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Vous avez dit “inversion de la hiérarchie des normes” ?

Idées | Juridique | publié le : 03.06.2016 | Pascal Lokiec

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Vous avez dit “inversion de la hiérarchie des normes” ?

Crédit photo Pascal Lokiec

De l’inversion de la hiérarchie des normes il est souvent question dans les débats sur la loi travail, pour désigner la place privilégiée accordée par le texte à la négociation collective d’entreprise. Quelle est la signification de cette expression devenue incontournable, non seulement dans les discussions juridiques, mais aussi dans le débat public ?

I. La hiérarchie des normes

Pour répondre à la question, il faut revenir à l’architecture du droit du travail, qui se compose de deux strates : une strate procédurale (la hiérarchie des normes) et une strate matérielle (le principe de faveur). Première strate : le droit du travail est construit autour d’une hiérarchie : normes européennes et internationales, Constitution, lois, règlements, accords collectifs (nationaux interprofessionnels, de branche, de groupe, d’entreprise, d’établissement national, régional, etc.), usages, contrat de travail.

Seconde strate : en cas de concours entre deux normes (une prime fixée à 800 euros par le contrat et à 1 000 euros par l’accord collectif, par exemple) s’applique en principe la plus favorable au salarié. C’est ce qu’on appelle le « principe de faveur », dont la valeur de principe fondamental du droit du travail (Cons. constitutionnel, déc. n° 89-257 DC du 25 juillet 1989) emporte que c’est le législateur et lui seul qui a la main sur l’architecture du droit du travail.

Un accord collectif ne pourrait, par exemple, stipuler que ses dispositions s’imposent au contrat de travail, peu important qu’elles soient favorables ou non aux salariés, à moins que la loi l’y ait autorisé ; ce qui a été fait pour les accords de modulation de la durée du travail (art. L. 3122-6, C. trav.) et est envisagé par le projet de loi, de façon certes plus indirecte, pour les accords de préservation et de développement de l’emploi (art. 11).

Le déclin du principe de faveur, qui ne date pas de ce projet de loi, concerne principalement les rapports entre loi et accord collectif (multiplication des dérogations, et, plus récemment, des délégations de la loi à l’accord collectif) et entre accords collectifs eux-mêmes (possibilité pour l’accord d’entreprise de comporter des dispositions moins favorables que celles de l’accord de branche, avec ou sans droit pour les partenaires sociaux de branche de s’y opposer).

Qu’en est-il des rapports entre accord collectif et contrat de travail, essentiels pour aborder la question de la flexibilité ? L’antienne est connue : le salarié ne doit pas pouvoir s’opposer au changement défini par l’accord collectif (une baisse de la durée du travail moyennant un engagement de maintien de l’emploi, par exemple) en invoquant son contrat de travail. Prévoir que l’accord collectif s’impose aux clauses plus favorables du contrat de travail est cependant chose très ardue, en droit, car on se heurte alors non seulement au principe de faveur, mais aussi au principe de force obligatoire du contrat.

C’est pourquoi à chaque fois que le législateur a voulu aller sur ce terrain, c’est au prix de bricolages juridiques ! Que l’on songe que le projet de loi tel qu’adopté au 49.3 prévoit qu’en cas de refus par les salariés d’un accord de préservation ou de développement de l’emploi le licenciement repose sur un « motif spécifique » mais que s’applique la procédure des licenciements pour motif éco, et qu’alors même que 20 ou 30 salariés auraient refusé il s’agira d’un licenciement individuel !

II. Quelle inversion ?

Le projet de loi travail inverse-t-il la hiérarchie des normes ? Même si l’expression est équivoque (le législateur garde la main puisque c’est la loi qui détermine la place à conférer à la négociation collective), on peut parler d’inversion lorsque les deux strates définies ci-dessus sont inversées, c’est-à-dire que, d’une part, priorité est donnée à une norme inférieure sur une norme supérieure dans la hiérarchie des normes et que, d’autre part, cette priorité se fait en dehors de toute application du principe de faveur. Concrètement, cette inversion se manifeste depuis la loi du 20 août 2008 par la priorité accordée, sur certains sujets (notamment le contingent annuel des heures sup et la modulation de la durée du travail), à l’accord d’entreprise sur l’accord de branche, sans que les partenaires sociaux de branche puissent l’interdire.

Le projet de loi El Khomri l’étend à de nouveaux sujets, à commencer par celui, emblématique, de la majoration des heures sup. Pourquoi s’en inquiéter ? Sachant qu’en principe les normes les plus hautes dans la hiérarchie des normes sont aussi les plus générales dans leur champ d’application, l’inversion de la hiérarchie des normes risque de favoriser les normes particulières par rapport aux normes générales. De ce point de vue, la critique contemporaine du rôle de la loi dans la régulation des rapports sociaux se focalise trop sur la rigidité reprochée à l’interventionnisme étatique, pas suffisamment sur le rôle essentiel de la loi dans la définition de règles communes.

En permettant à chaque employeur de se doter de règles particulières, on risque de voir les entreprises appartenant au même secteur d’activité se concurrencer par les règles sociales, c’est-à-dire pratiquer le dumping. D’où l’importance de limiter le nombre des règles qui peuvent être inscrites dans ce jeu de concurrence sociale, afin d’éviter que les entreprises jouent sur les conditions de travail et d’emploi pour gagner des parts de marché. Fort heureusement, la fixation du salaire minimum, qui constitue sans aucun doute le plus puissant levier de dumping social, ne peut, y compris avec l’aval des partenaires sociaux de branche, échapper au jeu du principe de faveur (loi du 4 mai 2004).

Même si le projet de loi ne revient pas sur ce garde-fou essentiel (le président de la République avait d’ailleurs formellement exclu de toucher au salaire minimum), le risque de dumping social est patent lorsqu’on permet de définir, entreprise par entreprise (le fait qu’un accord collectif soit requis ne change rien sous cet angle), le coût des heures supplémentaires. Le cas de la branche du transport routier est emblématique : un accord de branche interdit actuellement aux entreprises de négocier des heures supplémentaires majorées au-dessous du taux légal de 25 % ; il pourra en être différemment demain.

Vu les enjeux sous-jacents, eu égard aux intérêts des salariés et des employeurs ainsi qu’aux conditions de la concurrence, comment ne pas regretter que la discussion parlementaire ait été escamotée, sur ce point comme sur les autres, par le recours au 49.3 ?

Pascal Lokiec

Professeur à l’université Paris Ouest Nanterre La Défense, où il codirige le master 2 Droit social et relations professionnelles. Il a publié Il faut sauver le droit du travail chez Odile Jacob (février 2015).

Auteur

  • Pascal Lokiec