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Le Web 2.0, porte-voix du travail

À la une | publié le : 03.05.2016 | Manuel Jardinaud

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Le Web 2.0, porte-voix du travail

Crédit photo Manuel Jardinaud

Le hashtag #OnVautMieuxQueCa le montre depuis des semaines. Les réseaux sociaux offrent une formidable caisse de résonance aux témoignages sur le vécu du travail. Leur force : permettre l’expression d’une parole libre et personnelle qui ne trouve pas sa place ailleurs.

Une étincelle, puis une traînée de poudre. En ce 24 février 2016, la fronde contre l’avant-projet de loi El Khomri, qui vise à réformer le Code du travail, commence à prendre de l’ampleur. Une pétition demandant le retrait du texte, lancée par la militante Caroline de Haas une dizaine de jours plus tôt, réunit déjà plusieurs centaines de milliers de signatures. Ce jour-là, 12 youtubeurs issus d’horizons différents, dont les chaînes totalisent 530 000 abonnés, font une entrée fracassante dans le débat. Dans une vidéo ils proposent aux internautes, jeunes et moins jeunes, salariés ou chômeurs, de réagir à la future loi en témoignant de leurs conditions de travail et de leur expérience de l’entreprise.

Chacun y va de sa proposition. Le collectif Osons causer incite à raconter « ce moment où on s’est mis à te parler comme à un gosse » ; Hacking social évoque « quand tu t’es retrouvé tout seul pour faire le boulot de trois personnes » ; Buffy Mars parle de « la fois où t’as cru péter les plombs ». Le mouvement #OnVautMieuxQueCa, expression clé de ralliement sur les réseaux sociaux, est lancé. La parole est, sinon libérée, du moins provoquée. Elle ne va pas se tarir durant un mois, au cours duquel la vidéo sera visionnée 273 000 fois.

Une page Facebook agrégeant des témoignages, et suscitant des milliers de commentaires, ainsi qu’un site les regroupant au fil de l’eau viennent bientôt compléter un dispositif qui, s’il perd en spontanéité, conserve toute sa force. Comme ce témoignage, anonyme : « Quand on te demande d’être autoentrepreneur pour un contrat en CDD parce que ça exempte l’entreprise de cotisations. » Ou celui d’une certaine Magali : « Quand tu annonces ta grossesse à ton employeur et qu’il te dit qu’il parviendra à te faire démissionner avant ton congé… » Des tranches de vie en 140 signes qui disent la violence du monde du travail.

Blogs et Facebook.

Parler du travail sur le Web n’est pas nouveau. Au tournant des années 2000, l’émergence des blogs provoque la création de contenus personnels, souvent anonymes, qui racontent la vie en entreprise. Avec des fortunes diverses puisque certains, très lus, entraînent le licenciement de leurs auteurs, accusés de manquer de loyauté envers leur employeur. Ce fut par exemple le cas, en décembre 2005, de Lenwë Calanor, pseudonyme énigmatique d’un DRH d’une filiale d’un groupe international, qui croquait de manière acide la vie de sa société. Le lancement de Facebook, en 2004, puis sa popularisation rapide parachèvent ce mouvement où salariés et chômeurs trouvent un espace d’expression, plus ou moins grand public selon les critères de confidentialité, pour évoquer leurs conditions de travail ou leur recherche d’emploi. Avec parfois des conséquences malheureuses… Comme pour ces trois salariés de la SSII Alten, licenciés en 2008 après avoir vertement critiqué leur hiérarchie lors d’une discussion en ligne.

La séquence de #OnVautMieuxQueCa se révèle, en quelque sorte, le prolongement à grande échelle de ces étapes successives qui ont créé un appel d’air pour des actifs en mal de reconnaissance. « Entre la vidéo des youtubeurs, qui incitent les internautes à s’exprimer sur le travail, et la pétition, plusieurs fronts numériques ont été ouverts en même temps. D’où ce succès fulgurant », analyse Romain Badouard, maître de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’université de Cergy-Pontoise. Mi-mars, il avait recensé plus de 250 000 tweets, dont une majeure partie consacrée aux conditions de travail, à la précarité et aux difficultés du marché de l’emploi. « Des paroles de souffrance ancrées dans le réel, dans le quotidien, qui seraient normalement restées invisibles », décrypte l’universitaire.

Partager son expérience.

Là se situe la force des réseaux sociaux : partir de l’expérience de chacun, la partager, la susciter. « Lorsqu’on est précaire, qu’on ne travaille pas dans une grande entreprise, aucune structure ne permet de recueillir cette parole. L’appel sur YouTube a donc été un déclencheur », analyse Aurélie Aubert, maître de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’université Paris 8. « Sur les réseaux sociaux, on parle de soi-même, on peut se mettre en scène. Cela croise souvent un engagement citoyen et des préoccupations individuelles », poursuit-elle. D’où cette alchimie créée par les youtubeurs, « qui ont touché juste en proposant de faire sortir cette parole ».

