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“Les décideurs doivent faire avec la société, pas contre elle”

Actu | Entretien | publié le : 03.09.2016 | Stéphane Béchaux

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“Les décideurs doivent faire avec la société, pas contre elle”

Crédit photo Stéphane Béchaux

Le directeur général du think tank Terra Nova reste un fervent partisan du dialogue social. Il en appelle à une refondation de notre système de protection sociale.

Contestation sociale, chômage de masse, attentats… La rentrée s’annonce sombre. Ce climat vous inquiète-t-il ?

Voilà quarante ans que la France connaît le chômage de masse. D’autres pays européens l’ont subi aussi, mais jamais sur une si longue période. Et cette situation va encore durer car la compétitivité de l’économie hexagonale reste insuffisante. Ces maux travaillent la société française depuis si longtemps qu’ils l’ont complètement divisée. Les classes populaires, notamment, sont traversées par des antagonismes très forts. Une partie d’entre elles, anxieuses mais intégrées dans l’emploi, regardent avec suspicion celles qui dépendent des transferts sociaux. Ce constat, on pouvait déjà le faire il y a dix ans. Sauf que de nouvelles difficultés se sont ajoutées : le rapport à l’islam et la peur des attentats. Si, dans un tel contexte, vous n’êtes pas inquiet, c’est que vous n’avez pas les yeux en face des trous.

Et c’est dans ce climat que s’ouvre la campagne pour l’élection présidentielle…

La campagne devrait se focaliser sur deux foyers d’inquiétude : la sécurité – au sens des attentats, pas de la petite délinquance – et le chômage. Ces deux thèmes dessinent des clivages politiques assez différents. La lutte contre le terrorisme va réveiller l’antagonisme traditionnel entre une gauche défenseur de l’État de droit et des libertés publiques et une droite plus maximaliste, prête à s’asseoir sur certains principes au nom de la sécurité. Sur le chômage et les questions économiques, en revanche, il y a des conservateurs et des réformistes des deux côtés de l’échiquier. La force la plus hystériquement conservatrice en la matière, c’est le Front national. Dont le discours social populiste séduit des gens modestes mais intégrés, qui ont peur. Ce n’est pas nouveau. Au soir du premier tour de l’élection de 2002, c’est déjà à eux que Jean-Marie Le Pen s’adressait : « Vous les exclus, les sans-grade, les paysans, les métallos, entrez dans l’espérance ! »

La démocratie politique est en crise et la démocratie sociale tout autant. Quel regard portez-vous sur les syndicats ?

On ne peut parler des syndicats de façon globale tant ils sont divisés. Il y a, d’un côté, une tendance réformiste emmenée par la CFDT, que soutiennent souvent la CFTC et l’Unsa. Et, de l’autre, un pôle de résistance et de contestation incarné par la CGT, suivie à la trace par FO. Ces deux camps ont un rapport à la réalité économique et sociale très différent car ils ne représentent pas les mêmes situations professionnelles. Le premier a les pieds dans l’entreprise privée et craint pour l’emploi quand le second, plus lié au secteur public, est obsédé par la défense des statuts. Ce qui les divise, c’est aussi une équation stratégique. Au travers de la loi El Khomri, la CFDT fait le pari que le renouveau du syndicalisme passe par un dialogue social de terrain, au plus près des préoccupations des salariés. La CGT, elle, mise sur une stratégie du faible au fort. Elle considère que, face au manque de représentativité syndicale, seule la loi permet de peser.

Même les partisans du dialogue se mettent à douter de l’efficacité de la démocratie sociale pour réformer…

Les impatiences sont légitimes. Face à l’urgence des réformes, on peut avoir le sentiment que le dialogue social est trop lent et qu’il accouche de décisions trop modestes. Je comprends ceux qui veulent aller plus vite, plus loin. Mais il faut se garder de cette tentation. L’histoire montre avec une constance remarquable que le volontarisme jacobin ne fonctionne pas. Les décideurs doivent faire avec la société, pas contre elle. Cette dernière est un acteur politique en tant que telle, pas uniquement une source à laquelle il faut retremper la légitimité du pouvoir lors des élections.

Comment expliquez-vous l’incroyable crispation autour de la loi travail ?

