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Le nouveau nerf de la guerre

Dossier | publié le : 03.05.2016 | Anne Fairise, Florence Puybareau

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Le nouveau nerf de la guerre

Crédit photo Anne Fairise, Florence Puybareau

Jusqu’alors réservée à une élite de futurs dirigeants, la gestion des talents se démocratise. Libérer les énergies et potentiels, offrir des opportunités de développement… la compétitivité serait à ce prix. Un vrai défi pour les RH.

Chez Siemens France, la liste des « talents » ne se résume plus à la trentaine de hauts potentiels repérés, chaque année, parmi les cadres de moins de 35 ans ultraperformants qui ont déjà franchi deux niveaux hiérarchiques et sont mobiles à l’international. De futurs dirigeants qui bénéficient d’un plan de développement et d’une carrière individualisés. Changement de pied depuis janvier : le talent désigne… chacun des 7 000 ingénieurs, techniciens ou administratifs. « Le message, c’est que chaque salarié peut évoluer, selon son investissement dans le travail, ses efforts, ses qualités ou aptitudes – quelque chose ressemblant à de la méritocratie – et selon son souhait de le faire. Chacun est acteur de sa carrière », note David-Alexandre Gava, chargé de la politique talents. En appui, Siemens met à disposition de nouveaux outils de développement. La plate-forme d’e-learning Learning 4 Everyone, par exemple, pour que chacun se forme à la finance, à l’anglais, à la bureautique.

Parcours moins fléché

Mais le spécialiste de l’automatisation a également élargi le vivier des salariés « à potentiel » à plusieurs centaines par pays. Désormais, les cadres désireux d’une carrière moins accélérée pourront aussi prétendre intégrer le cénacle, qu’ils soient managers, experts ou gestionnaires de projet. Comme ceux avides d’un parcours moins fléché, soucieux de changer de métier. Un process plus bottom-up qui marque un autre revirement. « Auparavant, le groupe décidait qui avait ou non du potentiel. Désormais, l’écoute du salarié vient en premier lieu. La motivation et le fait de se proposer sont des facteurs déterminants pour la réussite dans un nouveau poste », souligne David-Alexandre Gava. Un gage d’implication. Une nécessité, surtout, pour la filiale française, qui anticipe un profond renouvellement de ses troupes du fait des départs à la retraite.

Siemens n’est pas le seul groupe à reconsidérer ses collaborateurs clés pour opérer la transformation qui lui permettra, demain, de rester compétitif. La concurrence accrue, les mutations technologiques accélérées et l’ubérisation de l’économie, qui bousculent les marchés et fragilisent les entreprises historiquement installées, ne sont pas étrangers à l’intérêt grandissant pour la « gestion des talents ». Elle ne cesse de gagner du terrain dans les préoccupations et les pratiques, constate l’ANDRH, auteure avec deux éditeurs (Féfaur et Cornerstone) d’un baromètre sur le sujet. En 2015, 71 % des sociétés sondées la considéraient comme « critique » pour leur performance économique, alors qu’elles n’étaient que 63 % à s’en préoccuper en 2013. Parmi les 60 % d’entreprises déclarant avoir mis en place une gestion des talents, deux sur trois l’avaient impulsée… depuis moins de cinq ans. Favoriser le développement de ses salariés, savoir détecter ceux qui font une différence au-delà des compétences maîtrisées, leur offrir des opportunités pour qu’ils trouvent la place à laquelle ils seront le plus performants : voilà le nouveau nerf de la guerre pour nombre de DRH qui rêvent, plus que jamais, d’agilité dans l’organisation, d’innovation, voire de cocréation de valeur.

Libération à tous les niveaux

« La vision élitiste d’une gestion des talents réservée aux cadres dirigeants et aux hauts potentiels est en train de voler en éclats. Les entreprises ont conscience qu’elles doivent libérer les énergies à chaque niveau de l’organisation. Le développement de la gestion par projets, qui bouscule les logiques verticales et hiérarchiques traditionnelles, y contribue », commente Philippe Burger, responsable capital humain au cabinet Deloitte. Le modèle de Google, qui mise sur les points forts et les potentiels de chaque salarié, est dans toutes les têtes. Le géant du Web permet à ses ingénieurs de travailler, 10 % de leur temps, à des idées en marge de leur cœur de métier et, pendant 20 %, d’élargir le projet sur lequel ils travaillent au quotidien vers d’autres champs définis par eux-mêmes.

Effet de mode ? Pas pour Odile Pellier, animatrice de la commission talent management de l’ANDRH, créée en 2008, qui voit aussi dans cet engouement une réponse pragmatique des DRH. Car faire toute sa carrière dans la même entreprise n’est plus un horizon. « Moins d’employeurs peuvent tenir cette promesse. Les salariés ne sont pas dupes et les nouvelles générations n’en rêvent plus. C’est en offrant des opportunités d’apprentissage et de développement adaptées à chacun que les entreprises attireront les jeunes et retiendront leurs salariés », assure la chargée de développement RH de Diagnostica Stago.