Dominique Méda, sociologue du travail et professeure à l’université Paris-Dauphine, n’est pas surprise par cet engouement. En 2012, elle avait supervisé une vaste enquête sur le sens du travail initiée pas Radio France. Des appels via les réseaux sociaux avaient été lancés pour recueillir des réponses à 80 questions fermées sur l’emploi, les salaires, l’engagement, l’intérêt du poste… « Nous avions récupéré plus de 3 000 témoignages, plus ou moins détaillés mais constituant une description assez précise de la dégradation des conditions de travail », se souvient-elle. Coauteure de Travailler au xxie siècle (éditions Robert Laffont, 2015), elle voit un lien entre 2012 et 2016 dans « cette envie des gens de s’emparer du sujet dès lors qu’on leur offre un canal pour l’exprimer. Là, une porte s’est manifestement ouverte ».

Un regard enthousiaste que ne partage pas Stéphane Olivesi, professeur à l’université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines. « Il existe un fort biais de la parole via les réseaux sociaux, en matière de tranche d’âge notamment. Ceux qui témoignent le plus sont plutôt jeunes et ont du temps pour le faire », prévient l’enseignant-chercheur. Qui met en garde : « On ne peut pas se servir de ce qui se dit via ces applications pour avoir une vision juste de la réalité du travail. » Spécialiste de la communication syndicale, il affirme que ces discours autour de la dégradation des conditions de travail sont anciens. Mais qu’ils étaient jusque-là surtout portés par les syndicats de salariés, même localement. Rien de révolutionnaire, donc. Ce que nuance Sophie Binet, secrétaire générale adjointe de la CGT Cadres. « Le vécu au travail est souvent un angle mort. La CGT l’a bien identifié, elle sait que c’est un enjeu pour elle de renforcer les interventions sur le sujet », assure la trentenaire.

Espace de com.

Bousculées par ces nouveaux canaux de communication, les entreprises ne sont pas restées inactives. Depuis une dizaine d’années, elles ont bien compris que le Web 2.0 représentait un formidable espace de communication, qu’elles devaient investir. Pour faire passer leurs messages, et ne pas laisser le champ libre aux salariés mécontents et à leurs représentants. Les grands groupes ont donc eux aussi investi massivement les réseaux sociaux. Et utilisent à dessein la parole de leurs salariés pour rencontrer le public. En les faisant chanter en play-back, si besoin. Comme en 2008, lorsque les lip dubs ont envahi la Toile. Une façon de jouer avec les codes d’authenticité propres aux plates-formes numériques.

Pour les employeurs, l’enjeu est central. Car leur réputation est souvent mise à rude épreuve, notamment via les sites de notation auxquels ils ne peuvent plus échapper. Ces derniers contribuent même parfois à influencer les pratiques managériales, tant la pression des internautes peut s’avérer forte. En ce sens, leurs préoccupations rejoignent celles des dirigeants politiques. Mais aussi celles des centrales syndicales, qui ne peuvent plus laisser de côté la parole individuelle qui s’exprime via les réseaux sociaux.

Pour ces organisations, qui ont un usage très limité, voire nul, des réseaux sociaux, le défi n’est pas mince. À l’image de la CGT, dont les outils sont totalement dépassés, les confédérations se cantonnent souvent à des pratiques classiques de tractage et de diffusion d’informations pour le moins institutionnelles. « Les réseaux sociaux ne sont pas des vecteurs de communication du monde syndical pour des raisons sociales et culturelles », confirme Stéphane Olivesi. La faute, notamment, à la sociologie des adhérents. Âgés et pas geeks pour deux sous, ceux-ci font peu usage des réseaux sociaux pour relayer la parole issue du terrain.

Un vide dans le dispositif de communication que reconnaît bien volontiers Sophie Binet : « Les contraintes des délégués syndicaux se sont amplifiées, les équipes sont absorbées par les négociations en entreprise. Il faut retrouver un équilibre pour mieux rapporter le quotidien et le vécu des salariés. » La CGT Cadres, en pointe Porte de Montreuil, tente de se mettre en ordre de marche depuis plusieurs mois. Afin de faciliter cette expression elle œuvre notamment à mettre en place des formations aux réseaux sociaux pour ses militants. Une dizaine de sessions sont programmées dans l’année, de quoi toucher une centaine de syndicalistes.