Je continue de penser que c’est une bonne réforme. Et même la première du genre depuis fort longtemps. Le marché du travail, il y a toujours beaucoup d’élus pour dire qu’il faudrait le rénover, notamment pour le rendre plus accueillant à l’égard des faibles. Mais au moment de passer à l’acte, tout le monde a peur ! Ce projet n’a pas été suffisamment discuté, expliqué. Il y a certes eu des rapports, dont celui de Terra Nova, mais on n’a pas socialisé l’enjeu. En plus, cette réforme n’a été ni annoncée ni débattue lors de la campagne présidentielle de 2012. La gauche de gouvernement a fait un aggiornamento idéologique dans l’action sans le soumettre aux citoyens. Résultat, ils ne se sont jamais emparés du sujet.

Mais lors des élections, il y a toujours un écart entre les discours et les actes !

C’est exact, mais si on ne pose pas les grands enjeux, on manque une étape démocratique. Le problème ne tient pas aux personnes mais aux institutions. Le scrutin majoritaire à deux tours crée un mur de Berlin entre la droite et la gauche, chacun devant réunir son camp pour gagner. Ce qui oblige à élaborer des synthèses plus ou moins claires. Les conditions de la victoire finissent par obscurcir le projet de gouvernement. Il y a aujourd’hui en France beaucoup trop d’écart entre la conquête et l’exercice du pouvoir. Et c’est un peu insoluble. Si la défaite est le prix à payer de la sincérité, les candidats préféreront toujours se taire ou mentir par omission. Ils se disent qu’il vaut mieux gagner avec des promesses floues ou intenables que se condamner à être un témoin lucide mais stérile de la vie politique.

Comment peut-on réformer la France sans la bloquer ni produire de l’eau tiède ?

Toute réforme fait des gagnants et des perdants. Les seconds se reconnaissent tout de suite alors que les premiers s’ignorent longtemps. Prenez les taxis. Quand vous menacez leur monopole, ils se mobilisent immédiatement. Pas les clients ni les chauffeurs VTC, qui ont pourtant tout à gagner d’une plus grande concurrence. Pour aboutir, les réformes doivent être conduites dans la concertation, avec le souci des perdants.

Que préconise Terra Nova pour adapter notre modèle social aux mutations ?

Réinventer la Sécurité sociale. Le compromis de 1945 a vécu, nous devons accélérer la mise en place d’une protection sociale attachée aux personnes plutôt qu’aux statuts. Voilà quinze ans que le diagnostic est posé, passons aux actes ! Si on soulage le travail du financement des solidarités, la France retrouvera de la compétitivité et des emplois. Il faut donc asseoir notre système de protection sociale sur une assiette fiscale très large et moins corrélée aux cycles économiques. On pourra alors d’un même pas redonner de la sécurité aux actifs et augmenter la flexibilité des employeurs.

Le compte personnel d’activité (CPA) est-il à la hauteur de cet enjeu ?

C’est un pas. Mais notre inventivité en matière de politique sociale confine à l’abscons. Quand vous avez votre carte Vitale dans la poche, vous savez à quoi elle sert. Le CPA, pour le moment, personne ne sait ce que c’est… Le jour où les Français auront une application sur leur téléphone sur laquelle ils trouveront leurs droits à la formation et à l’assurance chômage, on aura avancé. C’est une problématique d’usage.

Les salariés et les syndicats doivent-ils faire leur deuil de la stabilité du CDI ?

On est déjà sorti très largement de la société salariale ! L’employé type, pas ou peu qualifié, qui trouve rapidement un poste et y reste de longues années, c’est terminé. En 2006, 20 % des plus de 65 ans avaient connu le chômage, contre la moitié des 25-45 ans. La déformalisation de la relation de travail est une tendance de fond qui va encore s’accentuer. On va retrouver un monde, qu’on a connu autrefois, dans lequel les différents registres de l’activité humaine seront beaucoup plus poreux. Les plates-formes collaboratives l’ont parfaitement compris. On peut y voir, avec les conservateurs, un ensauvagement du monde du travail. Mais d’autres, notamment parmi les jeunes, y voient une forme de libération.

Thierry Pech

Directeur général du Think Tank Terra Nova, Thierry Pech, 48 ans, est agrégé de lettres et docteur ès lettres et sciences humaines. Ancien secrétaire général du cercle de réflexion de centre gauche la république des idées, il a dirigé les éditions seuil puis le magazine alternatives économiques. Auteur du temps des riches (Éd. Seuil, 2011), il prépare un nouvel ouvrage sur la société postsalariale.

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  • Stéphane Béchaux