pèseraient environ 40 % du marché.

En revanche, la profession n’abuse pas des contrats précaires : elle compte près de deux tiers de CDI, 7 % de CDD, 23 % d’apprentis et 7 % de contrats de professionnalisation. Ce qui s’explique par la pénurie d’esthéticiennes salariées. En 2016, le secteur prévoyait ainsi plus de 13 000 embauches, selon l’enquête en besoins de main-d’œuvre de Pôle emploi, essentiellement dans l’onglerie. La façon la plus courante d’entrer dans le métier ? L’alternance. L’esthétique est une des branches qui, proportionnellement, recrutent le plus par ce biais.

Onglerie : secteur à haut risque.

Près de 15 000 salariées travaillent dans la pose et la décoration d’ongles. Rue du Château-d’Eau, près de la gare de l’Est, à Paris, les bars à ongles se multiplient avec l’explosion de la mode du nail art, très populaire auprès des jeunes filles. Dans le Corps des autres (éditions Seuil), Ivan Jablonka recense 150 instituts de beauté et coiffeurs dans le quartier. Les femmes originaires d’Afrique subsaharienne s’occupent des cheveux, les Chinoises des mains. Des effluves de puissants solvants s’échappent des microboutiques où les travailleuses, portant souvent un masque, s’affairent à manucurer les clientes ou à leur poser de faux ongles, parfois debout. Dans l’Hexagone, aucune formation n’est obligatoire avant d’ouvrir un institut de prothésie ongulaire. « Des charlatans proposent des stages de deux jours pour apprendre le métier. Les règles basiques d’hygiène ne sont pas enseignées, on retrouve des clientes avec les ongles moisis », rapporte Carole Peyrefitte, directrice des écoles d’esthétique de Lyon et Aix-les-Bains. La faute à l’utilisation de produits bas de gamme, moins chers que ceux utilisés dans les enseignes reconnues comme L’Onglerie. « Certaines échoppes utilisent des résines de bateau, ça n’a rien à faire sur le corps humain et peut provoquer de graves infections. Nous, nous utilisons les méthodes de la prothésie dentaire », assure François Léonard, DRH de L’Onglerie. La plus grosse enseigne de ce sous-secteur, créée voilà trente ans, qui compte 115 franchisés et 250 salariés.

Des organismes scientifiques s’activent afin de diminuer les risques pour la santé. L’Institut national de recherche et de sécurité pour la prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles s’est ainsi penché sur les conditions de travail des esthéticiennes, exposées aux solvants, notamment dans les ongleries. Il préconise de remplacer les substances dangereuses et de séparer les activités pour limiter le nombre de personnes concernées. Il recommande la mise en place de systèmes de ventilation ou de hottes aspirantes ou, au moins, le port d’un masque et de gants, à changer après chaque cliente. L’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses), aussi, est à pied d’œuvre. Elle prévoit de faire des recommandations avant la fin de l’année. « Les colles pour poser les ongles sont hautement toxiques », prévient déjà Henri Bastos, toxicologue et adjoint du directeur de l’évaluation des risques professionnels à l’Anses.

Polyexposition.

Huit esthéticiennes sur dix sont exposées à au moins un agent chimique et à une contrainte physique intense, selon une enquête du ministère du Travail publiée en 2014. De fait, les troubles musculo-squelettiques sont l’autre fléau du métier. À 20 ans, la carrière de Julie*, employée d’un petit salon rennais, est déjà quasi finie. Sa lombalgie chronique ne lui permet plus d’alterner postures droites et baissées, sept heures d’affilée, pour arracher les bandes de cire sur les jambes des clientes. « Je ne sais faire que ça. Je vais demander un mi-temps thérapeutique pour limiter mon mal de dos », confie la jeune femme, qui a obtenu son CAP d’esthéticienne il y a deux ans seulement.

Sa collègue, lassée par le métier, envisage, elle, d’embarquer sur des bateaux de croisière pour dispenser davantage de massages. En théorie, la diversification est possible via des formations de spécialisation tels les certificats de qualification professionnelle spa praticien, maquillage ou stylisme ongulaire. « La réforme de la formation encourage les certifications qualifiantes. Comme l’esthétique est une profession réglementée, cela fonctionne bien », assure Solange Berthelot Chappelart, directrice de la branche esthétique chez le financeur Opcalia. Mais se reconvertir ou suivre un cursus pour monter sa propre affaire est, en revanche, une autre histoire. « Se faire financer une formation en comptabilité ou autre pour devenir son propre patron, c’est compliqué. C’est là que ça pèche », reconnaît la dirigeante d’Opcalia. Il s’agit pourtant de la principale évolution de carrière dans la profession. Une voie que rêvent d’emprunter beaucoup de travailleuses de la beauté, après quelques années de pratique.

Repères

31 500

C’est le nombre d’esthéticiennes salariées. Mais le secteur compte 77 000 actifs.

26,7

C’est la moyenne d’âge des salariées. Celle des chefs d’entreprise est de 42 ans.

54 % des esthéticiennes sont diplômées de niveau V (CAP), 30 % de niveau IV (bac pro) et 16 % de niveau bac + 2 (BTS).

Source : rapport de branche de la convention collective de l’esthétique (données au 31 décembre 2014).

Floraison de vocations dans l’onglerie

De plus en plus de particuliers se lancent dans le métier avec un statut d’autoentrepreneur. « Comme aux États-Unis, des femmes qui ont un travail se mettent à la décoration des ongles. Elles pratiquent d’abord sur leurs copines puis deviennent autoentrepreneuses, cela leur fait un complément de revenu », indique François Léonard, DRH de la chaîne L’Onglerie. « D’autres, qui ont des enfants en bas âge, se lancent pour percevoir un salaire. Elles créent ensuite leur entreprise pour concilier vie de mère et activité économique », assure Régine Ferrère, présidente de la Confédération nationale de l’esthétique parfumerie. Selon elle, il faut tout de même avoir exercé comme salariée auparavant pour comprendre les ficelles du métier, même si l’installation ne requiert pas de diplôme. « Certaines se lancent sans formation dans l’onglerie car cela ne nécessite pas un fonds de commerce important. Mais beaucoup déposent le bilan en moins de trois ans », rapporte-t-elle. « L’investissement est d’autant moindre qu’elles ne disposent pas d’équipements de protection, comme les gants ou les tables aspirant la poussière », surenchérit François Léonard.

Afin de fidéliser son personnel et de le faire monter en compétences, l’enseigne forme les salariées volontaires pour reprendre ses franchises.

La moitié de ces dernières sont ainsi tenues par d’anciennes employées.

* Le prénom a été modifié.

Auteur

  • Rozenn Le Saint