Cette nécessité pour les structures militantes de mieux tirer parti du Web 2.0 n’est pourtant pas perçue par tous. Rina Rajaonary, présidente de la Jeunesse ouvrière chrétienne, ne voit pas d’opposition entre une voix libre en dehors des organisations et le discours plus construit de ces dernières. « Ce mouvement a permis à des milliers de gens de s’exprimer sur la place que prend le travail dans leur vie. Nous ne pouvons que nous en réjouir. Mais notre parole à nous est plus écrite, même si elle peut être moins visible. » Aveu de faiblesse ou réelle stratégie ? « L’instantanéité, c’est formidable, mais notre travail, c’est d’expliquer, de développer un esprit critique », complète la jeune militante pour justifier la faible implantation des organisations sur les réseaux sociaux. « Les syndicats accompagnent… ceux qu’ils peuvent accompagner », traduit Stéphane Olivesi. C’est-à-dire une minorité de travailleurs, au vu de leurs maigres moyens. De quoi laisser un large boulevard au Web 2.0 pour bouleverser encore la manière de communiquer sur le travail.

“J’utilise la force de l’image” Anna Bosc-Molinaro ex-employée d’accueil à la cinémathèque française

Un plan-séquence de treize minutes. Ce 31 janvier 2016, Anna Bosc-Molinaro, 22 ans, met en ligne son témoignage d’ex-salariée d’un sous-traitant de la Cinémathèque de Paris. Durant trois ans, à l’accueil ou en caisse, l’étudiante en cinéma a enchaîné les contrats à la semaine, parfois à la journée. Une grève, une diminution des heures de travail, une formation annulée… L’intéressée finit par ne plus avoir de nouvelles de son employeur. Sur la Toile, ses paroles disent son amour de ce lieu dédié au 7e art. Ainsi que les vexations, les brimades, l’irrespect de la société City One qui gère le personnel en contact avec le public. « L’impunité de cette entreprise m’était insupportable, j’ai décidé d’écrire au directeur de la Cinémathèque. Mais je souhaitais avoir une portée plus militante et politique, alors j’ai utilisé la force de l’image », explique la jeune femme. La viralité des réseaux sociaux fait le reste : sa vidéo est vue plus de 77 000 fois en deux mois et demi. Anna Bosc-Molinaro se dit consciente du risque qu’elle a pris, même en publiant son témoignage sous un pseudonyme. « En s’exposant, on touche encore plus les gens », affirme-t-elle. De fait, des salariés ou ex-employés de la société incriminée ont décidé de témoigner à leur tour de leurs conditions de travail, via un blog créé dans la foulée.

La vidéaste, elle, n’a jamais eu de réponse de son ancien employeur ni de la Cinémathèque. « Je garde néanmoins un sentiment de justice », sourit-elle. Comme après une catharsis nécessaire.

Critiquer sans dénigrer

Exprimer ses difficultés au travail via les réseaux sociaux est-il répréhensible par la justice ? Réponse complexe puisque cela dépend des propos tenus et du public touché. Dans le cas des témoignages exprimés via #onvautmieuxqueça, la majorité l’est sous couvert d’anonymat, sans citer un employeur en particulier. Le risque est donc limité. À ceci près que, sur la page Facebook dédiée, des personnes commentent librement, en leur nom, et racontent leurs propres expériences du travail. Sur une page ouverte à tous, cette pratique peut être répréhensible en cas d’injure, de diffamation ou de défaut de loyauté. Comme ce fut le cas en 2011 pour cette salariée, dont le licenciement a été confirmé après qu’elle a tenu sur le mur Facebook d’un ancien collègue, lui aussi licencié, des propos peu amènes – tels que « cette boîte de merde » – contre son employeur. La liberté d’expression est un droit. Dont il faut toutefois percevoir les limites.

“J’en avais gros sur la patate” Grégory Brion, cadre informatique

Grégory Brion n’est pas syndiqué. Ce qui ne l’empêche pas de suivre de près les témoignages postés via #OnVautMieuxQueCa. Ceux que je lisais émanaient de gens très précaires. Je voulais dire que les cadres aussi sont touchés par des difficultés au travail, j’en avais gros sur la patate », indique ce Rennais de 37 ans qui explique avoir été porté par ce mouvement. Mi-mars, alors au chômage, il allume sa webcam et, pendant trois heures, égrène des anecdotes de sa vie professionnelle : un salaire très inférieur à ses prétentions parce qu’il n’a « qu’un BTS », les remarques irrespectueuses d’un patron après qu’il a émis une critique anodine, la violente réaction de son supérieur lorsqu’il demande un fauteuil de bureau plus ergonomique… Du quotidien, certes. Mais du quotidien qui use. « Quand je vois tout ce que j’ai donné pour mon boulot et ce que j’ai vécu comme situations difficiles, cela m’a poussé à me mobiliser », s’exclame-t-il. Une fois montée, il poste sa vidéo sur le Web. Un joli succès : elle est vue plus de 7 000 fois. Une liberté de parole qu’il ne veut pas brider aujourd’hui, alors même qu’il vient de signer un nouveau CDI. « C’est mieux que mes employeurs connaissent ma personnalité, je préfère qu’ils sachent. »

Auteur

  • Manuel Jardinaud