Le nouveau contexte réglementaire issu de la loi sur la formation de 2014 va accélérer le mouvement, pronostique Geoffroy de Lestrange, directeur marketing chez Cornerstone. Puisque les entreprises sont désormais obligées d’organiser, tous les deux ans, des entretiens professionnels individuels dédiés aux perspectives d’évolution et de proposer des actions de formation ou des progressions de carrière. À défaut, les sanctions financières tomberont ! « On passe d’une obligation de moyens à une obligation de résultat. La formation à la française va devenir ce qu’elle aurait toujours dû être : une partie intégrante de la gestion des talents », commente-t-il. Inutile, cependant, de rechercher un modèle type de gestion des talents. Il n’existe pas. Pas plus qu’il n’y a une définition unique du terme « talent ».

Le concept est à géométrie variable selon les entreprises, leur culture, leur organisation et leurs besoins. Quand Siemens qualifie de talents tous ses salariés, beaucoup réservent le vocable aux seules élites (voir encadré). « Les talents, rarement définis dans les organisations, renvoient à des profils divers. Le terme désigne souvent les plus performants et les « hauts potentiels » futurs dirigeants – une population connue depuis plus de vingt ans. Leur gestion s’apparente à une sorte de GPEC d’une population jugée stratégique. Beaucoup d’entreprises se réclament d’un talent management sans avoir véritablement changé leurs pratiques », note Christophe Falcoz, professeur associé à l’IAE de Lyon.

C’est parfois même une façon de renommer la GRH elle-même. Comme dans cette entreprise lyonnaise de transport de colis qui vient de se doter d’une direction de la gestion des talents, englobant à la fois la GPEC, la diversité, le recrutement et… l’organisation du travail. Logique, pour l’enseignant-chercheur : « Le talent est une caractéristique de la personne qui s’exprime dans un certain environnement. Il faut créer les conditions de son émergence par des situations de travail stimulantes et où le salarié retrouve de l’autonomie. »

Proximité, écoute

À défaut de mode d’emploi précis, reste quelques principes bien établis. Les référentiels de compétences bien uniformisées doivent être mis de côté. Comme les idées préconçues d’évolution qu’ils suggèrent. Ce sont les caractéristiques propres, le potentiel, les originalités du salarié qui seront recherchés et inspireront les parcours. « La question à se poser n’est plus “comment le collaborateur peut atteindre le résultat fixé par le référentiel ?” mais “quel est le point fort qu’il doit développer et exprimer pour apporter un résultat qui deviendra une plus-value pour l’organisation ?” » martèle Cécile Dejoux, professeure des universités au Cnam et coauteure de la Gestion des talents (éditions Dunod, 2015). L’occasion, lors de recrutements internes ou externes, de bousculer la préférence très franco-française pour le diplôme et de s’ouvrir à plus de diversité. Être à l’écoute, connaître au plus près le parcours professionnel et les désirs d’évolution est aussi essentiel pour être capable d’interagir. Orange s’y emploie, depuis l’an passé, avec ses 1 200 cadres stratégiques. L’opérateur leur a proposé de synchroniser leur profil LinkedIn avec celui de carrière interne. Ils peuvent y noter une réalisation à tout moment ou marquer leur intérêt pour une mission. De quoi, pour l’entreprise, être renseignée au mieux sur l’évolution des compétences et les aptitudes et analyser en permanence le parcours.

Donner un feedback régulier, sortir des rythmes prédéterminés de changement de poste pour accorder du temps… La gestion des talents change radicalement la posture du praticien RH et du manager de terrain, qui en sont les pivots. Et qui constituent sans doute les premiers talents à détecter ! Ce n’est pas le moindre des défis pour la fonction RH, appelée à sortir des process pour remettre les mains dans le cambouis et retrouver ses fondamentaux.

A. F.

Talents, la guerre… des mots

Drôle de revirement sémantique ! Quand les consultants de McKinsey ont alerté, en 2000, sur la future « guerre des talents » que les entreprises ne manqueraient pas de se livrer dans un contexte de « rareté des ressources » et d’hypercompétition, ils désignaient les dirigeants d’entreprise. Le terme a, depuis, fait florès, happé par le marketing RH chargé de construire les « marques employeur ». Les candidats ? Tous des talents qu’il convient de séduire. Les collaborateurs ? Tous des talents qu’il convient de fidéliser. Malgré ce discours très en vogue sur l’importance du capital humain, tous ne bénéficient pas d’opportunités de développement individualisé et d’une gestion de carrière sur mesure. Celles-ci restent réservées aux salariés jugés stratégiques pour le business. « Les entreprises ont une conscience accrue qu’il y a des personnes clés à tous les niveaux de la hiérarchie. Mais les investissements importants en matière de développement des hommes se concentrent sur le haut de la pyramide », reconnaît Xavier Bonduelle, président de l’Institut du management des ressources humaines. L’ANDRH ne dit pas autre chose dans son baromètre : les politiques de gestion des talents visent à 69 % les salariés « ayant la capacité à exercer les plus hautes responsabilités » ou « à prendre des postes de direction ». Même lorsqu’il désigne les cadres, le vocable est mouvant. Selon un benchmark réalisé début 2016 par La Poste auprès de 13 groupes du CAC 40, un tiers considèrent tous leurs cadres comme des talents, les autres se limitent aux hauts potentiels. Seulement 6 à 13 % des cadres…

Auteur

  • Anne Fairise, Florence Puybareau